Des champignons à l’angle des murs, l’attente sans fin d’un logement social, des propriétaires qui défient la légalité, des déménagements dans l’urgence, des carrières interrompues, des familles entassées…
Certes, l’appel à témoignages de notre collègue Lucie Delaporte visait à documenter les conséquences concrètes et intimes de la crise du logement sur les personnes qui la subissent.

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Il ne présageait donc pas de récits débordants d’optimisme. Mais les dizaines de témoignages reçus nous ont surpris par leur noirceur. Et, plus positivement, par la diversité de profils de leurs auteurs et autrices : un large faisceau d’âges, de lieux de résidence, de catégories socio-professionnelles. Des salarié·es à temps plein ou partiel, des intermittent·es, des intérimaires, des étudiant·es, une auto-entrepreneuse, un infirmier, des fonctionnaires…
En plus de l’article qui a été nourri par ces témoignages, nous avons voulu, au Club, offrir un prolongement à la multitude d’histoires collectées et aux morceaux de vie qui nous ont été confiés.
Car au-delà du florilège d’anecdotes et de coups de gueule individuels, nombre de ces témoignages prennent une dimension politique. Elles et ils donnent des prénoms aux chiffres, illustrent les phénomènes que l’on connaît désormais trop bien : chassées par des loyers indécents, les personnes ne cochant pas toutes les cases des privilèges (être blanc·he, en CDI, en couple) sont obligées de déménager loin de leur lieu de travail et des centres urbains. Des exodes qui ne réduisent pas toujours leur précarité, à cause des coûts accrus de l’essence et de l’énergie. Ces migrations contraintes les amènent aussi à habiter des logements insalubres.
Des villes métamorphosées
« J’ai commencé à avoir connaissance de la crise du logement aux environs de 2015, lorsque j’ai emménagé avec ma copine de l’époque dans un minuscule “appartement” de 8m², non loin des Champs-Élysées, à Paris. Autant vous dire que nous passions un maximum de temps dehors car 8m² à deux, c’est invivable », se souvient Aedan. « L’appartement était une sorte de grenier qui faisait partie de l’appartement de la propriétaire. Il y avait un trou avec un petit ventilateur dans le verre de la fenêtre. Cela créait un bruit constant et l’été, ça devenait un four. En hiver, il n’était pas rare que nous ayons des températures frôlant 0°C. »
« Je suis épuisée de bosser 45 heures en moyenne par semaine et de finir le mois dans un petit studio minable, mal isolé, sombre et humide.

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D’autant que mon lieu de vie est également mon lieu de travail, en tant que freelance, s’agace Sandrine. Je suis née et je vis toujours en Bretagne, une région dans laquelle je souhaite rester mais où il est de plus en plus difficile pour ma génération de se loger : les prix et le nombre de résidences secondaires ont explosé. »
« Cauchemar », « calvaire », « jungle » : pour décrire les galères de (mal) logement, les mêmes images reviennent, et ce que l’on parle depuis Angers, Marseille, Nantes, Paris, Rennes, Saint-Malo ou Strasbourg. Les témoignages racontent aussi des villes métamorphosées par le tourisme, la spéculation immobilière et le business des plateformes, encouragées par les politiques néolibérales. Pour Joy rivière, « le problème de Figeac, c'est que pas mal de bâtiments sont classés monuments historiques. Alors les propriétaires ne souhaitent pas rénover, sous prétexte que c'est cher et difficile en démarches. Je pense qu’ils sont bien au courant qu’outre les ouvriers en aéronautique, les locataires sont étudiants et donc pauvres. »
« Vivre à l’année en montagne (ou dans n’importe quel environnement vampirisé par le tourisme) relève du parcours du combattant, rapporte Charlotte, bergère de métier. On traverse tous les jours des villages presque vides, certaines maisons ne sont ouvertes qu’une semaine dans l’année… Mais lorsqu’on cherche un logement à louer : rien! Ou trop cher, ou contre des « garanties » que ne peuvent pas s’offrir des travailleurs saisonniers. »
3 millions de logements vacants
Le 5 juin, la première ministre Élisabeth Borne a annoncé, en guise de feuille de route, un assemblage incohérent et insuffisant de mesures techniques. « Un plan minimaliste et imprécis », sans vision politique, analyse Lucie Delaporte dans cet article.

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Comme d’autres secteurs essentiels (la santé, l’éducation…), l’ère Macron se traduit par un désengagement accéléré de l’État. Et, dans le cas du logement, par la répression accrue des plus pauvres. Symbole du sens des priorités, le vote de la loi « anti-squat », qui promet la justice aux « petits propriétaires » (moins de 200 cas par an). Au lieu d’entamer la réquisition des 3 millions de logements vacants.
Certes, la « crise du logement » n’est pas nouvelle. Pour les personnes étrangères ou racisées par exemple, l’impossibilité de se loger dans le parc locatif privé en utilisant les voies classiques, ou la mise en danger de sa santé physique et mentale en échange d’un endroit pour dormir, c’est la normalité. « J'ai vu beaucoup de jeunes filles étrangères venues comme « au pair » en France et des nounous [qui vivaient] dans des logements insalubres depuis bien longtemps. Pour pouvoir étudier, on a besoin de trouver un logement. Et le plus facile, c'était de trouver une famille pour se faire exploiter en s'occupant des enfants en échange d'avoir un toit. Et pouvoir, tant bien que mal, souvent très mal, étudier un peu », s’indigne Lika.
Mais ces dernières années, l’inflation et l’explosion des prix de l’immobilier rendent les discriminations encore plus criantes : « Pour me rapprocher de mes jeunes enfants, j’ai visité une cinquantaine d’appartements, en centre-ville de Rouen », rapporte Adil, qui finit par visiter la maison qui correspond à ses attentes « Le propriétaire semblait réticent à louer à un mat de peau. Mais là c’est difficile à prouver devant la justice, et surtout cela ne vous donnera pas le logement. »
Dans les récits envoyés au Club, plusieurs personnes vivant avec un handicap racontent aussi leurs difficultés accrues à trouver un habitat adapté.

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« On n'a pas de choix d'offres. Du coup, soit on accepte la seule et unique proposition, soit on laisse tomber et on attend encore pendant plusieurs années. Or le logement participe à l'intégration des personnes handicapées, en plus du transport et des moyens de déplacement. »
Face à l’ampleur des obstacles, des stratégies de débrouille
Avec près de 12 millions de mal logés et environ 330 000 personnes sans domicile, la gravité de la crise affecte désormais les vies d’une large partie de la population : dans les grandes villes notamment, l’accès à une simple visite d’appartement peut prendre des tournures rocambolesques. « Toute personne ayant un jour cherché un appartement à Paris aura eu le privilège d’observer le délire de toute puissance que peut susciter le moindre placard susceptible d’être mis en location » ironisait déjà Mona Chollet en 2015, dans son essai Chez soi, une odyssée de l’espace domestique.
Certains des témoignages décrivent des scènes d’une violence sociale inouïes. L’humiliation, l’insécurité, et parfois, la résignation. « En tant qu'intermittente, ça n’a jamais été facile de trouver un logement à louer, même si mon emploi est relativement stable par rapport à ce qu'on s'imagine (un saltimbanque qui bouge tout le temps et ne bosse pas un jour sur deux), s’amuse Paps. Mais les assureurs des propriétaires refusent de plus en plus nos dossiers à cause de notre statut, ce qui est illégal. Et ce qui fait qu'on prend un peu ce qui vient. »
Il y aussi des choix contraints (comme les colocations dans des « boîtes à chaussures », les appartements sans chambres) qui permettent d’attendre des jours meilleurs. « En 2010, j'étais étudiante et je n'avais pas encore la nationalité française. Je suis allée visiter une chambre de bonne devant le métro Denfert Rochereau à Paris. C'était 9m2 (…) Sur place, le monsieur [m’explique] que le loyer est de 350 euros plus quelques heures de babysitting pour ses trois enfants, se rappelle Lika. L'offre de logement à « bas prix » était un appât.... J'étais tellement tétanisée que j'ai voulu partir le plus vite possible pour pouvoir pleurer. »

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« Je travaille depuis deux ans et demi dans un musée parisien où je suis agente d’accueil et de surveillance. Mon contrat est précaire (…) mon salaire est insuffisant (je suis à mi-temps) et ma situation professionnelle est considérée comme instable par les propriétaires, alors que je n’ai jamais eu d’impayé, se justifie presque Talitha. Bref, depuis que je suis à Paris, je dois donc vivre en banlieue, en général à plus d’une heure de mon travail. Outre les problèmes de retard, quand je travaille la nuit, je dois prendre le bus. Et ce n’est pas très rassurant pour une femme seule. »
« Ma mère, ma sœur et moi vivons en HLM depuis aussi loin que je me souvienne, témoigne Soumaya. Après une agression qui lui a valu dix jours d’ITT, une perte partielle de la vue et des traumatismes à toute la famille, il a été impossible de se faire reloger. Alors ma mère vit depuis six ans à côté de ses agresseurs, car on n’a pas les moyens de faire autrement. Je vais arrêter mes études afin de pouvoir trouver du travail et déménager. »
Face à l’ampleur des obstacles, les expert·es de la chasse au logement racontent aussi leurs stratégies de débrouille (usage de faux documents, vie en squat..), le rôle déterminant des réseaux de solidarité et d’entraide (hébergement par un.e proche, retour chez les parents…). « Je n’ose pas imaginer la pression que subissent les personnes qui n’ont pas cette chance et qui doivent trouver un appartement sans avoir de plan B. », compatis Lucie, dont le témoignage rappelle que la possibilité d'accéder à ces mêmes réseaux est en soi une prolongation des inégalités.
« J’ai été SDF à de multiples occasions depuis mes 15 ans. J’ai 35 ans. J'ai passé plus de temps SDF que dans un logement, que ce soit pendant les périodes où je travaillais ou les périodes ou j'étais au chômage ou au RSA (ça n'avait d'ailleurs pas forcément de lien), analyse Gaston.

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Quand on tombe sur des proprios qui acceptent peu ou pas de garanties, c'est généralement qu'ils ont des trucs à se reprocher de l'autre côté (…) Quand je n'étais pas dehors, j'ai souvent vécu en squat, très variés, du taudis à 3 ou 4 SDF au grand squat d'accueil, en passant par des squats militants ou culturels. De ce point de vue-là, les réponses des élus ont été le plus souvent plus que scandaleuses (…) on voit qu'aujourd'hui en Ile-de-France et dans plein de grandes villes on rase des quartiers pour construire des immeubles de bureau, qui restent vides des années. »
« Je me suis vu contraint de retourner vivre chez ma mère »
Outre les statuts qui exposent intrinsèquement à la précarité économique, les contributeurs et contributrices rappellent comment il suffit parfois d’une séparation, d’une maladie, d’une mutation ou d’un imprévu, pour se retrouver projeté dans le monde du sans-abrisme. Et, dans une moindre mesure, pour faire l’expérience du déclassement, de la perte d’autonomie.
« En 2021, après une rupture avec mon ex-compagnon en région parisienne, j'avais obtenu un super job infirmier dans un centre LGBTQIA+, payé 2000 euros net, se souvient Alois. À 32 ans, mon handicap s'est dégradé, j’ai donc l’impossibilité de travailler désormais ; avec un dossier d'AAH en cours et le RSA, je me suis vu contraint de retourner vivre chez ma mère. Dans sa rue, nous sommes six foyers où les enfants ayant plus de 30 ans sont revenus vivre chez leurs parents. »
Dans le cadre d’une garde alternée, Gilles héberge ses deux enfants d’un petit appartement du XXe arrondissement parisien : « je suis en conflit (expulsion en perspective), malgré moi avec ma propriétaire, car je ne peux pas quitter mon logement. Je suis un exemple parmi beaucoup d'autres de la gentrification mais aussi de la faillite des différentes politiques de logement. »
Au-delà des conséquences sur la santé, le moral, la vie sociale et professionnelle, le mal-logement touche aussi la possibilité de (se) construire, de faire des projets : « J’ai parfois du mal à réfléchir à l’avenir dans les conditions actuelles », résume une aide-soignante contrainte à de longues heures de trajets quotidiennes.
L'appel à témoignages reste ouvert : n'hésitez pas à nous partager vos péripéties dans la quête du logement idéal (ou simplement décent).

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