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Billet de blog 21 février 2024

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Le « drame de ma vie ». Témoignage

Un épisode a marqué ma vie, faisant de moi ce que je suis. Parce qu’il illustre bien l’invisibilité ahurissante qui peut affecter les violences exercées sur les femmes, je souhaite en témoigner.

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Février 2024 (Hors billets mensuels)

Il est difficile de témoigner des violences qu’on a subies du fait d’être une femme, entre autres parce qu’il est difficile de trouver le ton juste entre le récit misérabiliste et la dénonciation impitoyable. Pourtant, une fois que l’on est parvenue à s’affranchir du poids des souvenirs et des traumas, une fois que l’on s’est reconstruite et qu’on est allée vers la lumière, il faut s’astreindre à le faire, afin de contribuer à rendre ce monde vivable, pour toutes les femmes. Ma vie s’est trouvée à jamais changée par un vécu ultraviolent, que seuls les prisonniers politiques des pires dictatures auraient pu connaître et que pourtant j’ai vécu en France, à Nice, presque publiquement, le réel à peine dissimulé par des faux-semblants patriarcaux, conscients pour les pervers, inconscients pour les ignorants ou les naïfs.

C’est vers 2012 que l’idée m’est venue de faire entrer le genre en politique, elle s’est concrétisée dans les essais qui intègrent Pour une non-violence politique (2022, ed. Verone). A l’époque, je pensais réaliser ce projet en coopérant avec des hommes et des femmes politiques, soit en les aidant à élaborer un programme électoral, soit en les conseillant sur des politiques à adopter. A la fois que j’ai entrepris des recherches pour comprendre les déclencheurs, le déroulé et l’appareil d’invisibilisation des violences relationnelles systémiques, j’ai contacté donc en Espagne le groupe de jeunes leaders qui émergeait du mouvement social du 15-M, dont le chef de file était Pablo Iglesias. Après avoir examiné plusieurs profils, j’ai sélectionné l’un d’entre eux pour lui soumettre mon projet, Alberto Garzon, parce que je me voyais passer plus de temps avec lui au travail.

Une vague de moqueries, dépréciations et humiliations s’est abattue sur moi cependant dès que j’ai essayé d’approcher Garzon. Souvent, les remarques me dépouillaient de toute prétention intellectuelle ou décisionnelle pour me cantonner à la sphère sexo-affective. Au début je n’ai donné que peu d’importance à ces commentaires : je pensais ne pas être prise au sérieux en raison de mon CV de littéraire. Puis, les années passant et le phénomène durant, j’ai fini par réaliser que l’homme que je cherchais à contacter avait dû dire être amoureux de moi et que toutes ces moqueries ne reposaient pas sur moi, mais sur lui. J’ai compris alors que les leaders politiques avaient dû croire que je cherchais à intégrer le futur groupe parlementaire, voire à obtenir un ministère, et que le conflit d’intérêts était le motif qu’ils avaient trouvé pour me tenir à l’écart. Dans la mesure où le sens de ma démarche était surtout symbolique -je n’avais pas besoin de Garzon pour réaliser mon projet-, la manœuvre dont j’ai été victime s’est avérée particulièrement perverse. Pour moi, elle a supposé qu’on me dépouille de quatre ans de vie, les quatre ans précédant la quarantaine, à peu de chose près mes dernières années de fertilité, par conséquent ni plus ni moins qu’une stérilisation forcée. Elle a engendré aussi de graves séquelles traumatiques, qui m’exigent encore aujourd’hui de rester au calme.

Réaliser que j’avais été victime de cette manœuvre a été comme recevoir un coup de massue. Une sensation de néant, comme d’être calcinée à l’intérieur, m’a submergée. Puis, j’ai été gagnée par l’impression presque palpable qu’on m’avait extirpé l’utérus et qu’un trou béant le remplaçait, dramatiquement vide, pour toujours.  

J’ai tenté de m’accrocher à la vie et répartir, tant bien que mal, vers le futur. Curieusement, j’ai rencontré quelqu’un peu de temps après. Il s’agissait d’un homme modeste, peu cultivé, aussi éloigné de la pompe futile que des requins que je côtoie habituellement. Un homme simple, qui avait pansé ses cicatrices par le déni. Non contents de m’avoir stérilisée de force, les hommes qui à Nice avaient aidé les politiciens espagnols à me surveiller me sont tombés à nouveau dessus, pour me séparer de cet homme et lui trouver à terme une compagne plus jeune, susceptible de me démolir psychologiquement. Comme lorsque nous étions ensemble cet homme m’avait violée, ils ont alimenté aussi une ridicule polémique sexuelle, dans le but de m’obliger à revivre mon viol sans cesse.

L’épisode du parti politique espagnol m’aura pris dix ans de vie. Par deux fois des hommes m’ont empêchée de faire ma vie de femme, pour me punir de mon intelligence, sanctionner mon inconformité au modèle patriarcal. Cela fait longtemps que j’ai choisi de voir dans leur comportement leur désespoir, leur impuissance. Cela ne suffit pas à mettre à distance complétement ma vie volée. Ils ont fait de moi une Sphinx émérite, un peu usée, mais encore passionnée par la vie. J’ai toujours eu horreur des expression hypocrites et arrangeantes du type « drame conjugal », « drame de sa vie », assenées alors même qu’on nous exploite et nous tue encore en relative impunité. J’espère que ce témoignage contribuera à lever l’omerta qui plane sur nos mortes.

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