Ceux qui ne l'aiment pas l'appellent « l'archange de la Terreur », et ceux qui l'aiment lui trouvent de la droiture, trouvent ses paroles tranchantes mais parfois très justes, et admirent son sang froid et sa bravoure. A 22 ans, quand commence la révolution en juillet 1789, il se lance dans la vie politique agitée de sa ville de province. A 25 ans, il se fait élire député à la Convention, où il devient un des proches de Robespierre. Un peu avant d'avoir 27 ans il se fait guillotiner. Quand il était député, il remplissait des carnets, dans lesquels il écrivait ses réflexions. Et si on ouvre ces carnets, on découvrira la Cité Idéale qu'il imaginait, décrite en détail : valeurs fondatrices, éducation, liens interpersonnels institutionnalisés, place des anciens, temples, fêtes, rituels de funérailles, institutionnalisation de la monnaie, de la propriété et de la domesticité, services publics, biens publics et pensions, punition des crimes et règlement des litiges, devoirs des dépositaires de l'autorité. Difficile de trouver les mots pour décrire cet idéal de vie en société, tout imprégné d'intransigeance et de bienveillance, de simplicité et d'adhésion à des valeurs traditionnelles. Pour se faire une idée il faut lire les carnets de Saint-Just, dont voilà quelques extraits.
Le bien commun
La question du bien général aujourd'hui peut être ainsi posée :
Il faut que tout le monde travaille et se respecte.
Si tout le monde travaille, l'abondance reprendra son cours ; il faudra moins de monnaie ; il n'y aura plus de vices publics. - Si tout le monde se respecte, il n'y aura plus de factions : les mœurs privées seront douces, et les mœurs publiques fortes. Alors, le citoyen jugeant de tout avec un sens droit, l'étranger [c'est à dire les monarchies européennes étrangères, les aristocrates, les ennemis de l'intérieur, qui menaçaient la révolution] n'aura plus l'initiative des jugements sur les choses et sur les personnes, et son influence passera au milieu de nous sans nous corrompre, et sera sentie d'abord.
J'ai dit que le travail et le respect civil étaient pour nous des vertus nécessaires. En effet, si nous continuons d'émettre autant de signes que nous l'avons fait par le passé, chacun à la fin se sentant assez opulent pour se dispenser du travail, vous verrez dépérir les cultures et les manufactures.
Quand Rome perdit le goût du travail et vécut des tributs du monde, elle perdit sa liberté.
On commence à voir aujourd'hui des citoyens qui ne travaillent que trois jours l'un. Autrefois, la noblesse, la cour remplissaient les spectacles : celle-ci est bannie, l'autre est peu nombreuse ; et cependant les spectacles présentent le même luxe. Quels sont donc ceux qui l'étalent, si ce ne sont ceux qui travaillaient autrefois ?
La république ne doit-elle donc exister que dans la tribune aux harangues et dans la charte de nos lois ? La monarchie restera-t-elle dans l'état civil ?
Quant au respect, celui-là seul y peut manquer qui ne peut s'estimer lui-même. L'étranger l'a fait disparaître pour altérer la piété républicaine. Il a voulu qu'on n'eût la force ni de se haïr ni de s'aimer, mais que l'on se méprisât et que l'on se craignît. Par là, l'étranger établit un principe de jalousie entre les citoyens ; par là, il ruina la garantie de la vertu même, en brisant l'obstacle qui eût empêché de la flétrir.
Le jour où le respect civil sera banni, et l'illusion de la vertu flétrie, la liberté ne sera plus.
L'Europe n'a plus aujourd'hui qu'un moyen de nous perdre, c'est de nous ôter le travail et le respect des gens de bien.
Malheur aux peuples chez lesquels la législation et l'autorité s'affaibliraient à ce point, que le travail et le respect civil s'y perdissent !
La vie en collectivité
L'éducation
Les enfants appartiennent à leur mère jusqu'à cinq ans, si elle les a nourris, et à la république ensuite, jusqu'à la mort.
La mère qui n'a point nourri son enfant a cessé d'être mère aux yeux de la patrie. Elle et son époux doivent se représenter devant le magistrat pour y répéter leur engagement, ou leur union n'a plus d'effets civils.
L'enfant, le citoyen, appartiennent à la patrie. L'instruction commune est nécessaire. La discipline de l'enfance est rigoureuse.
On élève les enfants dans l'amour du silence et le mépris des rhéteurs. Ils sont formés au laconisme du langage. On doit leur interdire les jeux où ils déclament, et les accoutumer à la vérité simple. Les enfants ne jouent que des jeux d'orgueil et d'intérêt ; il ne leur faut que des exercices.
Les enfants mâles sont élevés, depuis cinq jusqu'à seize ans, par la patrie.
Il y a des écoles pour les enfants depuis cinq ans jusqu'à dix. Elles sont à la campagne. Il y en a dans chaque section et une dans chaque canton.
Il a des écoles pour les enfants depuis dix jusqu'à seize ans. Il y en a une dans chaque section et une dans chaque canton.
Les enfants, depuis cinq ans jusqu'à dix, apprennent à lire, à écrire, à nager.
On ne peut frapper ni caresser les enfants. On leur apprend le bien, on les laisse à la nature.
Celui qui frappe un enfant est banni.
Les enfants sont vêtus de toile dans toutes les saisons. Ils couchent sur des nattes et dorment huit heures.
Ils sont nourris en commun et ne vivent que de racines, de fruits, de légumes, de laitage, de pain et d'eau.
Les instituteurs des enfants, depuis cinq ans jusqu'à dix, ne peuvent avoir moins de soixante ans, et sont élus par le peuple parmi ceux qui ont obtenu l'écharpe de la vieillesse.
L'éducation des enfants, depuis dix jusqu'à seize ans, est militaire et agricole.
Ils sont distribués en compagnies de soixante. Six compagnies forment un bataillon. Les instituteurs nomment, tous les mois, le chef parmi ceux qui se sont le mieux conduits.
Les enfants d'un district forment une légion. Ils s'assemblent tous les ans, au chef-lieu, le jour de la fête de la jeunesse. Ils y campent et y .font tous les exercices de l'infanterie, dans des arènes préparées exprès.
Ils apprennent aussi les manœuvres de la cavalerie et toutes les évolutions militaires.
Ils apprennent les langues.
Ils sont distribués aux laboureurs, dans le temps des moissons.
Depuis seize jusqu'à vingt et un ans, ils entrent dans les arts et choisissent une profession qu'ils exercent chez les laboureurs, dans les manufactures, ou sur les navires.
Tous les enfants conserveront le même costume jusqu'à seize ans ; depuis seize jusqu'à vingt et un ans, ils auront le costume d'ouvrier ; depuis vingt et un jusqu'à vingt-cinq, celui de soldat, s'ils ne sont point magistrats.
Ils ne peuvent prendre le costume des arts qu'après avoir traversé, aux yeux du peuple, un fleuve à la nage, le jour de la fête de la jeunesse.
Depuis vingt et un ans jusqu'à vingt-cinq, les citoyens non magistrats entreront dans la milice nationale, mariés ou non.
Les instituteurs des enfants, jusqu'à seize ans, sont choisis par les directoires des districts, et confirmés par la commission générale des arts nommée par le gouvernement.
Les laboureurs, les manufacturiers, les artisans, les négociants sont instituteurs.
Les jeunes hommes de seize ans sont tenus de rester chez les instituteurs jusqu'à vingt et un ans, à peine d'être privés du droit de citoyen pendant leur vie.
Il y a, dans chaque district, une commission particulière des arts, qui sera consultée par les instituteurs et donnera des leçons publiques.
Les écoles seront dotées d'une partie des biens nationaux.
Ce serait peut-être une sorte d'instruction propre aux Français, que des sociétés d'enfants, présidées par un magistrat qui indiquerait les sujets à traiter et dirigerait les discussions, de manière à former le sens, l'âme, l'esprit et le cœur.
Les filles sont élevées dans la maison maternelle.
Dans les jours de fête, une vierge ne peut paraître en public, après dix ans, sans sa mère, son père, ou son tuteur.
Le lien d'amitié
Tout homme âgé de vingt et un ans est tenu de déclarer dans le temple quels sont ses amis. Cette déclaration doit être renouvelée, tous les ans, pendant le mois de ventôse.
Si un homme quitte un ami, il est tenu d'en expliquer les motifs devant le peuple dans les temples, sur l'appel d'un citoyen ou du plus vieux ; s'il le refuse, il est banni.
Les amis ne peuvent écrire leurs engagements ; ils ne peuvent plaider entre eux.
Les amis sont placés les uns près des autres dans les combats.
Ceux qui sont restés unis toute leur vie sont renfermés dans le même tombeau.
Les amis porteront le deuil l'un de l'autre.
Le peuple élira les tuteurs des enfants parmi les amis de leur père.
Si un homme commet un crime, ses amis sont bannis.
Les amis creusent la tombe, préparent les obsèques l'un de l'autre ; ils sèment les fleurs avec les enfants sur la sépulture.
Celui qui dit qu'il ne croit pas à l'amitié, ou qui n'a point d'amis, est banni.
Un homme convaincu d'ingratitude est banni.
Le mariage
L'homme et la femme qui s'aiment sont époux. S'ils n'ont point d'enfants, ils peuvent tenir leur engagement secret ; mais si l'épouse devient grosse, ils sont tenus de déclarer au magistrat qu'ils sont époux.
Nul ne peut troubler l'inclination de son enfant, quelle que soit sa fortune.
Il n'y a de communauté qu'entre les époux : ce qu'ils apportent, ce qu'ils acquièrent, entre dans la communauté. Ils ne s'unissent point par un contrat, mais par tendresse ; l'acte de leur union ne constate que leurs biens mis en commun sans aucune clause.
S'ils se séparent, la moitié de la communauté leur appartient ; ils la partagent également entre eux.
L'autre moitié appartient aux enfants ; s'il n'y a point d'enfants, elle appartient au domaine public.
Les époux sont tenus de faire annoncer leur divorce trois mois avant dans le temple.
À l'instant, l'officier public fait nommer des tuteurs aux enfants. La communauté doit être divisée et les partages faits avant le divorce.
Le peuple nomme, dans les temples, un tuteur aux enfants des époux séparés.
Tout engagement pris séparément par les époux est nul.
Les dettes de la communauté sont payées sur la portion des époux s'ils se séparent. Si l'un des deux époux meurt, les dettes sont payées en commun par les enfants et par celui des époux qui survit.
Les époux qui n'ont point eu d'enfants pendant les sept premières années de leur union, et qui n'en ont point adopté, sont séparés par la loi et doivent se quitter.
Les fêtes
Le peuple français reconnaît l'Être suprême et l'immortalité de l'âme. Les premiers jours de tous les mois sont consacrés à l'Éternel.
Tous les cultes sont également permis et protégés. Mais, dans aucun des engagements civils, les considérations de culte ne sont permises, et tout acte où il est parlé de culte est nul.
Les temples publics sont ouverts à tous les cultes.
Les rites extérieurs sont défendus ; les rites intérieurs ne peuvent être troublés.
Le prêtre d'aucun culte ne peut paraître en public avec ses attributs, sous peine de bannissement.
L'encens fumera jour et nuit dans les temples publics et sera entretenu tour à tour, pendant vingt-quatre heures, par les vieillards âgés de soixante ans.
Les temples ne peuvent être fermés.
Le peuple français voue sa fortune et ses enfants à l'Éternel.
L'âme immortelle de ceux qui sont morts pour la patrie, de ceux qui ont été bons citoyens, qui ont chéri leur père et leur mère et ne les ont jamais abandonnés est le sein de l'Éternel.
L'hymne à l'Éternel est chanté par le peuple, tous les matins, dans les temples ; toutes les fêtes publiques commencent par elle.
Les lois générales sont proclamées solennellement dans les temples.
Le premier jour du mois germinal, la république célébrera la fête de la Divinité, de la nature et du peuple.
Le premier jour du mois floréal, la fête de la Divinité et de la victoire.
Le premier jour du mois messidor, la fête de la Divinité et de l'adoption.
Le premier jour du mois thermidor, la fête de la Divinité et de la jeunesse.
Le premier jour du mois fructidor, la fête de la Divinité et du bonheur.
Le premier jour du mois vendémiaire, la république célébrera dans les temples la fête de la Divinité et de la vieillesse.
Le premier jour du mois brumaire, la fête de la Divinité et de l'âme immortelle.
Le premier jour du mois frimaire, la fête de la Divinité et de la sagesse.
Le premier jour du mois nivôse, la fête de la Divinité et de la patrie.
Le premier jour du mois pluviôse, la fête de la Divinité et du travail.
Le premier jour du mois ventôse, la fête de la Divinité et des amis.
Tous les ans, le 1er floréal, le peuple de chaque commune choisira, parmi ceux de la commune exclusivement et dans les temples, un jeune homme riche, vertueux et sans difformité, âgé de vingt et un ans accomplis et de moins de trente, qui choisira et épousera une vierge pauvre, en mémoire de l'égalité humaine.
Il y aura des lycées qui distribueront des prix d'éloquence.
Le concours pour le prix d'éloquence n'aura jamais lieu par des discours d'apparat. Le prix d'éloquence sera donné au laconisme, à celui qui aura proféré une parole sublime dans un péril ; qui, par une harangue sage, aura sauvé la patrie, rappelé le peuple aux mœurs, rallié les soldats.
Le prix de la poésie ne sera donné qu'à l'ode et à l'épopée.
Les anciens.
Les hommes qui auront toujours vécu sans reproche porteront une écharpe blanche à soixante ans. Ils se présenteront à cet effet dans le temple, le jour de la fête de la vieillesse, au jugement de leurs concitoyens ; et, si personne ne les accuse, ils prendront l'écharpe.
Le respect de la vieillesse est un culte dans notre patrie. Un homme de l'écharpe blanche ne peut être condamné qu'à l'exil.
Les vieillards qui portent l'écharpe blanche doivent censurer, dans les temples, la vie privée des fonctionnaires et des jeunes hommes qui ont moins de vingt et un ans.
Le plus vieux d'une commune est tenu de se montrer dans le temple tous les dix jours, et d'exprimer son opinion sur la conduite des fonctionnaires.
Les citoyens s'assemblent dans les temples pour y examiner la vie privée des fonctionnaires et des jeunes hommes au-dessous de vingt et un ans ; pour y rendre compte de l'emploi de leur revenu, pour y déclarer leurs amis. C'est le plus âgé qui préside. On ne peut discourir longuement ; on ne peut déclamer ; on doit déclarer les faits précis, nus, par respect pour le lieu où l'on est et par respect pour l'égalité.
Celui qui frapperait ou injurierait quelqu'un dans les temples serait puni de mort.
Ceux qui ne sont pas membres du souverain se retirent des temples avant que l'on vote.
On n'écrit point ce qui se passe dans les temples.
Les fonctionnaires accusés dans les temples par les vieillards n'y peuvent parler ; mais leur réponse, écrite par eux-mêmes, est lue avec décence par un de leurs amis ; et, sans discussion, le peuple prononce si le renvoi devant les tribunaux criminels aura lieu ou non. S'ils sont convaincus de mauvaise vie, ils sont bannis.
Tout ce qui tendrait à rendre leurs mœurs féroces ou molles doit être censuré dans les temples ; mais on n'y doit nommer ni censurer personne qui ne soit revêtu de l'autorité, ou qui ne soit âgé de vingt et un ans.
Les femmes ne peuvent être censurées.
Celui qui censurerait nominativement quelqu'un, hors les cas prescrits par la loi, serait banni sur la demande de la personne intéressée devant les tribunaux.
Les funérailles.
Les funérailles des citoyens sont solennelles et accompagnées d'un magistrat.
Les rites des différents cultes seront respectés.
Il y a un petit champ donné à chaque famille pour les sépultures.
Les cimetières sont de riants paysages ; les tombes seront couvertes de fleurs, semées tous les ans par l'enfance.
Les enfants sans reproche placent au-dessus de la porte de leur maison l'image de leur père et de leur mère.
Il faut que le respect des morts soit un culte, et qu'on croie que les martyrs de la liberté sont les génies tutélaires du peuple, et que l'immortalité attend ceux qui les imitent.
Celui qui outrage les sépultures est banni.
L'activité économique
L'argent
Il n'est guère de gouvernement qui puisse résister aux vices de son système économique. Les monnaies ont, dans tout État, une souveraine influence : le peu d'attention que nous y avons fait doit avoir nourri, chez les ennemis de la Révolution française, l'espérance de la voir un jour s'absorber. Nos victoires ont moins porté d'effroi dans l'Europe que n'y en porteraient soudain un sage plan d'économie et un système monétaire d'une exécution simple.
Je n'entends point, par un système monétaire, des coins nouveaux, de nouvelles dénominations de valeurs. Ces choses ont leur prix, mais n'appartiennent point à ce sujet.
Il s'agit de rendre à l'avenir impossible ou très difficile la falsification des monnaies et de découvrir sur-le-champ les fausses monnaies qui circulent. Il s'agit de simplifier le système et la perception des tributs, en les proportionnant aux profits des citoyens. Il s'agit d'ôter de la perception la dureté du fisc. Un gouvernement libre doit s'expliquer sincèrement et généreusement avec le peuple.
Jamais on n'a plus senti qu'aujourd'hui la nécessité des finitions nettes, surtout en finances : car, depuis la Révolution, toutes les idées d'économie ont été vues au travers d'un prisme.
Je vais donc essayer de marquer la progression des erreurs d'économie qui nous sont venues, soit des périls pressants, soit des insinuations étrangères, et quelle a été leur influence sur les mœurs.
En 1789, le numéraire se trouva resserré, soit par la cour qui conspirait, soit par la faute des riches particuliers qui projetaient leur émigration. Les banques transportèrent au-dehors et le commerce et les valeurs du crédit français.
Il se fit dans l'économie une révolution non moins étonnante que celle qui survint dans le gouvernement : on y fit moins d'attention. Les monnaies étaient resserrées, les denrées le furent aussi : chacun voulut mettre à l'abri ce qu'il possédait. Cette défiance et cette avarice ayant détruit tous les rapports civils, il n'exista plus, un moment, de société ; on ne vit plus de monnaie.
L'avarice et la défiance, qui avaient produit cet isolement de chacun, rapprochèrent ensuite tout le monde, par une bizarrerie de l'esprit humain. Je veux parler de cette époque où le papier-monnaie remplaça les métaux qui avaient disparu.
Chacun craignant de garder les monnaies nouvelles et d'être surpris par un événement qui les eût annulées se pressa de les jeter en circulation. Le commerce prit tout à coup une activité prodigieuse, qui s'accrut encore par l'empressement de tous ceux qui avaient été remboursés à convertir leurs fonds en magasins.
Comme le commerce n'avait pris vigueur que par la défiance et la perte du crédit ; comme on cessa de tirer de l'étranger, et que le change fut tourné contre nous, l'immense quantité de signes qu'on avait émis, et qui augmenta tous les jours, ne se mesura plus que contre les denrées qui se trouvaient sur le territoire. On accapara les denrées, on en exporta chez l'étranger pour des valeurs immenses ; on les consomma, elles devinrent rares, et les monnaies s'accumulèrent et perdirent de plus en plus.
Chacun, possédant beaucoup de papier, travailla d'autant moins, et les mœurs s'énervèrent par l'oisiveté. La main-d'œuvre augmenta avec la perte du travail. Il y eut en circulation d'autant plus de besoins et d'autant moins de choses, qu'on était riche et qu'on travaillait peu. Les tributs n'augmentèrent point ; et la république, entraînée dans une guerre universelle, fut obligée de multiplier les monnaies pour subvenir à d'énormes dépenses.
La vente des domaines nationaux et les tributs étaient le seul écoulement des monnaies ; mais il rentrait trente millions par mois, et l'on en émettait trois ou quatre cents. Ainsi, le signe perdant de son prix de mois en mois, les annuités n'étaient point acquittées par des capitaux, ni l'économie soulagée par leur extinction ; mais les annuités étaient acquittées par la seule redevance du bien. Alors, l'État, qui vendait les fonds, ne se trouva plus assez riche pour en acheter les produits. Celui qui avait acheté à l'État un arpent de terre six cents livres lui vendit trois cents livres son produit, au lieu de trente livres, au pied de cinq pour cent. Cette ingratitude envers la patrie, qui avait amené l'État à acheter les produits plus cher qu'il n'avait vendu les fonds, contraignit d'user de lois pénales.
L'étranger, de vicissitudes en vicissitudes, nous avait conduits à ces extrémités : lui-même il en suggéra le remède. La première idée des taxes est venue du dehors, apportée par le baron de Batz : c'était un projet de famine. Il est très généralement reconnu aujourd'hui dans l'Europe que l'on comptait sur la famine pour exciter le courroux populaire, sur le courroux populaire pour détruire la Convention, et sur la dissolution de la Convention pour déchirer et démembrer la France.
Ouvrez l'histoire, et voyez quel fut partout l'effet des taxes. Julien l'empereur, ayant taxé les denrées à Antioche, y excita une affreuse famine. Pourquoi ? Non parce que la loi des taxes était mauvaise, mais parce que les hommes étaient avares. Et ce qui fait que tout le monde achète sans frein, lorsque tout est taxé, et ce qui fait que personne ne veut vendre, et ce qui fait que l'on vend cher, tout cela dérive de la même avarice et corruption.
La circulation des denrées est nécessaire, là où tout le monde n'a pas de propriété et de matières premières. Les denrées ne circulent point là où l'on taxe. Si vous taxez, sans que les mœurs soient réformées, l'avarice s'ensuit. Pour réformer les mœurs, il faut commencer par contenter le besoin et l'intérêt ; il faut donner quelques terres à tout le monde.
Il faut, par la même raison, un domaine et des revenus publics en nature.
Je défie que la liberté s'établisse, s'il est possible qu'on puisse soulever les malheureux contre le nouvel ordre de choses ; je défie qu'il n'y ait plus de malheureux, si l'on fait en sorte que chacun ait des terres.
Là où il y a de très gros propriétaires, on ne voit que des pauvres : rien ne se consomme dans les pays de grande culture.
Un homme n'est fait ni pour les métiers, ni pour l'hôpital, ni pour des hospices ; tout cela est affreux. Il faut que l'homme vive indépendant, que tout homme ait une femme propre et des enfants sains et robustes ; il ne faut ni riches ni pauvres.
Un malheureux est au-dessus du gouvernement et des puissances de la terre ; il doit leur parler en maître... Il faut une doctrine qui mette en pratique ces principes, et assure l'aisance au peuple tout entier.
L'opulence est une infamie ; elle consiste à nourrir moins d'enfants naturels ou adoptifs qu'on n'a de mille livres de revenu.
Il faut tirer les assignats de la circulation, en mettant une imposition sur tous ceux qui ont régi les affaires et ont travaillé à la solde du Trésor public.
Il faut détruire la mendicité par la distribution des biens nationaux aux pauvres.
[...]
Aujourd'hui que la nature et la sagesse ont repris leurs droits, et que la vérité a retrouvé des oreilles sensibles, c'est à l'amour de la patrie de faire entendre sa voix austère. L'état où nous sommes est précaire ; nous dépensons comme le prodigue insensé. Trois cents millions émis chaque mois par le Trésor public n'y rentrent plus, et vont détruire l'amour du travail et du désintéressement sacré qui constitue la république.
Combien ne doit-il pas exister de riches, puisqu'il y a en circulation quatre fois plus de signes qu'autrefois ? Combien trois ou quatre cents millions émis par mois ne jettent-ils point de corruption dans la société ?
Ce système de finances pourrait faire fleurir une monarchie ; mais il doit perdre toute république.
Aussi bien, quelque respect que le peuple m'inspire, je ne puis m'empêcher de censurer de nouvelles mœurs qui s'établissent. Chaque jour, un grand nombre de citoyens quittent le métier de leurs pères et se livrent à la mollesse, qui rend la mémoire de la monarchie exécrable.
Quoi ! lorsque la patrie soutient une guerre terrible, lorsque douze cent mille citoyens versent leur sang, le Trésor public, par une masse énorme de monnaies nouvelles, nourrirait des dérèglements et des passions sans que personne retranchât rien de son avarice et de sa cruauté !
La liberté de ce discours attestera un jour la probité de ceux devant lesquels on pouvait s'exprimer ainsi. Mais on a trop longtemps fermé les yeux sur le désordre des finances, qui entraîne celui des mœurs.
Il ne vous reste qu'un pas à faire, pour vous montrer avec tout l'ascendant qui doit maîtriser les ennemis de la république : c'est de rendre votre commerce et votre économie indépendants de l'influence d'inertie de ces mêmes ennemis.
Voici donc le but qu'il nous semble qu'on pourrait se proposer d'atteindre :
l° Rendre impossible la contrefaçon des monnaies ;
2° Asseoir équitablement les tributs sur tous les grains, sur tous les produits, par un moyen facile, sans fisc, sans agents nombreux ;
3° Lever tous les tributs, en un seul jour, sur toute la France ;
4° Proportionner les dépenses de l'État à la quantité de signes en circulation nécessaire aux affaires particulières ;
5° Empêcher tout le monde de resserrer les monnaies, de thésauriser et de négliger l'industrie, pour vivre dans l'oisiveté ;
6° Rendre le signe inaliénable à l'étranger ;
7° Connaître invariablement la somme des profits faits dans une année ;
8° Donner à tous les Français les moyens d'obtenir les premières nécessités de la vie, sans dépendre d'autre chose que des lois, et sans dépendance mutuelle dans l'état civil.
L'héritage
L'hérédité est exclusive entre les parents directs. Les parents directs sont les aïeuls, le père et la mère, les enfants, le frère et la sœur.
Les parents indirects ne se succèdent point.
La république succède à ceux qui meurent sans parents directs.
[...]
La propriété et la domesticité
Tout propriétaire qui n'exerce point de métier, qui n'est point magistrat, qui a plus de vingt-cinq ans, est tenu de cultiver la terre jusqu'à cinquante ans.
Tout propriétaire est tenu, sous peine d'être privé du droit de citoyen pendant l'année, d'élever quatre moutons, en raison de chaque arpent de terre qu'il possède.
L'oisiveté est punie, l'industrie est protégée.
La république honore les arts et le génie. Elle invite les citoyens aux bonnes mœurs ; elle les invite à consacrer leurs richesses au bien public et au soulagement des malheureux, sans ostentation.
Tout citoyen rendra compte, tous les ans, dans les temples, de l'emploi de sa fortune.
Nul ne peut être inquiété dans l'emploi de ses richesses et dans ses jouissances, s'il ne les tourne au détriment d'un tiers.
Il n'y a point de domesticité ; celui qui travaille pour un citoyen est de sa famille et mange avec lui.
Nul ne mangera de chair le troisième, le sixième, le neuvième jour des décades.
Les enfants ne mangeront point de chair avant seize ans accomplis.
Sinon dans les monnaies, l'or et l'argent sont interdits.
Le domaine public
Le domaine et les revenus publics se composent des impôts, des successions attribuées à la république et des biens nationaux.
Il n'existera d'autre impôt que l'obligation civile de chaque citoyen, âgé de vingt et un ans, de remettre à un officier public, tous les ans, le dixième de son revenu et le quinzième du produit de son industrie.
Le tableau des paiements sera imprimé et affiché toute l'année.
Le domaine public est établi pour réparer l'infortune des membres du corps social.
Le domaine public est également établi pour soulager le peuple du poids des tributs dans les temps difficiles.
La vertu, les bienfaits et le malheur donnent des droits à une indemnité sur le domaine public. - Celui-là seul peut y prétendre, qui s'est rendu recommandable à la patrie par son désintéressement, son courage, son humanité.
La république indemnise les soldats mutilés, les vieillards qui ont porté les armes dans leur enfance, ceux qui ont nourri leur père et leur mère, ceux qui ont adopté des enfants, ceux qui ont plus de quatre enfants du même lit ; les époux vieux qui ne sont point séparés ; les orphelins, les enfants abandonnés, les grands hommes ; ceux qui se sont sacrifiés pour l'amitié ; ceux qui ont perdu des troupeaux ; ceux qui ont été incendiés ; ceux dont les biens ont été détruits par la guerre, par les orages, par les intempéries des saisons.
Le domaine public solde l'éducation des enfants, fait des avances aux jeunes époux et s'afferme à ceux qui n'ont point de terres
Les autorités
Les contrats et le règlement des litiges.
Les contrats n'ont d'autres règles que la volonté des parties : ils ne peuvent engager les personnes.
Nul ne peut contracter qu'à vingt et un ans.
Nul ne peut contracter sans la présence de ses amis, ou le contrat est nul.
Le même contrat ne peut engager que deux personnes : s'il en engage plus, il est nul.
Ce sont les amis qui reçoivent les contrats.
Les procès sont vidés devant les amis des parties, constitués arbitres.
Celui qui perd son procès est privé du droit de citoyen pendant un an.
Toute obligation est écrite ou nulle. La loi ne fait pas le droit, le droit fait la loi.
Les crimes et leurs punitions.
Celui qui frappe quelqu'un est puni de trois mois de détention ; si le sang a coulé, il est banni.
Celui qui frappe une femme est banni.
Celui qui a vu frapper un homme, une femme, et n'a point arrêté celui qui frappait, est puni d'un an de détention.
L'ivresse sera punie ; celui qui, étant ivre, aura dit ou commis le mal sera banni.
Les meurtriers seront vêtus de noir toute leur vie, et seront mis à mort s'ils quittent cet habit.
Les magistrats, les fonctionnaires et les élus.
Il faut tracer et reconnaître tous les principes de la liberté par une déclaration particulière, qui soit, par rapport à la société, ce que les droits de l'homme sont par rapport au gouvernement.
II faut faire une instruction sur les mœurs, sur l'application du pouvoir, sur les devoirs et les droits réciproques et respectifs, sur le génie, le but de la Révolution, sur les idées qui constituent le bonheur d'un peuple libre.
La liberté est la garantie du citoyen par rapport à l'application des lois.
Tout citoyen, quel que soit son âge et son sexe, qui n'exerce aucune fonction publique, a le droit d'accuser devant les tribunaux criminels un homme revêtu d'autorité, qui s'est rendu coupable envers lui d'un acte arbitraire.
Les parties doivent s'expliquer en présence l'une de l'autre.
Si l'homme revêtu d'autorité est convaincu, le bannissement est prononcé contre lui, et la mort s'il rentre sur le territoire.
Si les tribunaux criminels refusent d'entendre le citoyen qui intentera plainte, il formera sa plainte dans le temple, devant le peuple, le jour de la fête de l'Être suprême ; et, si la cause, n'est point jugée trente jours après, le tribunal est puni par la loi.
L'insurrection est le droit exclusif du peuple et du citoyen. Tout étranger, tout homme revêtu de fonctions publiques, s'il la propose, est hors la loi, et doit être tué sur l'heure, comme usurpateur de la souveraineté, et comme intéressé aux troubles pour faire le mal ou pour s'élever.
Les insurrections qui ont eu lieu sous le despotisme sont toujours salutaires. Celles qui éclatent dans un État libre sont dangereuses quelquefois pour la liberté même, parce que la révolte du crime en usurpe les prétextes sublimes et le nom sacré. Les révoltes font aux États libres des plaies longues et douloureuses qui saignent tout un siècle.
Un député du peuple ne pourra être jugé que par un jury de vingt-six membres, tirés au sort parmi les députés, dont il récusera la moitié, afin de ne pas exposer la patrie à la merci d'un tribunal.
Si un député du peuple est condamné, il doit choisir un exil hors de l'Europe, pour épargner au peuple l'image du supplice de ses représentants.
L'armée.
C'est un devoir pour tous les Français de venger ceux qui sont morts avant eux dans la guerre contre la tyrannie. Si ce principe peut devenir l'esprit public, la république sera guerrière et indomptable.
Les garnisons françaises ne peuvent recevoir d'autres capitulations que de retourner dans leur patrie, et doivent périr plutôt que de se rendre prisonnières.
Un militaire ne peut jamais rentrer dans le lieu où il est né, s'il a quitté son rang dans un combat, s'il a perdu son arme, s'il a déserté, s'il a violé la discipline, s'il a murmuré des fatigues. Le père qui embrasserait son fils après sa lâcheté ne pourrait point porter l'écharpe de la vieillesse.
Un soldat, près duquel un autre soldat a été frappé d'une arme blanche, est déshonoré s'il revient du combat sans l'arme de celui qui a frappé son frère.
Un général en chef, blessé dans une bataille par une arme blanche, s'il ne l'a pas été en ralliant une troupe enfoncée, est destitué.
Le militaire qui insulte son chef ou lui désobéit, le chef qui insulte ou frappe son subordonné, sont punis de mort.
Un militaire qui vole ou commet une violence sur le territoire français est chassé de l'armée ; il est puni de mort si c'est en pays ennemi.
Nul ne peut quitter l'armée qu'à la fin de la guerre.
Les camps sont interdits aux femmes, sous peine de mort.
Un soldat a le droit de porter une étoile d'or sur son vêtement, à l'endroit où il a reçu des blessures ; les étoiles lui seront données par la patrie. S'il est mutilé ou s'il a été blessé au visage, il porte l'étoile sur le cœur.
Les noms des victoires seront inscrites au Panthéon, avec les traits de courage qui les auront signalées.
Il sera déposé dans le Panthéon des livres où seront également inscrits les noms de tous ceux de la génération présente qui ont concouru à la Révolution, et qui auront souffert ou seront morts pour elle.
On ne fera l'éloge des généraux qu'à la fin de la guerre.
Il faut entretenir, en temps de paix, huit cent mille hommes répartis dans toutes les places, et établir un système de mutations et de vicissitudes de garnisons, pour empêcher que l'esprit de paresse ne s'introduise dans l'armée, et pour que la république française soit redoutée de tous les gouvernements.