En recherchant l'hégémonie symbolique comme contrepoint au contrôle de la rente, les élites néolibérale veulent renouer avec la structure ancestral de caste. Elles aspirent à couronner leur hégémonie sociale en évacuant "les gens de peu" du paysage symbolique. C'est ce qui explique sans doute le peu d'empressement à identifier l'origine sociale de la masse des premiers fantassins de Novembre.
Quels sont les Algériens qui ont commencé la lutte armée aux quatre coin du pays, à quels milieux appartiennent-ils? 50 ans après l’Indépendance, l'historien Daho Djerbal constatait : “Aucun recensement systématique n’a été entrepris, ni par le ministère des Moudjahidine, ni par les institutions officielles, ni par les partis politiques héritiers du mouvement nationaliste, ni même par des historiens.” (1).De quelles parties de la société algérienne ont-ils jaillis, munis de quelques armes de fortune et de quelques bâtons de dynamique récupérés dans des chantiers.
Que cache ce curieux oubli? Le chercheur a son hypothèse : "Il ne serait pas exagéré de parler d’une révolution faite par des khemass, par des gens qui n’avaient accès ni à l’école ni aux produits de première nécessité".(2). Ce sont donc ces paysans sans terre qui ont défié l'histoire en se lançant dans une attaque frontale contre le système colonial fort de son siècle et demi de domination et de son million de colons installés à demeure.
Et l'on se prend à évoquer avec feu Ahmed Akkache, la révolte des Circoncellions algériens, contre la domination romaine au 4è siècle après JC, dont il écrivait :" Ce mouvement extraordinaire n’est en fait qu’un des maillons de cette longue et riche chaîne historique que Kateb Yacine a appelée «la Guerre de 2000 ans», et que la jeunesse algérienne gagnerait à mieux connaître. » (Le Soir d’Algérie,)
L'historiographie officielle et indépendante de la lutte de libération est devenu une histoire de comités, groupes et autres instances. Le jour de la commémoration, les Algériens auront sans doute droit à de nouveaux travellings sur des "personnalités hors du commun", avec mise en scène médiatique d'une douzaine d'anciens alimentant, vivants ou post-mortem, les rubriques people de nos journaux indépendants, lesquels moussent et suscitent tout le long de l'année révélations et querelles rétrospectives entre ces fameux "historiques" ont on est gavé. Le Premier novembre c'est eux. C'est ce que le système algérien de l'histoire a décidé. Pourquoi aller chercher plus loin?
A la recherche l'hégémonie symbolique
Pauvre feu Mohamed Mechati, un des deniers rescapé des "22", harcelé avant sa mort pour aider à alimenter les révisions commandées par les besoins d'une offensive élitiste. On lui fera dire que les Algériens "ont perdu beaucoup de temps avec l’ENA qui était, au final, une tromperie et un frein. S’il n’y avait pas eu l’ENA, le mouvement de l’émir Khaled aurait continué à évoluer pour aller à l’indépendance du pays ». Cela nous aurait sûrement évité de faire le premier novembre et de perdre un million de martyrs. Peut être aurait-il mieux fallu attendre que les forces positives de la Métropole se décident pour une décolonisation à l’amiable ? L'Emir Khaled a du sans doute se retourner dans sa tombe, lui qui avait contribué à faire la démonstration de l'impasse colonial et à donner du courage aux Jeunes Algériens face à un mur inébranlable.
Relisons l'adresse prémonitoire à la France dans le journal El Ikdam, au lendemain de la Première guerre mondiale: «Vous désespérez les indigènes, vous les exaspérez et lorsqu'il sera prouvé que, avec vous, il n'y a rien à gagner, et qu'après tout, à se révolter les armes à la main, il n'y a rien à perdre puisque tout est déjà perdu depuis longtemps, depuis toujours et de votre fait, ils vous diront à la première occasion propice : ‘‘Qu'êtes-vous venus faire ici ? Rentrez chez vous !’’.»
Digression. Mechati impute aux Communistes l'émergence de l'Etoile Nord Africaine. Il y a sans doute un peu de vrai dans cette affirmation. Cela permet de poser des questions intéressantes sur ce qui suivra. Quelle sera, par exemple, l'influence de l'ouvrage de Lénine, l'Etat et la Révolution sur Messali Hadj, sur les cadres de l’Etoile Nord Africaine puis du PPA, eux aussi confronté à la "nécessité de rompre" avec un ordre tsariste jugé indéracinable? (1) Il est probable que l’ouvrage de Lénine -conçu comme un guide pour la révolution- a eu un certain impact dans le mouvement nationaliste. Mohamed Harbi nous apprendra incidemment, dans son livre de mémoires, que cet ouvrage de Lénine était, pendant les années qui ont précédé le Premier novembre 1954, un des livres de chevet de feu Abdelhamid Boussouf, alors cadre de l’OS et qui deviendra, après la mort de Abane Ramdane, en 1957, le principal idéologue et organisateur de l’alliance (dont Boumediene et Bouteflika faisaient partie) constituée, autour du ministère de l’Armement et des liaisons générales (Malg). Depuis l’Indépendance, cette vision conspirative-élitiste a continué d’inspirer et de structurer le système politique algérien, bien que cette idéologie soit désormais dépassée.
En recherchant l'hégémonie symbolique comme contrepoint au contrôle de la rente, les élites néolibérale veulent renouer avec la structure ancestral de caste. Elles aspirent à couronner leur hégémonie sociale en évacuant "les gens de peu" du paysage symbolique. C'est ce qui explique sans doute le peu d'empressement à identifier l'origine sociale de la masse des premiers fantassins de Novembre.
Bousculant ces classes pauvres, dont ils pensent qu'elles n'ont plus de voix pour revendiquer leur héritage national, les fiers héritiers de kourouglis, de grande tentes, de m'khaznia, de sbayess, de bachaghas et autres castes du "bon vieux temps", donnent le ton de la grande revanche sociale des ancienne élites pro-coloniales.
Mais attention, le peuple algérien n'est pas une fiction inactive. « C'est une présence sensible, presque corporelle, d’une opinion publique directe, spontanée, unie, organique, dont dispose tout peuple sain en vertu de l’instinct social qui en fait un peuple, et dont les gouvernants sentent la pression occulte". (Fernando Pessoa).
Le bloc social plébéien, qui fut le moteur de l'insurrection nationale contre la colonisation s'est progressivement constitué à partir des masses considérables d'Algériens prolétarisés par les changements radicaux que la colonisation a imposé la société algérienne, violentée par l'immense expropriation engagée contre les tribus avec le Second Empire de Napoléon III.
Après l'échec des insurrections de 1871, derniers grands mouvements de révolte dirigées par les élites traditionnelles, ces dernières abdiquent progressivement de l’ambition nationale devant "l’inexorable Civilisation Occidentale". Elles mettront ensuite leur rayonnement au service de l’occupant. Suivront en vrac, durant les 50 premières années du 20ème siècle : les prouesses des spahis (s’bayess) glorieux médaillés des agressions françaises du Levant contre la renaissance arabe, la somptuosité des bachaghas polygames, l’allégeance des M’khaznia des piémonts, celle des Mokadem et autres Grandes Tentes. Les « Services » de l’armée coloniale -sous l’inspiration du maréchal Lyautey, le stratège de la colonisation maghrébine- avaient au début du siècle méthodiquement installé, et suivi avec soin, ce processus de récupération.
L'outrage par le regard et les nouveaux patriotes
Lors de son séjour à Jijel durant l'été de 1881, l'écrivain Français Guy de Maupassant pouvait donc écrire tranquillement, face aux immenses incendies de forêts provoqué par les Indigènes expropriés : "L'Algérie devient productive sous les efforts des derniers venus. La population qui se forme ne travaille plus seulement pour des intérêts personnels, mais aussi pour les intérêts français. Il est certain que la terre, entre les mains de ces hommes, donnera ce qu'elle n'aurait jamais donné entre les mains des Arabes; il est certain aussi que la population primitive disparaîtra peu à peu; il est indubitable que cette disparition sera fort utile à l'Algérie, mais il est révoltant qu'elle ait lieu dans les conditions où elle s'accomplit. ».
L'auteur de Boule de suif n'assistera pas, dix ans plus tard, au cours de l'été 1891, à la vaste protestation des Jijéliens contre l’ouverture d’une maison de tolérance en face... de la mosquée de Djidjelli. La protestation été entendue. La colonisation territoriale était achevée, mais pas celle de l'esprit des Algériens. Félix Gautier, L’historien de l’université d’Alger (1864-1940) notait alors que «L’outrage par le regard » envers un fonctionnaire de police, considérée comme une infraction, était monnaie courante. Après la Première guerre mondiale, rompant avec le courant de la soumission chez les élites traditionnelles, les nouveaux patriotes algériens , ceux des temps modernes, relègueront ces castes à leur place de supplétifs du système colonial dont ils fourniront aussi la couleur locale et les burnous d’apparat. Après le dernier soubresaut, en 1901 près de Miliana, de la Révolte nationale du 19ème siècle, de nouvelles élites patriotiques émergent dans de nouveaux combats sociaux, démocratiques, identitaires. Intellectuels Jeunes algériens, nationalistes plébéiens de l’Etoile, Oulemas, Communistes, Libéraux patriotes : tous sont les parrains du blog plébéien artisan de l'insurrection nationale.
L'esprit social de Novembre fortement menacé
Quelle est cette Algérie qui a décidé d'émerger au grand jour de l'histoire, en ce Premier Novembre 1954, quelques mois après que les troupes français quittaient ignomineusement le lointain Dien Bien Phu? Pourquoi notre trajectoire historique a-t-elle été radicalement différente de celles des autres colonisés du Maghreb. C'est sans doute que nos voisins n'ont pas perdu complètement, comme nous, la terre, les droits civiques, les attributs de la souveraineté nationale.
Les exigences que notre peuple juge légitimes et naturels à l'égard de son Etat sont conséquence de l'ancrage de justice social imposé par le bloc plébéien à l'insurrection nationale. Et d'abord les revendications de ceux qui les premiers ont pris les armes, "des gens qui n’avaient accès ni à l’école ni aux produits de première nécessité". Les apprentis sorciers ont tord d'imaginer qu'un fossé sépare les Algériens et leur Daoula. C'est exactement l'inverse et le rapport peut être dramatiquement exigeant. Les stratèges néolibéraux de la "primauté de l'offre" souffrent d'un manque flagrant de connaissance de la profondeur historique algérienne.
Notre mentalité sociale est structurée par la "primauté de la demande sociale". C'est élémentaire. Et le peuple veut que cette approche commande les choix de redressement économique, dont tous perçoivent l'urgence, même à propos des fameuses subventions. Cette logique populaire reste dominante, ce qui explique l'impatience excédée des néolibéraux à l'égard du "conservatisme" des milieux populaires. Cette logique populaire est aujourd'hui l'obstacle principal dressé par l'Algérie contre la nouvelle religion de l'inégalité sociale naturelle qui sous-tend les plans néolibéraux.
Il ne semble faire aucun doute que "l'esprit social" du Premier novembre subira dans les temps à venir des épreuves redoutables.
NOTES
(1) Entretien. 1er novembre 2012. Liberté.com
(3)Lire: Comment Lénine avait été « utilisé » par les nationalistes arabes)