Par sa décision n° 2025-1147 QPC du 5 juillet 2025, le Conseil constitutionnel a censuré en totalité et sans effet différé le II de l’article L. 773-11 du code de justice administrative, dans sa rédaction issue de la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration.
Il s'agissait d'une disposition qui permettait au juge administratif de statuer sur la base d’éléments, en lien avec la prévention d’actes de terrorisme, que l'administration estimés relevés de la sûreté de l'État non communiqués aux parties, dans le cadre de contentieux relatifs à la sûreté de l’État, instaurant une forme de « justice noire », hors contradictoire, incompatible avec les exigences constitutionnelles et européennes du droit à un procès équitable.
Une disposition emblématique du glissement sécuritaire du contentieux administratif, désormais censurée.
1. Le régime juridique contesté : l’aveuglement imposé au justiciable
Comme le rappelle le point 8 de la décision du Conseil constitutionnel, ce régime procédural dérogatoire s’appliquait lorsque les décisions en cause étaient fondées sur des motifs en lien avec la prévention d’actes de terrorisme. C’est donc au nom de la lutte contre le terrorisme que le législateur avait instauré cette justice à huis clos, censée protéger les intérêts fondamentaux de la Nation.
Mais le champ d'application de cette procédure dérogatoire est large. Comme l’énumère le point 11, le II de l’article L. 773-11 CJA autorisait le juge administratif à statuer dans un grand nombre de contentieux sensibles. Comme le rappelle le point 11 de la décision, il s’appliquait aux décisions administratives suivantes :
- de dissolution d’association ou groupement de fait,
d’interdiction de sortie du territoire,
de contrôle administratif du retour sur le territoire national,
de fermeture de lieux de culte,
de mesure individuelle de contrôle administratif et de surveillance,
de gel des avoirs, d’interdiction administrative du territoire d’un citoyen de l’Union européenne ou d’un pays tiers,
de refus de visa de court ou long séjour,
de refus d’entrée à la frontière,
de refus ou de retrait de titre de séjour,
de refus ou de cessation du statut de réfugié ou de la protection subsidiaire, d’expulsion,
d’assignation à résidence en cas de report de l’éloignement,
d’opposition à l’acquisition de la nationalité française par mariage, ou de refus de l’acquisition ou de la réintégration dans la nationalité française en cas de crimes et délits.),
Ces mesures, particulièrement attentatoires aux droits et libertés des personnes en faisant l'objet, pouvaient donc être prises sans que les preuves invoquées par l’administration soient communiquées au justiciable. Le Conseil constitutionnel souligne, au point 12, que ces procédures sont susceptibles de porter atteinte à des libertés fondamentales :
« La liberté d’association, la liberté d’aller et de venir, la liberté de conscience, le libre exercice des cultes, le droit d’expression collective des idées et des opinions, le droit au respect de la vie privée et le droit d’asile. » (pt. 12)
Dans ces cas, le juge pouvait se fonder sur des éléments que l’administration estimait relever de la sûreté de l’État sans que :
1) leur existence même soit révélée aux parties ;
2) leur contenu soit communiqué, même partiellement ;
3) leur analyse soit soumise au débat contradictoire.
Autrement dit, des pans entiers de nos libertés fondamentales pouvaient être suspendus sur la base d’informations parfaitement invisibles pour le justiciable comme pour son avocat. Un procès fondé sur un dossier dont la défense ignore tout.
2. Une asymétrie procédurale radicale
Le Conseil constitutionnel, aux points 13 et 14, déconstruit méthodiquement cette rupture totale du contradictoire.
« D’une part, si ces dispositions imposent à l’administration d’exposer au juge, par un mémoire séparé, les raisons impérieuses qui s’opposent à ce que les éléments communiqués soient versés au débat contradictoire, elles ne prévoient pas que ces raisons soient portées à la connaissance du justiciable. »
Autrement dit, l’administration justifie le secret en secret, et le justiciable n’a même pas connaissance des raisons pour lesquelles il est privé d’accès à sa propre défense.
« D’autre part, elles imposent […] que la juridiction non seulement statue sans les soumettre au débat contradictoire et sans révéler leur teneur, mais en outre s’abstienne de révéler leur existence même dans sa décision. »
C’est là l’asymétrie maximale : le juge doit faire comme si ces éléments n’existaient pas, alors même qu’il s’en sert pour fonder sa décision. Le requérant ne sait ni que des preuves ont été versées, ni lesquelles, ni pourquoi il ne peut y avoir accès.
« Dans ces conditions, la personne peut se trouver privée de toute possibilité de connaître et, par conséquent, de contester les éléments ayant fondé la mesure administrative prise à son encontre. » (pt. 14)
« En outre, faute d’avoir connaissance de ce qui fonde la décision rendue par le juge, elle ne peut exercer utilement les voies de droit qui lui sont ouvertes. »
Le droit au recours devient purement théorique. Le contradictoire est anéanti, et avec lui toute garantie d’un procès équitable. La justice est rendue derrière un écran opaque, au nom d’une « sûreté de l’État » érigée en clause de style.
3. Une censure claire et sans appel
La censure prononcée repose sur un socle fondamental : l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Le Conseil constitutionnel rappelle avec force, au point 5, que :
« Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution. »
Et il en déduit que sont garantis par cette disposition :
le droit à un procès équitable,
les droits de la défense,
et le principe du contradictoire, qui en est le corollaire indispensable.
Ces garanties s’imposent pleinement à la procédure suivie devant le juge administratif. Comme l’expose le Conseil au point 6 :
« Elles impliquent en particulier la communication de l’ensemble des pièces du dossier à chacune des parties. Elles font en principe obstacle à ce qu’une décision juridictionnelle puisse être rendue sur la base d’éléments dont une des parties n’a pas pu prendre connaissance et qu’elle n’a pas été mise à même de contester. »
Autrement dit : pas de procès équitable sans transparence, pas de défense sans accès aux preuves, pas de justice sans contradiction.
En écartant ces principes, le II de l’article L. 773-11 CJA instaurait une rupture constitutionnelle, que le Conseil ne pouvait tolérer. Il juge, au point 15, que le législateur :
« n’a pas opéré une conciliation équilibrée entre les exigences constitutionnelles ».
La censure est donc totale, immédiate, et sans modulation dans le temps.
Le Conseil rejette ainsi tout “angle mort procédural” dans la justice administrative, même en matière de renseignement ou de lutte contre le terrorisme.
4. Une victoire pour le droit à un procès équitable
Cette décision redonne souffle à un principe fondamental : nul ne peut être jugé sans avoir accès aux preuves qui lui sont opposées. Même dans les contentieux liés à la sécurité nationale ou au renseignement, la justice ne peut s’exercer dans le noir.
Elle ouvre la voie à une réécriture du droit applicable au traitement juridictionnel des éléments classifiés, qui devra s’articuler autour de garanties telles que :
un accès restreint à un avocat habilité « secret défense » ;
des procédures de filtrage ou de résumé des preuves ;
ou encore une motivation juridictionnelle encadrée.
5. Le rappel d’un principe simple : juger, ce n’est pas avaliser
La censure du II de l’article L. 773-11 CJA est plus qu’un simple revers législatif : elle est un acte de résistance constitutionnelle face à une dérive de la justice administrative vers l’ombre.
Elle rappelle que l’efficacité administrative ne saurait justifier l’effacement des droits. Le contradictoire n’est pas une formalité, c’est le cœur du procès équitable, la condition même d’une justice digne de ce nom.
Dans une époque où le secret est de plus en plus brandi comme réflexe de gouvernement, cette décision fait date. Même en matière de renseignement, le juge doit juger. Pas avaliser.