Dans sa sociologie, une société spiritualisée ne traiterait pas
les individus, quels qu’ils soient, depuis le saint jusqu’au criminel, comme de simples unités d’un problème social — que
l’on doit engrener dans une machine habilement combinée et
niveler dans le moule social ou broyer et éjecter —, mais comme
des âmes douloureuses, prises au filet, et qu’il faut secourir,
des âmes en croissance qu’il faut encourager à grandir, ou des
âmes développées qui peuvent donner de l’aide et de la force à
des esprits encore adolescents. Le but de l’économie politique
ne serait pas de créer une formidable machine de production
fondée sur la coopération ou la concurrence, mais de donner
aux hommes — et pas seulement à quelques-uns mais à tous, et
à chacun selon sa plus haute mesure — la joie du travail suivant
leur nature particulière et le libre loisir de croître intérieurement, et une vie à la fois simple, riche et belle. En politique, la
société spiritualisée ne considérerait pas les nations en leur vie
interne comme d’énormes machines étatiques, disciplinées et
cuirassées, où l’homme doit vivre pour le bien de la machine,
l’adorant comme son Dieu ou comme son moi plus large, content
de tuer les autres sur son autel au premier appel et de s’y saigner
lui-même pour que la machine demeure intacte et puissante et
qu’elle devienne toujours plus vaste, plus complexe, plus pesante
— une mécanique toujours plus efficace et complète.
La société spiritualisée ne considérerait pas non plus les nations ou les États
en leurs rapports mutuels comme des machines malfaisantes,
destinées à s’empoisonner mutuellement en temps de paix, et à
lancer leurs troupes à l’assaut de l’ennemi, et des foules désarmées, en temps de conflit, vomissant hommes et projectiles,
missionnaires du meurtre, tels les avions et les chars ennemis
sur les champs de bataille des temps modernes. Elle considérerait les peuples comme des âmes collectives, verrait la Divinité
secrète dans les collectivités humaines et qui doit s’y dévoiler,
et comprendrait que ces âmes collectives sont destinées, comme les individus, à croître suivant leur propre nature et, par cette
croissance, à s’aider l’une l’autre et à aider l’espèce entière au
seul travail commun de l’humanité. Et ce travail est de trouver
le Moi divin dans l’individu et dans la collectivité, de réaliser
spirituellement, mentalement, vitalement et matériellement ses
possibilités les plus hautes, les plus vastes, les plus riches et les
plus profondes, dans la vie intérieure des hommes comme dans
leur action et dans leur nature extérieures.
Nous devons sentir la contrainte de l’Esprit
et obéir à l’Esprit si nous voulons établir notre droit intérieur
à échapper aux autres contraintes : nous devons faire de notre
nature inférieure l’esclave volontaire, l’instrument conscient et
illuminé de l’Être divin en nous, ou son vassal, son conjoint,
son associé ennobli mais toujours spontanément soumis. Cette
soumission est en effet la condition de notre liberté, puisque
la liberté spirituelle n’est pas l’affirmation égoïste de notre vie
et de notre mental séparés, mais l’obéissance à la Vérité divine
qui est en nous et dans les éléments de notre nature et dans
tout ce qui nous entoure.
C’est pourquoi, même au stade non régénéré, on
s’aperçoit que la croissance et l’action les plus saines, les plus
vraies et les plus vivantes sont celles qui se déroulent dans la
liberté la plus large, et que toute contrainte excessive engendre,
soit la loi d’une atrophie graduelle, soit des tyrannies, corrigées
ou guéries par le déchaînement de furieux désordres. Dès que
l’homme en vient à connaître son moi spirituel, par cette dé-
couverte et même souvent par cette seule recherche, comme
l’ont vu la pensée et la religion anciennes, il échappe à la loi
extérieure et entre dans la loi de la liberté.
Un âge spirituel de l’humanité percevra cette vérité. Il n’essayera pas de perfectionner l’homme par la Machine, ni de le
faire tenir droit en ligotant tous ses membres. Il ne présentera
pas aux citoyens leur moi supérieur en la personne de l’agent
de police, du fonctionnaire, du caporal, ni, par exemple, sous la
forme d’une bureaucratie socialiste ou d’un soviet ouvrier. Son but
sera, dès que possible et autant que possible, de réduire le besoin
de cet élément de contrainte extérieure dans la vie humaine en
éveillant la contrainte intérieure et divine de l’esprit au-dedans,
et tous les moyens préliminaires dont il se servira, tendront vers
ce but. Finalement, il emploiera surtout, sinon exclusivement,
la contrainte spirituelle, celle-là même que l’individu spirituel
peut exercer sur ceux qui l’entourent — et une société spirituelle
pourrait le faire mieux encore qu’un individu —, une contrainte
qui, en dépit de toutes les résistances intérieures et de tous les
démentis extérieurs, éveille en nous l’attirance impérieuse de la Lumière, le désir et le pouvoir de croître à l’image du Divin,
chacun selon sa propre nature. Car, dans une société parfaitement spiritualisée, tous les hommes seront profondément libres,
comme le rêve l’anarchiste spirituel, et ceci parce que la condition
préliminaire aura été remplie. À ce stade, chaque homme suivra,
non pas sa propre loi indépendante du reste, mais la loi, la Loi
divine, parce qu’il sera une âme vivant dans la Réalité Divine
et non un ego vivant principalement ou entièrement pour son
propre intérêt et pour ses propres fins. Sa vie sera conduite par
la loi de sa nature divine libérée de l’ego.
Cela ne signifiera pourtant pas que toute la société humaine
se morcellera en autant d’actions individuelles isolées ; car le
troisième mot de l’Esprit est l’unité. Cependant, la vie spirituelle
s’épanouit, non dans une unité indifférenciée, mais dans une
unité consciente et diversifiée. Chaque homme doit grandir à
l’image du Divin en lui-même et par son être individuel propre ;
une liberté grandissante est donc une nécessité de l’être à mesure qu’il se développe, et la liberté parfaite est le signe et la
condition de la vie parfaite. Et puisque le Divin que l’individu
voit en lui-même, il le voit également en tous les autres, comme
le même Esprit en tous, trouver une unité intérieure grandissante avec autrui représente une autre nécessité de son être,
et l’unité parfaite est le signe et la condition de la vie parfaite.
Voir et trouver le Divin en soi-même, mais voir et trouver en
même temps le Divin en tous ; rechercher sa propre libération
ou sa perfection individuelle, mais rechercher aussi la libération
et la perfection des autres, telle est la loi complète de l’être
spirituel. Si la divinité recherchée était quelque déité séparée
à l’intérieur de soi-même et non le Divin unique, ou si l’on ne
cherchait Dieu que pour soi-même, alors, certes, le résultat
pourrait être un égoïsme grandiose — l’égoïsme olympien d’un
Goethe ou l’égoïsme titanesque imaginé par Nietzsche — ou ce
pourrait être une connaissance de soi isolée, l’ascétisme de la tour d’ivoire ou le pilier du stylite. L’âge spirituel sera prêt à s’instaurer quand le mental collectif de l’homme s’éveillera à ces trois vérités : divinité, liberté, unité,
et qu’il sera ou désirera être mû par ce triple Esprit ou cet Esprit
triple-en-un. Ce sera le signe que le cycle du développement
social que nous avons examiné, quittera la ronde de ses répétitions
incomplètes pour s’engager vers le but sur une nouvelle ligne
ascendante. Ayant commencé, comme nous l’avons supposé, par
un âge symbolique où l’homme sentait derrière toute vie une
grande Réalité qu’il cherchait à travers des symboles, le cycle
social atteindra un âge où l’homme commencera à vivre dans
cette Réalité, non plus à travers le symbole ni par le pouvoir du
type ou de la convention ou de la raison individuelle et de la
volonté intellectuelle, mais selon sa nature la plus haute, qui sera
la nature même de cette Réalité enfin réalisée dans les conditions
— pas nécessairement identiques à celles qui prévalent actuellement — de l’existence terrestre.
C’est cela que les religions ont entrevu avec une intuition plus ou moins adéquate, mais le plus souvent comme dans un miroir, obscurément, et c’est ce qu’elles ont appelé le Royaume de Dieu sur terre — le royaume
intérieur de Dieu dans l’esprit de l’homme, et, par conséquent,
son royaume extérieur dans la vie des peuples, car l’un est le
résultat matériel de la réalisation de l’autre.
Extraits du "Cycle Humain", Aurobindo.