Il est parfois difficile de vivre dans des sociétés plurielles, et pourtant ce sont les plus enrichissantes. Durant tout l’été, la polémique du burkini a fait rage, donnant lieu à des tribunes de toutes sortes. Nombreux ont été les billets à aborder la question sous l’angle de la laïcité, ainsi que sous celui de la montée d’un fascisme islamiste.
D’autres ont opté pour chanter les louanges d’un relativisme culturel auquel il faudra peut-être se résoudre un jour à fixer la limite du respect des droits humains, compte tenu du nombre de pratiques concernant les femmes qui, depuis l’excision jusqu’au repassage de seins en passant par le gavage, les bafouent. Certes, parmi ceux-là, il y en a qui considèrent ces droits comme le monopole de l’Occident… Allez, je vais jeter un pavé dans la mare en m’aventurant à dire que, ironiquement, l’on pourrait trouver ce jugement paternaliste vis-à-vis des penseurs d’autres régions du globe et insultant pour les femmes, dont il approuve implicitement ces excisions, gavages, repassage de seins etc.
Certains billets plus tournés vers les femmes ont encore abordé la polémique avec talent sous la perspective du droit de celles-ci à l’autonomie et à la libre circulation dans l’espace public. L’existence de ces derniers est rassurante et cependant on peut aller encore plus loin, nous semble-t-il.
Que l’on ait si peu abordé le burkini sous l’angle d’approche du sens qu’automatiquement il donne au corps des femmes montre bien à quel point le point de vue masculin a phagocyté chacune des parcelles de notre univers jusqu’à ses derniers recoins. Même chose pour l’omission, frappante au milieu de tant de stridences, du rapport que les hommes habités par la conception du corps des femmes inhérente à des vêtements comme le burkini établiront vis-à-vis des femmes non musulmanes ou musulmanes non voilées.
La culture occidentale fait du corps féminin un pur objet sexuel de façon récurrente : l’hyperexposition médiatique de corps de femmes, homogénéisés et objetifiés à outrance, nous rappelle tous les jours à quel point les femmes sont loin de ne plus avoir à lutter pour se vivre d’une autre façon qu’en tant qu’objet de désir. Paradoxalement, dans sa volonté de cacher, c’est ce même droit des femmes à se vivre d’une autre façon qu’en tant qu’objet de désir que le burkini remet en question. Car cacher ou exhiber n’est pas foncièrement différent, du moment que l’action est accomplie au nom de ce que le corps féminin représente pour les hommes dans le discours dominant. C’est donc le droit même des femmes d’exister, et sous quelles modalités, que burkini et autres mettent en question, au même titre que les diktats de beauté occidentaux. La polémique du couvrir ou découvrir sévit depuis toujours et pourtant le temps est largement venu de mettre l’ensemble de la société face à l’autre possibilité : le refus pur et simple de toujours se mesurer à l’aune du désir masculin.
Voilement et tyrannie des canons de beauté se ressemblent de par l’aliénation au vécu de l’autre qu’ils imposent aux femmes et pourtant ils recèlent une différence majeure. Bien que le caractère sacré du voile soit à ma connaissance nié par la plupart de théologiens et intellectuels islamiques vivant dans des Etats non théocratiques, force est de reconnaître que cette idée circule dans les milieux peu cultivés et qu’elle constitue une des idées motrices des intégristes. Certes l’homogénéité de l’habit, qui ne fait pas du tout état de la diversité initiale des parures, laisse apercevoir la dérive totalitaire même au profane et pourtant les idées simples prospèrent remarquablement bien dans la masse. Or, cette supposée assise sacrée, si on la laisse s’installer dans les esprits, est potentiellement bien plus aliénante pour les femmes qu’un diktat de beauté, car beaucoup plus difficile à remettre en question, de par son caractère sacré justement.
On nous rabâche souvent que les femmes peuvent choisir de ne pas se voiler, il n’en demeure pas moins que l’enjeu se trouve surtout dans le comportement qu’auront les hommes se sentant légitimés par une assise idéologique de l’ordre du mandat divin sur les femmes qui ne suivent pas cette idée. La question a été rendue plus visible lors des attouchements massifs qui se sont produits cet hiver en Allemagne ou en Europe du nord, mais cela fait longtemps qu’elle se pose. C’est du retour à une oppression légitimée par une origine divine et naturelle dont il est potentiellement question et face à cela le rôle de l’Etat d’une société plurielle doit être de s’assurer que la liberté des unes ne finisse pas dans l’oppression des autres.
Car cette polémique est sous-tendue par la question de savoir si l’existence des femmes doit continuer à être conditionnée par l’impact qu’elles sont supposées provoquer chez les hommes ou si elle peut –enfin- s’axer sur ce qu’elles vivent et ce qu’elles sont. Nous sommes de plus en plus nombreuses à tout simplement ne plus vouloir soumettre notre existence entière au paramètre du désir masculin. De plus en plus nombreuses à ne plus souhaiter avoir à vivre un corps sémantisé d’un enjeu qui peut ne pas nous sembler capital. De plus en plus nombreuses à refuser le poids d’un corps chargé des servitudes inhérentes à l’impératif de ce désir, à provoquer ou à éviter, et faites de lignes rouges vestimentaires, régimes de l’été et codes normatifs de pilosité, de pigmentation, d’élasticité de la peau… d’inexistence, au final, pure et simple. Il ne s’agit pas spécialement de nier l’existence d’une dimension affectivo-sensorielle, qui regarde chacun et qui me semble pratiquement hors propos, mais de nier catégoriquement qu’elle nous définisse et nous phagocyte en tant qu’individu.
Le burkini soulève de vraies questions de cohabitation, en ce sens qu’il met les femmes qui ne souhaiteraient pas penser leurs corps en rapport à la référence pour le moins questionnable qu’est le désir masculin devant le fait accompli d’être ramenées à la catégorie de purs objets sexuels. Elle nous confronte de nouveau à des questions (comment s’habiller pour aller dans tel quartier, par quel trottoir transiter pour ne pas croiser des hommes agressifs…) que nous croyions avoir laissé derrière nous après de longues luttes, que nous ne souhaitons plus nous poser et que nous sommes en droit de ne plus nous poser.
Il est parfois difficile de vivre dans des sociétés plurielles et pourtant, pour peu que l’on ait une vue à long terme, il me semble souhaitable que nos dirigeants aient le courage politique de ne pas ignorer les questions que le sens dont on investit les corps soulève en termes de droits des femmes. Je n’entrerai pas dans le sujet de si celles qui veulent se voiler le peuvent, sans le comprendre, j’imagine qu’elles le peuvent et que personne n’a rien à leur dire. En revanche il me semble que, au vu des attouchements massifs qui se sont produits dans le Nord de l’Europe et de ce qui se passe en France dans de nombreux endroits, il faut le courage politique d’agir pour assurer la liberté des femmes qui ne partagent pas cette vision de leur être comme subordonné à l’homme et à ses désirs sexuels en pénalisant fortement toute personne qui tenterait de la leur imposer par l’exercice d’une pression sociale, morale ou, bien entendu, en usant de la force physique.