Pascal, déjà à l’époque de ses « Pensées », Article II, 67-23, nous avertissait
au sujet de la « vanité des sciences » : « La science des choses extérieures ne me
consolera pas de l’ignorance de la morale, au temps d’affliction ; mais la science
des moeurs me consolera toujours de l’ignorance des sciences extérieures. » Il
nous invitait déjà à devenir des psychologues de la morale. Nietzsche, quant à
lui, et comme cité dans les premières parties de cet essai, nous enjoignait à
explorer notre psychologie des « profondeurs », véritable science de la
conscience humaine, à la recherche de la vérité. Nous verrons par la suite que
cette science de la conscience n’est pas fondamentalement différente de la
science physique tournée vers l’extérieur, vers l’objet, si ce n’est qu’elle ne
connaît pas de limites comme celles rencontrées par le mental ou l’intellect
humains.
D’ailleurs, afin d’illustrer notre propos, citons Albert Einstein, ce grand
physicien qui avait compris les limites de l’intellect humain (tout comme Pascal
à son époque) : « Un être humain est une partie de tout, que nous appelons
Univers, une partie limitée par l’espace et le temps. Il expérimente lui-même ses
pensées et ses sentiments comme quelque chose de séparé du reste, une sorte
d’illusion d’optique de sa conscience. Cette illusion est pour nous une forme de
prison, nous limitant à nos désirs personnels et à l’affection pour les quelques
personnes proches de nous. Notre tâche doit être de nous libérer de cette prison
en élargissant notre cercle de compassion pour embrasser dans leur beauté toutes
les créatures vivantes et l’ensemble de la nature. » À l’instar de Pascal, il avait
cerné les limites de la science physique
Notre perception du temps est corrélée à notre perception de l’espace. Plus
notre conscience du monde extérieur s’élargit, plus la Terre nous apparaît
réduite, et plus les distances s’amenuisent. Il en va de même pour le temps.
Notre perception de celui-ci est accélérée en même temps que s’accroît notre
conscience du monde physique, et notre intellect accentue rapidement ce
processus. A contrario, lorsqu’on pénètre ce que l’on nomme notre inconscient,
lorsqu’on s’y enfonce jusqu’à devenir atome (« dans ce raccourci d’atome »,
comme l’écrivait Pascal, voir la citation dans une partie précédente), embrassant
la Nature dans son immensité, dans sa « sphère infinie » (encore une expression
empruntée à Pascal), le temps disparaît, ainsi que l’espace tridimensionnel, pour
finalement laisser place à une forme d’éternité dans un espace infini, ou dans une
sphère infinie dont le centre est partout et nulle part en même temps. Nous
sortons de l’Espace-Temps propre à la conscience humaine moyenne actuelle, tel
que représenté par notre perception du monde et de l’Univers.
.
Nous voyons bien que nous ne sommes qu’une part minuscule d’une
conscience universelle qui tente de s’exprimer tant bien que mal à travers tout ce
qui compose la matière et la vie en général, à travers ce que nous représentons
tant intérieurement qu’extérieurement (notre inconscient et notre conscience).
Car notre inconscient lui-même n’est qu’une partie de cette conscience
universelle qui nous est voilée et qui agit sur nous sans que nous le réalisions.
C’est une force, « inconsciente » à nos yeux, qui est la volonté de puissance
nietzschéenne et qui nous pousse malgré nous durant toute notre vie physique,
vitale, et mentale sans que nous comprenions ce qui nous conduit véritablement.
Et nous pensons toujours, à tort, que nous faisons nos propres choix, comme le
souligne très clairement Sri Aurobindo, à l’instar de C. G. Jung : "[...] et même
quand nous parvenons à nous maîtriser et nous diriger nous-mêmes, nous ne
sommes que les instruments de ce qui nous paraît être l’inconscient au-dedans de
nous" (La vie divine, p. 244).
C’est en ce sens que même cette autre part de nous-mêmes que nous nommons
« inconscient » apparaît à notre être psychique, notre véritable « moi » (et qui
n’est pas notre moi égoïste de surface), comme une partie de la conscience
universelle, celle qui englobe tout, toutes les formes de matière et de vie
terrestres (du minéral au végétal, du végétal à l’animal et de l’animal à l’homme,
l’homme qui n’est pas la phase achevée de l’évolution sur Terre).
Michel Onfray, nous explique dans son livre « Cosmos », page 182,
que : « Pendant des milliards d’années, il n’y a pas eu de vie sur Terre, de même
qu’assez probablement la vie disparaîtra sur Terre et qu’elle continuera sans vie
et sans organismes vivants pendant des milliards d’années avant de disparaître,
elle aussi consumée par les forces gigantesques à l’oeuvre dans un univers dont
les lois nous échappent absolument. Mais avant la vie, il n’y a pas rien, ce qui
est, c’est déjà la volonté de puissance nietzschéenne : une force qui meut tout ce
qui est, le non vivant comme le vivant. [...] ».
Michel Onfray reconnaît donc qu’une force, une énergie agit directement sur
la matière et le vivant et qui n’est pas issue de la matière. On ne peut que le
rejoindre dans sa vision objective de l’évolution terrestre.
Cependant, il a raison et il a tort en même temps, car tout comme Nietzsche, il
s’arrête à mi-chemin dans son raisonnement finalement trop cartésien, pensant
sans nul doute que l’homme est le degré final, le stade ultime de l’évolution
terrestre (et qu’après lui il n’y aura donc plus rien…) L’Homme, donc, pense être
le dernier cycle de l’évolution, tout comme les singes croyaient sans doute l’être
avant l’apparition du premier anthropoïde. Mais nous ne saurions présumer de
cette force que représente la volonté de puissance de la nature, la puissance
cosmique.
A.S. Dalal dans son livre « Vers une Psychologie Intégrale », qui se veut être
une introduction à la pensée psychologique de Sri Aurobindo, nous explique la
même chose quasiment de la même manière, page 490 : « Avant l’apparition de
l’être humain, l’évolution de la matière à la vie et de la vie au mental a été
effectuée par la Conscience-Force sans une volonté consciente dans la plante et
l’animal ». Sri Aurobindo précise davantage : « La matière n’est jamais inerte,
inconsciente, qu’en apparence. Comme l’admet la science moderne elle-même,
la matière n’est que de l’énergie en action, et, comme nous le savons en Inde,
l’énergie est une force de conscience en action » (Lettres sur le Yoga – I, p. 262).
De même que C. G. Jung dans « Psychologie du yoga de la Kundalînî » nous
expliquait qu’il existe différents niveaux de conscience, tant individuellement
que collectivement (sans nous faire comprendre réellement comment s’opérait le
passage d’un niveau à un autre), Sri Aurobindo l’explique pour toutes les formes
ou corps déterminés matériellement, du minéral au végétal, du végétal à
l’animal, puis de l’animal à l’homme. L’évolution s’avère être en réalité une
partie d’inconscience qui se dévoile par bonds successifs discontinus, et sans
rapport avec l’intelligence ou le mental humains.
C’est ce que nous précise également A.S. Dalal, toujours dans Vers une
Psychologie Intégrale, page 492 : « La transition d’une étape achevée à
l’apparition de la suivante est une soudaine transformation plutôt qu’un passage
graduel. Ces sauts dans le processus évolutif sont dus au fait qu’à chaque étape
achevée de l’évolution il y a une augmentation de conscience vers un autre
principe de l’être tout à fait différent, entraînant un renversement de
conscience ». C’est le processus de la volonté de puissance de la nature (et que
Nietzsche avait parfaitement senti) qui projette toujours davantage de conscience
dans les cycles de l’évolution sur Terre.
Concernant ces bonds successifs discontinus, comment ne pas faire le
rapprochement avec l’atome ?
En effet, un atome ne peut exister que dans une suite discontinue d’états
stationnaires (les atomes passent d’un niveau d’énergie à un autre
instantanément, d’un état stable à un autre) dont l’énergie est bien déterminée et
le quantum d’énergie qu’il perd ou qu’il gagne est émis (ou absorbé) sous forme
d’une radiation électromagnétique.
Cela organise l’élargissement ou le rétrécissement du champ
électromagnétique. La conscience opérerait-elle de la même manière ? Cela
expliquerait le fameux voile de Maya (pour la conscience humaine) des
Upanishads de l’Inde et qui correspond à la description du champ unifié
découvert par Albert Einstein.
L’état de plus basse énergie est appelé état fondamental et représente l’état le
plus stable de l’atome. Serait-ce également l’état de l’inconscient fondamental
dans l’Univers ?
L’orbite de l’électron décrit le niveau d’énergie de l’atome. De même que
l’orbite de notre véritable moi décrit notre niveau de conscience, comme
expliqué dans une partie plus avant.
Donc le mouvement des atomes évolue par bonds discontinus. Les ondes
lumineuses continues transportent leur énergie sous forme discontinue,
concentrée dans des corpuscules de lumière, les photons.
Il apparaît que tout est quantique, et pourtant, ce « tout » n’est pas une seule et
même chose, la lumière n’est pas la matière. La portée universelle de la théorie
des quanta développée par Einstein lui vient de ce que le caractère discontinu
n’affecte pas seulement le rayonnement électromagnétique mais encore
l’ensemble des interactions dans tout l’Univers. Et le problème de
l’indépendance de l’énergie de l’électron était déjà un problème sérieux dans la
théorie classique du champ électromagnétique. Albert Einstein avait bien pris
conscience des limites de l’intellect dans la recherche de la vérité.
Si donc l’atome passe d’état en état, ou de niveau en niveau en absorbant et en
émettant toujours plus d’énergie, et ce, dans une évolution par bonds
discontinus, comment ne pas faire également le rapprochement avec l’évolution
de la conscience (physique, vitale et mentale) ? Car le passage d’un niveau à un
autre n’est possible que lorsque l’atome arrive à un point de saturation de
quantité d’énergie (de même qu’au niveau de notre conscience mentale actuelle,
notre intellect finit par tourner en rond sur lui-même). Alors le bond vers le
niveau supérieur se fait naturellement sans aucune continuité. Il en va de même
pour toute l’évolution physique sur Terre. Ernst Haeckel, un scientifique
allemand renommé, parlait déjà au XIXe siècle d’une forme de volonté dans
l’atome dans son approche matérialiste de l’évolution.
Notre corps est traversé, mué par une énergie qui définit notre tension
psychique et qui fait se mouvoir l’ensemble de ses parties jusqu’aux atomes,
énergie sans laquelle nous nous effondrerions littéralement. C’est la même
énergie qui fait se mouvoir et qui relie toutes les parties de l’Univers, jusqu’aux
atomes également, et sans nul doute infiniment plus en deçà. C’est en ce sens
que tout ce qui compose l’Univers, y compris l’homme bien évidemment, ne
forme en réalité qu’un seul et même Tout, comme l’avait saisi Einstein. Et c’est
cette énergie qui posait un véritable problème dans sa théorie du champ unifié et
nous montrait une fois de plus les limites de notre intellect.
.
Chacun émet son propre rayonnement tout comme l’atome et l’Univers, bien
que ce rayonnement ne soit pas perceptible. Ce champ émis individuellement
correspond à notre « sphère » de conscience ou niveau de conscience qui existe
également collectivement, pour un groupe, un pays et même au niveau mondial
comme nous l’explique C. G. Jung dans « Psychologie du yoga de la
Kundalini ». Il existe également un niveau de conscience universel, dont la
sphère apparaît délimitée par le champ unifié d’Einstein ou le voile de Maya des
Upanishads, et qui agit sur l’ensemble des éléments qui composent le Tout dans
l’Univers. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas d’autres niveaux, d’autres
plans de conscience au-delà de ce champ unifié, de ce voile, même si nous n’en
avons à l’heure actuelle aucune idée dans la conscience moyenne mondiale, et
encore moins à un niveau purement intellectuel.
Nous saisissons également alors comment ont pu se produire les bonds
successifs discontinus de la conscience physique vers la conscience vitale, puis
mentale (celle de l’homme ordinaire actuel). Puis au-delà vers tous les autres
plans de conscience au-dessus du mental définis par Sri Aurobindo : mental
supérieur, illuminé, intuitif, surmental (ces plans ne concernant qu’une minorité
d’entre nous), et enfin supramental, plan que nous ne connaissons pas encore
mais qui représente sans nul doute ce que sera le prochain stade de l’évolution
terrestre. C’est le Surhomme que Nietzsche avait clairement pressenti dans une
approche encore trop cartésienne, matérialiste et que Sri Aurobindo définit d’une
manière beaucoup plus subtile.
Car même si l’évolution est rendue possible par des « bonds » successifs de
niveau en niveau par accumulation de quantités d’énergie suffisantes jusqu’à
saturation pour chaque niveau avant le passage au suivant, et ce, de manière
discontinue, il n’en demeure pas moins que l’essentiel est conservé à chaque
passage à un nouveau cycle, et le superflu rejeté (tout comme l’atome absorbe ou
rejette lorsqu’il passe à un stade supérieur).
C’est ce que pensait déjà également Sri Aurobindo : « Le processus donne en
conséquence l’impression d’une série de montées et de descentes, mais
l’essentiel de ce que l’évolution a gagné est préservé [...]. » (Le Yoga Intégral,
p. 55).
Et c’est cela qui affecte le champ électromagnétique en l’élargissant. Ce qui
explique d’ailleurs pourquoi nous avons une perception de notre Univers en
perpétuel mouvement. C’est une conscience en mouvement, c’est une sphère, la
« sphère » de Pascal ou le champ unifié d’Einstein ou encore le voile de Maya
des Upanishads de l’Inde ou le « couvercle » de Sri Aurobindo. Donc plus nous
chercherons intellectuellement dans une approche purement matérialiste les clés
de compréhension de notre univers, plus nous tournerons en rond dans notre
« petit bocal » et moins nous saisirons la vérité.
L’homme lui-même rejette le superflu et conserve l’essentiel lorsqu’il passe à
d’autres niveaux de conscience. Il perd de plus en plus son animalité, puis sa
vitalité, ne cherchant plus seulement à satisfaire ses désirs passionnés et égoïstes,
entrant progressivement mais lentement dans une conscience de plus en plus
mentalisée, bien que toujours rattachée à ses besoins physiques et vitaux. Et c’est
lorsque son mental (son intellect) arrivera à saturation qu’il percevra une
conscience supérieure au-dessus qui ne pourra plus se satisfaire de l’état dans
lequel il se trouve, et qu’elle se manifestera. Comme elle s’est toujours
manifestée chaque fois que nécessaire dans les cycles de l’évolution.
Tout ce qui existe est donc bien de même nature, comme nous l’explique
Michel Onfray dans son livre « Cosmos », mais à des degrés différents qui
constituent la gradation de l’évolution jusqu’à son stade actuel. Le corps humain
est constitué d’organes, eux-mêmes constitués de cellules, elles-mêmes
constituées de molécules, elles-mêmes constituées d’atomes.
L’homme, donc le corps humain, représente la forme de conscience terrestre
dont le niveau « connu » est le plus évolué à ce jour. Est-ce à dire que c’est
l’ultime niveau de conscience que la Terre puisse produire ? Une telle
affirmation au regard des quatre milliards d’années de l’évolution terrestre
apparaît totalement absurde, et gonflée d’un orgueil et d’une vanité sans bornes.
Car, de fait, l’intellect humain n’est pas en capacité de « mesurer » par des
formules mathématiques l’évolution de la conscience.
L’humanité, à son stade actuel, doit nécessairement arriver à une forme de
saturation (tout comme les atomes) mentale, intellectuelle, avant le passage au
degré (ou au cycle) suivant de conscience qui bouleversera notre rapport au
monde et à la matière. Un véritable renversement de conscience doit s’opérer
dans la nature, de par sa volonté de puissance, comme à chaque grand cycle de
l’évolution. L’homme peut et doit participer, de par sa volonté consciente bien
que très imparfaite, à ce renversement car il n’est qu’un instrument de cette
volonté de puissance naturelle.