Madame la Sénatrice…/ Monsieur le Sénateur….,
Nous avons été profondément choqués et alarmés par les recommandations formulées dans le rapport d’information fait au nom de la Délégation à la prospective “Crises sanitaires et outils numériques : répondre avec efficacité pour retrouver nos libertés”.
Nous sommes atterrés que des élus du Sénat, garants de notre fonctionnement démocratique et de nos libertés publiques, puissent formuler des recommandations aussi démocraticides et liberticides, en grande partie inspirées de retours d’expériences de pays autoritaires, voire dictatoriaux. Nous vous demandons donc de les désavouer publiquement.
Le titre du rapport est proprement orwellien. Il aurait pu aussi s’intituler “ la liberté c’est l’esclavage” (numérique). En effet, contrairement à ce qu’il prétend faire – retrouver nos libertés – ce rapport propose d’enfreindre les libertés fondamentales des citoyens comme elles ne l’ont jamais encore été dans la démocratie française. Il recommande “de recourir bien plus fortement aux outils numériques dans le cadre de la gestion des crises sanitaires ou des crises comparables (catastrophe naturelle, industrielle etc.), notamment en vue de contrôler au niveau individuel le respect des mesures imposées par la situation, et y compris si cela implique d’exploiter des données de manière intrusive et dérogatoire”. Il argumente que ces outils de traçage et de punitions ont aussi été utilisés dans des pays qui “ne sont pas des régimes autoritaires”, tout en admirant l’efficacité de pays autoritaires comme la Chine.
La délégation sénatoriale ne propose rien moins que de collecter et centraliser dans une base de donnée contrôlée par l’État des données personnelles d’importance vitale auprès de 250 opérateurs publics et privés, répartis en 13 secteurs d’activité : santé, transport, gestion de l’eau, industrie, énergie, finances, communications, activité militaire, activité civile de l’État, activité judiciaire, alimentation, espace et recherche. Pour faire bonne mesure, la coopération des GAFA est attendue même s’ils échappent au droit national et international.
L’exemple qui est donné donne froid dans le dos : “Concrètement, on pourrait imaginer que seules les personnes diagnostiquées positives, soit moins de 0,1 % de la population fin mai 2021, soient soumises à des mesures d’isolement, mais que ces mesures soient étroitement contrôlées (par une géolocalisation en direct par exemple) et sévèrement sanctionnées (par une amende prélevée automatiquement, par exemple)”. Les auteurs semblent ignorer que l’idée de sanctions automatiques décidées par informatique est totalement contraire à nos principes constitutionnels et a déjà été sanctionnée par le Conseil d’Etat. Big Brother nous regarde déjà, il en manquerait plus qu’il nous prive de liberté et nous punisse sans aucune intervention humaine et contrôle judiciaire.
Les garanties techniques proposées par les auteurs pour éviter que ces données soient mal utilisées sont dérisoires face aux risques pour notre démocratie et nos libertés fondamentales. Le fait que le logiciel de traitement soit en “open source” ne garantit absolument pas que ces données qui permettraient le traçage généralisé de la population, ne soient copiées et utilisées à d’autres fins par des groupes de pression ou par des services étrangers. L’exemple de l’utilisation des données personnelles collectées par Facebook puis traitées par Cambridge Analitica pour influencer les élections en Grande-Bretagne et aux États-Unis nous alertent sur les dangers mortels pour la démocratie de l’exploitation des “big data”. Par ailleurs, on sait grâce à Richard Snowden et à divers scandales récents à quel point les services secrets étatsuniens (mais sans doute pas seulement eux) ont la capacité d’accéder à toutes les données digitales disponibles sur internet et sur les serveurs de données. La base de données proposée par ce rapport serait une cible encore plus puissante pour toutes les puissances et groupes d’intérêts cherchant à manipuler les citoyens, voire à les asservir, dans leur propre intérêt bien sûr.
Il faut au demeurant se poser la question de la finalité et du bien-fondé du recours à de tels outils. Les pays cités en exemple les ont-ils utilisés pour “protéger” leur population de l’épidémie, ou pour mieux les “contrôler” ? Est-ce qu’il y aurait eu besoin réellement davantage de contrôle des restrictions imposées aux français, la propagation de l’épidémie est-elle réellement due au non-respect des règles ? Du reste, l’isolement de tous les cas positifs serait-il efficace, sans parler du fait qu’il est incompatible avec les principes fondamentaux des droits de l’homme ?
Avant d’explorer des solutions techniques et d’apparence “moderne” hautement risquées pour notre démocratie et nos libertés, il nous semble beaucoup plus urgent et nécessaire d’étudier des façons de contrer les épidémies qui enfreignent le moins possible les libertés fondamentales des français et qui fragilisent le moins notre démocratie. Par exemple, en préparant des réponses médicales et hospitalières adéquates et des moyens de protections des personnes les plus vulnérables à des maladies, telles que le coronavirus. Mais aussi en réfléchissant aux façons de rétablir la confiance entre citoyens et leurs élus et institutions, en recherchant des modalités d’information, de débat contradictoire, ainsi que de contrôle parlementaire et citoyen sur les décisions attentatoires au fonctionnement démocratique et aux libertés. Autant de points sérieusement mis à mal pendant les dernières périodes d’état d’urgence sanitaire qui ont révélé de façon flagrante comment un chef d’Etat a réussi, très facilement, à concentrer les pouvoirs de décision sans véritable contrôle parlementaire ou citoyen digne de ce nom. Comment croire alors, comme le suggèrent les auteurs du rapport sénatorial, que la mise en oeuvre des différents dispositifs proposés “ferait l’objet d’une procédure de contrôle spécifique, en continu, impliquant le Parlement, la CNIL ou encore la société civile, afin non seulement de créer les conditions de la confiance des citoyens, mais aussi de son maintien dans la durée” ?
Nous vous enjoignons de ne pas donner suite aux propositions dangereuses formulées dans ce rapport. Nous espérons qu’il ne s’agit que d’un épiphénomène sans suite, et non d’un ballon d’essai destiné à nous préparer à la techno dictature digitale à venir, dont le “pass sanitaire” aura constitué la première pierre.
Nous vous remercions de nous faire savoir publiquement votre position et le cas échéant celle de votre groupe politique sur ce rapport.
Avec notre haute considération,