Maintenant je sais... que 12 millions de Français vont rentrer dans un trou de frustration, de ressentiment et d’incompréhension. Ces personnes, je pourrais les mépriser et leur écraser ma victoire dans la figure. Ça ferait du bien. Mais je ne le ferai pas, car maintenant, je sais.
Je sais que les traiter de fachos, de guignols, d’incultes, de racistes, n’a jamais fait changer un seul vote. Qu’il ne servira qu’à les enfoncer encore plus loin dans leurs certitudes. Et je sais qu’aujourd’hui, j’ai envie de déployer mon énergie à être efficace, plutôt qu’à me faire du bien.
Ces personnes que je ne croise pas au café ni dans aucune festivité, qui ne s'informent pas dans les mêmes médias, je veux aller leur parler... les écouter, d’abord. Essayer de comprendre de quel manque, de quelle carence, de quel sentiment d’injustice, de quelle perte de repères, de quelle incompréhension, ils crient.
On va me dire qu’il n’y a rien à écouter, car l’Abject est l’Abject, à rejeter donc à jeter. Que comprendre c’est excuser, qu'écouter c’est accepter. Mais maintenant je sais que mon refus d’aller parler à l’autre ne reflète ni ma force de conviction ni la justesse de mon combat. Il ne reflète que ma capacité à entretenir les fractures de la société dont je me plains. Ce n’est pas en traitant l’autre de Facho que je démontre que je suis anti-fasciste. Ce n’est pas en le traitant de raciste que je lutte contre le racisme. Écouter l’Abjecte ne prouvera qu'une chose : que j’essaye de le combattre efficacement.
Je sais qu’il faut que je sorte de l’entre-soi de mon quartier, de mes réunions, de mes groupes, de mes réseaux, de partout où j’affirme mon opinion à un groupe de convaincus. Et je préfèrerai aller parler à une seule personne qui n’est pas d’accord avec moi, que d’obtenir 10.000 likes de gens qui pensent déjà comme moi.
Au lieu de planter le drapeau de la victoire, je vais aller me planter près de l’Abject, et écouter. Pas écouter en attendant que l’autre personne se taise pour le convaincre qu’il a tort. Écouter vraiment, c’est-à-dire, pour un instant, regarder le monde par sa fenêtre. Et lentement, en reconnaissant son droit à ressentir ce qu’elle ressent, lui indiquer une autre direction possible. Je ne réussirai sûrement pas à tous les coups. Je sais qu’on ne va pas se mettre à danser dans une ronde de bisounours. Mais au moins, je sais que je participerai à un élan pour réparer notre société et éroder l’entre-soi qui est notre défaite partagée. Qu’on puisse retrouver du commun, et rester en même temps une société de débats, de contradictions et de tensions fertiles. Car pour qu’il y ait tension, il faut qu’il y ait dialogue. Tendre un élastique entre deux objets, c’est encore les relier.
La victoire est bien plus terrible que la défaite, car elle nous oblige. À l’humilité, et à prendre soin d’un rêve que l’on porte. Pour ne pas, dans un an, dans trois ans, dans dix ans, dire qu’on ne savait pas.