Pourquoi ce matin les journaux font-ils semblant d'oublier le coup d'Etat militaire du 19 juin 1965? J'ai déjà parcouru une demi-douzaine de quotidiens algériens francophones(ils sont plus nombreux). Je n'irais pas plus loin. Pas une ligne sur l'évènement.
Ces journaux se nourrissent pourtant avidement des commémorations et des polémiques qui vont avec. Il est vrai que cela concerne habituellement de lointains épisodes de la guerre de libération qui concernent des défunts et des has been. Les coup d'Etat du 19 juin 1965 et plus tard de celui du 14 décembre 1967 font partie de ces évènements qui en Algérie ne sont pas rentrés dans le champs de l'histoire contemporaine. Ils ne sont pas encore autorisés comme objets d'études et donc d'appel à témoignages.
Ce jour-là donc, aux aurores, des blindés prennent place aux endroits stratégiques de la capitale, sans susciter de trouble parmi les Algérois, convaincus qu'ils assistaient au tournage de la Bataille d'Alger, le film que Pontecorvo. Des unités de l'armée occupent radio et télévision, Tahar Zbiri le chef d'Etat-major embarque le président de la république élu. Un Conseil de la révolution prend le pouvoir sous la direction du ministre de la défense Houari Boumediene.
Rapidement, on constatera que le nouveau pouvoir comprend les deux principaux clans qui s'étaient imposés à l'Indépendance, celui de l'Est dit BTS et celui de l'Ouest dit clan d'Oujda. Les pporte feuilles et les sièges étaient bien répartis. Les artisans du coup d'Etat se sont efforcés d'associer d'autres courants. Le libéral Ferhat Abbas et ses partisans approuvent le coup d'Etat, tandis que des négociations sont engagées avec Aït Ahmed et les dissidents de Kabylie. Des personnalités, comme le futur défenseur des Droits de l'homme Ali Yahia Abdenour font partie du gouvernement constitué au lendemain du 19 juin. On baptise le coup d'Etat du terme de "redressement révolutionnaire". Nota bene: Boumediene s'efforcera, dans les dix années qui suivront, d'affranchir l'ANP et les institutions de l'Etat de la domination exercée par les clans fondateurs. En revenant au pouvoir Bouteflika a essayé de renouer avec cette ambition. Mais ceci est une autre histoire.
Ceux et celles qui se sont opposés activement à cette intervention anticonstitutionnelle de l'armée appartenaient à la gauche du FLN, aux syndicats, ce sont aussi des étudiants de l'Unea, ou des jeunes de l'organisation de jeunesse JFLN, dominée alors par les jeunes "progressistes" dans la capitale et les principales villes du pays; ils viennent aussi du parti communiste, dissous trois ans plus tôt. Des manifestations de jeunes ont lieu dans de nombreuses villes; il y a eu mort hommes à Annaba, où le général Attaïlia avait ordonné de tirer (à la tête de la 1ère région militaire, il rééditera cet ordre en octobre 1988). Des centaines d'opposants furent jetés en prison ; certains, comme le communiste Bachir Hadj Ali, furent sauvagement torturés. Mais finalement le coup d'Etat a été un succès. Pas d'effusion exagérée de sang, quelques centaines d'opposant gardé en prison juste le temps que les choses se stabilisent. Des ministres, proches du président écarté ont acceptés d'être recyclés. C'est sans doute un modèle de coup d'Etat réussi, survenant il est vrai à un moment de chute de popularité de Ben Bella, liée à l'impasse socio-économique et à la fuite en avant présidentielle.
Mais alors, pourquoi le Système l' a-t-il rayé de l'Histoire médiatique? Peut-être veut-il cacher le syndrome originel qui permettrait de comprendre les mécanismes d'une logique politique, inchangé depuis le "redressement". Même s'il a de lointaines filiations dans l'histoire du mouvement nationale, le 19 juin 1965 est l'événement décisif qui a fondé le régime. Le pacte fondateur a été conclu entre les principaux clans du pays. Ce pacte, toujours en vigueur, est placé sous la protection et la surveillance de services de sécurité, sensés être le bras "politique" de l'ANP. Cela implique bien sûr des "ajustements" périodiques pour coller aux rapports de forces, aux évolutions, aux exigences conjoncturelles. Avec les cooptations nécessaires, les contractants du deal fondateur étant de plus en plus vieillissants. Les clans plus le DRS : ce sera l'équation du système algérien. Cette équation sera appelée Système. C'est dans la permanence du pacte originel que réside l'essence a-constitutionnel de ce système. La constitution peut être une référence formelle en période normale, mais elle n'est jamais souveraine en situation de crise. Jusqu'ici...
Cette omerta sur le 19 juin 1965 marque les élites aujourd'hui âgées de plus de 65 ans, qui, au fil des ans, trouveront leur place dans le nouveau système. D'autres forces politiques, alors extérieures à l'establishment, mettrons aussi un voile sur l'événement, pour des raisons dont la justesse reste encore à élucider.
Cinquante ans après "le redressement révolutionnaire", le mécanisme du système paraît hors services. Après avoir assuré certaines transformations nationales importantes, parfois historiquement décisives, il n'est plus capable d'assurer la cohésion d'un pays aux composantes devenues infiniment plus complexes. La cohésion sociale est aujourd'hui ingérable car le système est inexorablement déréglé, qui ne bénéficie qu'à un capitalisme ultralibéral tout aussi déréglé. Depuis que la recherche de l'argent facile a pris le pouvoir, le dérèglement économique et social a besoin que l'Algérie maintiennent un système politique déréglé. C'est l'enjeu des luttes en cours.
L'omerta sur le 19 juin 1965 marque les plus sexagénaires, qui dominent élites. Réticents au coup d'Etat en juin 1965, les aspirants d'alors trouveront leur place dans le nouveau système. Aujourd'hui, chez de nombreux maîtres à penser médiatique, on assiste à un retour du refoulé. La boucle est bouclée. L'appel à l'Armée nationale populaire pour un remake du 19 juin 1965, a été lancé en 2011 par le vieux maître-démocrate Ali Yahia Abdenour, un des ministres issus de l'opération de1965. L'appel a inspiré ces temps-ci un général, d'anciens officiers du DRS qui envahissent les médias tandis qu'une campagne quotidienne est menée par de nombreux journaux pour en finir au plus vite avec le Président en place, sans attendre la dizaine de mois qui séparent de l'élection présidentielle. Même Issad Rebrab, le patron qui doit tout au système, jusqu'ici très prudent, veut qu'on le débarrasse de Bouteflika désigné comme l'unique obstacle aux affaires. Le scénario pour un remake soft est-il à l'ordre du jour?
Saoudi Abdelaziz, 19 juin 2013