En plus de son contenu libéral, la politique de Hollande repose sur un pari. Comme par le passé, après la pluie viendrait inévitablement le beau temps. Dans le texte qui suit, Isaac Johsua montre combien Hollande se trompe : le capitalisme ne se débarassera pas de cette "crise du troisème type" par miracle. Ce qui rend encore plus indispensable de changer de logiciel et de renforcer la recherche d'issues radicales.
Une crise du troisième type
Isaac Johsua
Economiste, membre du Conseil scientifique d’Attac
Voilà maintenant plus de 5 ans que la chute de Lehman Brothers a donné le signal de départ de la première grande crise du 21ème siècle. Comment la situer par rapport à la longue série des effondrements qui, avant 1914, ont accompagné la régulation de l’époque (dite concurrentielle au sens où prédominaient alors les phénomènes de marché) ?
Dans le cadre de cette régulation, quand la crise éclate, c’est sa violence même qui donne les matériaux pour la reprise, qu’il s’agisse du redressement du profit par la baisse des salaires ou de la liquidation accélérée d’entreprises qui réduit le capital à rémunérer. Le taux de profit remonte, l’investissement est encouragé. L'activité repart, tirée par un secteur moteur découlant d'une innovation récente. Il s’agit du chemin de fer dans la plupart des cas, et, plus tardivement, de l’industrie électrique ou des tramways.
Mais, assez vite, une baisse de la rentabilité des investissements est constatée et les salaires augmentent rapidement. Le retournement s’opère quand il apparaît que les taux de profit chutent, ou que ceux qui n'étaient qu'escomptés ne seront pas obtenus ou que ceux qui ont déjà été réalisés ne pourront être maintenus. Ce sont les mêmes secteurs qui guidaient l'essor qui maintenant conduisent la chute. La baisse des prix menace les profits et accroît le poids réel d'une dette qui leste la reprise. On comprend qu’avec tous ces éléments d’instabilité cumulés, les crises de la régulation concurrentielle soient particulièrement violentes. Mais elles sont courtes, comme une contrepartie nécessaire de leur intensité.
Et pourtant, la crise de 1929 est tout à la fois très intense et très longue, et c’est particulièrement le cas aux Etats-Unis. C’est qu’un élément nouveau est intervenu : dans ce pays, en quelques dizaines d’années, à la jointure des 19e et 20e siècles. on est passé d’un monde de petite production à la prédominance des sociétés et du salariat. Ce qui a brutalement réduit la diversité de l’espace économique américain, laissant libre cours aux fluctuations issues du monde des affaires. La capacité de la grande crise américaine à lier intensité et durée vient de ce que la régulation concurrentielle (en particulier la flexibilité à la baisse des salaires) a été maintenue dans un contexte qui avait totalement changé avec la salarisation.
La grande dépression américaine ouvre donc l'ère des crises à dominante salariale. L’instauration, au lendemain de la seconde guerre mondiale, de la régulation dite fordiste est précisément une réponse à cette salarisation universelle. Mais à partir du milieu des années 1960, les taux de profit, qui étaient orientés à la hausse, s’infléchissent. Ce qui était jusque-là accepté par les capitalistes ne peut plus l’être. La régulation fordiste est détruite.
Comme l’indique son appellation habituelle (celle de néolibéralisme), le modèle qui remplace le fordisme est vu comme un retour au libéralisme d’avant 14 : peu à peu, nous reviendrions à la régulation concurrentielle. Et pourtant tel n’est pas le cas. En effet, un des traits essentiel du modèle actuel est le libre échange généralisé. Mais la période d’avant 14 était en réalité bien plus protectionniste que libérale. Aux côtés du libre-échange généralisé, le mot d’ordre central du néolibéralisme est « la concurrence libre et non faussée ». Or, les années 1890-1914 sont d’abord et au premier chef celles des trusts et des cartels.
Le néolibéralisme est décidément très mal nommé. Il y a là une erreur sur le nom qui cache une erreur sur le fond. Il n’y a pas de néolibéralisme, au sens d’une nouvelle mouture de ce qui existait avant 14. Le modèle d’aujourd’hui n’est pas un retour vers le passé, mais une création historique originale.
A commencer par le rôle de l’Etat. Celui-ci ne se contente pas du rôle stabilisateur qui est le sien de par le simple poids de ses dépenses dans le PIB : il intervient directement pour contrer la chute de l’activité. Ainsi, face à la crise actuelle, les Etats-Unis ont mis en œuvre une politique non pas libérale (qui aurait accordé la priorité à la réduction de l’endettement) mais keynésienne. Le déficit public, qui était à 2,3% du PIB en 2007, a bondi à 10,6% en 2009. La somme : salaires versés par le gouvernement + transferts publics vers les ménages – impôts pesant sur les ménages peut donner une idée de l’apport des dépenses publiques au revenu disponible des ménages et donc à la consommation. Cette somme s’élevait à 9,1% du PIB en 2007 ; elle est passée à 15,2% en 2010.
Quant à la banque centrale, la Fed, elle ne s’est pas contentée d’assumer systématiquement son rôle de prêteur en dernier ressort ; elle ne s’est pas contentée non plus de maintenir un taux directeur proche de zéro. Elle a acheté tous les mois depuis le début de 2013 pour 85 milliards de dollars de bons du Trésor et de titres liés à des emprunts hypothécaires, finançant le déficit public, inondant le marché de liquidités.
Dans le modèle actuel, cette intervention des autorités publiques fait obstacle, sinon à la récession, du moins à un effondrement de l’activité. Un autre élément d’importance y contribue : la faible flexibilité à la baisse des revenus salariaux et para-salariaux, l’absence de flexibilité à la baisse des prix. Alors qu’en régulation concurrentielle, la chute des salaires menace la consommation (donc la demande) pendant que la baisse des prix menace les profits et accroît le poids réel de la dette.
Si ce sont là autant d’éléments qui permettent, jusqu’à un certain point, de stabiliser le système, deux caractéristiques du modèle actuel contribuent au contraire à accroître l’instabilité et dans de fortes proportions. Le premier est la mondialisation, qui n’est plus seulement celle des échanges, mais aussi celle d’un capital productif, d’un capitalisme qui s’installe dans le monde entier comme mode de production. La deuxième caractéristique est la financiarisation : la finance, ses critères, ses institutions, sont désormais directement présents dans l'univers de la consommation et de la production.
Intervention de l’Etat, d’une part, et faible flexibilité des salaires et des prix, d’autre part, réduisent tous deux l’ampleur des crises actuelles; mondialisation du capital productif et financiarisation de l’économie réelle accroissent au contraire l’instabilité, mais cela ne nous fait pas revenir pour autant à la régulation concurrentielle, car ces deux éléments sont tout simplement sans précédents dans l’histoire économique.
Le modèle actuel est donc bien une création historique originale. Il doit louvoyer entre deux bornes extrêmes, ce qui dicte son contenu. D’une part, il doit assurer l’hégémonie incontestée du capital, et ce à un niveau mondial ; d’autre part, il doit éviter la répétition des effets sociaux désastreux de la crise de 1929, ce qui, politiquement, ne serait pas admis et risquerait, du coup, de remettre en cause cette même hégémonie incontestée. D’où les caractéristiques contradictoires du modèle : mondialisation du capital productif et financiarisation de l’économie réelle assurent l’hégémonie du capital et de ses lois ; ils poussent cependant dans le sens d’une instabilité accrue. En compensation, intervention de l’Etat et faible flexibilité des salaires et des prix doivent permettre une stabilisation de l’activité et tenter d’éviter une crise à la spirale incontrôlée. C’est pourquoi les crises de ce type sont graves, mais peu intenses. Par contre, elles durent longtemps. On n’échappe pas à la purge que représente toute crise, quelle qu’elle soit, mais cette purge s’étale dans le temps. La crise actuelle dure déjà depuis 6 ans, le PIB américain ayant enregistré une première chute dès 2008.
Le modèle actuel a l’instabilité de la régulation concurrentielle, mais, ne pouvant pas, lorsqu’une crise éclate, purger une bonne fois pour toutes les contradictions qui la nourrissent, il n’a pas les ressorts internes de la régulation concurrentielle pour rebondir. Le taux de profit ne peut plus autant s’alimenter à la baisse des salaires et aux faillites en cascade, l’incitation à l’investissement est bien plus faible. D’ailleurs, il y a peu d’innovations récentes d’ampleur, autour desquelles peut se construire la reprise.
Nous avons alors des crises qui s’éternisent. Comment sortir du trou ? Telle est la question. Le modèle actuel évite les chutes trop profondes, mais n’a plus un ressort interne qui assure le redémarrage après la crise. Les crises de la régulation concurrentielle étaient du premier type, intenses mais courtes. 1929 était une crise du deuxième type, intense et longue. La crise actuelle est du troisième type, peu intense, mais s’étalant dans la durée.
Or, dans le long terme, il y a un net ralentissement de la croissance dans les pays développés. Comment alors distinguer une crise peu intense (comme l’est celle du troisième type) d’une croissance particulièrement faible ?
Ceci d’autant plus que les perspectives en matière de croissance ne vont pas dans le sens d’une accélération, bien au contraire. En effet, nous ne prenons pas assez en compte à quel point la croissance impulsée par ce système repose sur la multiplication de prélèvements purs et simples dans un environnement qu’il ne contribue pas à créer et qu’il se contente de piller. Or, alors qu'un développement intensif n'a pas de fin visible, le développement extensif en a une, car il vient nécessairement buter sur la grandissante raréfaction de la (ou des) ressources qu'il accapare. Nous voyons maintenant les limites de l’exploitation d’une planète mise en coupe réglée, nous sommes entrés dans l’ère d’un monde fini. Les espoirs d’une croissance à nouveau accélérée viennent buter sur cet obstacle.
Dans l’immédiat, le plus urgent, c’est de faire des propositions concrètes pour sortir au plus vite de la crise. Cependant, sortir de la crise, c’est retrouver la croissance et si cette croissance va être désormais dans le long terme de plus en plus insignifiante, en quoi cela est-il une véritable perspective ? La différence entre une croissance très lente et une crise très peu intense peut être d’une si faible portée que l’on comprend, du coup, que répondre à l’une, c’est aussi, nécessairement, répondre à l’autre. La crise du troisième type nous pose le problème, non seulement de la réponse à la crise, mais aussi, par le même mouvement, de la réponse à la croissance. Si la réponse à la crise débute, comme il est raisonnable, par « il nous faut plus de croissance », elle ne peut se poursuivre par « pour le reste, on verra plus tard ». Il ne s’agit pas d’adhérer aux thèses de la décroissance, mais de proposer une autre croissance, avec une autre façon d’aménager la vie dans le long terme. Les solutions immédiates à la crise ne peuvent être crédibles que liées à une telle proposition. Il s’agit de dire : voilà, à peu de chose près, ce dont nous allons disposer dans le long terme. Comment allons-nous l’aménager ? Quelle part à la réduction du temps de travail ? Quelle part aux biens communs ? Autant de thèmes qui ont certes été abordés, traités, par les courants de la gauche radicale, mais il faut comprendre qu’on ne peut désormais proposer une sortie immédiate de crise qui n’aille pas de pair avec un projet de long terme d’une vie nouvelle.