Le mouvement de la Frugalité heureuse et créative organisait ses rencontres nationales à Saint-Ouen (93) en septembre dernier. Ce fut l’occasion de parler de la métropolisation du Grand Paris avec Jade Lindgaard, cheffe du pôle Écologie de Mediapart et Siamak Shoara, urbaniste et militant, chargé d'accompagnement des collectifs d'habitants pour l’association APPUII (Alternative Pour des Projets Urbains Ici et à l’International). L’association APPUII est née il y a 15 ans avec les premiers quartiers ANRU - La Coudraie à Poissy, dont les habitant·es sont allés chercher des architectes et des urbanistes pour les aider à comprendre les procédures de rénovation urbaine et faire valoir leurs droits[1].
Les échanges ont commencé sur les questions sociales, les questions d’équité et d’exclusion, de vivre ensemble dans la métropole pour se poursuivre ensuite sur les sujets d’écologie.
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Une mise à distance de la population
Avant de comprendre comment construire une ville plus équitable et solidaire, quel diagnostic pouvons-nous faire du Grand Paris ?
Le mot “métropole” est manifestement un “gros mot”, un mot qui isole, qui éloigne, qui met à distance, comme la “métropole du Grand Paris” éloigne les habitantes et les habitants des décisions sur leur ville. Cette métropole, et notamment ses institutions, est largement méconnue de ses citoyen·nes alors qu’elle est en place depuis 15 ans (2010). Qui connaît ses 12 établissements publics territoriaux (EPT), son Conseil métropolitain et ses 208 élu·es, avec ses 3 vice-présidentes et ses 17 vice-présidents ? Dans les quartiers populaires, 70 % de la population ne vote pas. Le vocabulaire même utilisé dans l’aménagement, ses nombreux acronymes, les mots de “Grand Paris”, de “métropole”, de “métropolisation” sont symptomatiques de cette faille démocratique. Ils illustrent une forme de confiscation du territoire et de la réflexion sur son évolution.
Les rencontres de la Frugalité se déroulaient à Saint-Ouen, à proximité de plusieurs quartiers en cours de rénovation urbaine et impactés par les aménagements des Jeux olympiques de Paris 2024. Analysés par Jade Lindgaard dans Paris 2024. Une ville face à la violence olympique (2024), les aménagements construits pour ces jeux apparaissent comme emblématiques des failles du processus de métropolisation et du manque de place donné aux habitant·es :
En premier lieu, les décisions furent prises dans un processus vertical, sans les personnes concernées et en dehors des quartiers impactés par ces aménagements ; ce sont des décisions du Gouvernement, du Comité olympique, de la société de livraison des ouvrages olympiques (SOLIDEO). La concertation est venue après.
Précisément, les procédures de concertation et de participation au débat furent largement biaisées, saucissonnées entre les différents projets. Elles furent aussi impactées par le covid. Les collectifs d’habitants et les associations qui s’étaient constituées furent systématiquement tenus à l’écart, notamment sur le quartier Pleyel à Saint-Denis où, pour les besoins des JO, un échangeur autoroutier a été construit à proximité d’un groupe scolaire de 700 élèves.[2] Les lois et décrets spécifiques aux JO ont restreint les libertés et accéléré les procédures d’urbanisme. Sous prétexte d’urgence, de calendrier, de temporalités, les habitant·es n’ont pas été écouté·es. Les bâtiments et les quartiers se sont faits sans les habitants.
Enfin, ces nouveaux aménagements doivent être “rentables”. C’est là la conséquence du système de financement de ces ouvrages olympiques et notamment du village des athlètes. Les investisseurs privés, principaux promoteurs de ces ouvrages, veulent un retour sur investissement. Les prix de vente des appartements (~5 500 €/m²) sont près de 50 % au-dessus du marché, ce qui est inaccessible pour les habitant·es de Saint-Denis. Cela contribue à les déposséder de leur territoire.
Le prétexte de l’arrivée des Jeux olympiques a aussi été utilisé par l’ANRU (Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine) pour accélérer des procédures de rénovation urbaine et l’expulsion des habitant·es. Siamak explique que ce fut le cas pour les trois tours de la cité Marcel Paul qui devaient être rénovées ou détruites et où près de 300 familles devaient être expulsées et relogées de force dans des conditions déplorables et illégales[3]. Ces familles ont été aidées par APPUII pour faire reconnaître leur droit à être relogées de manière digne. La loi prévoit normalement un relogement sur le même territoire, mais le bailleur social de la cité Marcel Paul, au moment des JO, prétendait disposer d’une dérogation préfectorale pour reloger les familles plus loin dans toute l’Île-de-France. Les familles n’avaient droit qu’à trois propositions, en cas de refus, c’était l’expulsion. En prétendant disposer d’une dérogation préfectorale, le bailleur voulait accélérer les expulsions et passer en force en relogeant les familles dans des logements plus petits, plus chers, moins bien situés… APUII a découvert que cette dérogation préfectorale n’existait pas. C’était un moyen de mettre la pression sur les habitant·es et de les menacer d’expulsion. Des familles monoparentales risquaient de se retrouver à la rue. L’association APPUII a travaillé avec les familles à leur défense et a eu gain de cause.
Ces mêmes scénarios se répètent sur l’ensemble de la métropole, par exemple à Vitry ou à Bondy où la construction d’une gare de la ligne 15 du Grand Paris Express est prétexte à l’expulsion de pavillons populaires.
Penser les habitants comme des pions
En quoi les politiques de métropolisation et de rénovation urbaine actuelles vont-elles à l’encontre des intérêts des habitant·es ?
La métropolisation se fait sur le temps long. La réalisation d’infrastructures, telles que le Grand Paris Express ou les JO, sert à accélérer l’urbanisation et à passer outre le cadre légal, à déroger à la loi. Ces projets, passés en force, vont à l’encontre des attentes des habitant·es. Ils servent des politiques d’exclusion sociale, où les familles sont reléguées toujours plus loin. APPUII travaille essentiellement sur le logement social et constate une forme d’épuration sociale dans les quartiers populaires. Les habitant·es sont exclu·es du processus de rénovation et éloigné·es de leurs quartiers. Les territoires, ainsi vidés de leurs habitant·es, se gentrifient progressivement avec l’augmentation des prix des logements.
Les logements construits suite aux démolitions ne répondent pas à la crise du logement. Cette crise préexistait à la création de la métropole du Grand Paris et les politiques de métropolisation et d’hyperconcentration ne font qu’accentuer le manque de logements. Cette politique génère des besoins au lieu de les résorber. Les logements construits sont inaccessibles financièrement aux familles qui ont été délogées par l’ANRU. S'il existe une obligation de reloger sur le même territoire et de suivre les quantités de relogement, on constate une simple éthno-compatibilité, faite uniquement de manière quantitative. Aucune étude ne situe le contexte, les conditions du relogement, ou l’amélioration du cadre de vie, alors que c’est pourtant le premier objectif qui est annoncé. Avant d’être délogées, les familles d’un quartier tissent entre elles une multitude de liens et de solidarités invisibles, d’entraides. Celles-ci sont centrales dans un cadre de vie et sont impossibles à retrouver une fois que le quartier est détruit et les familles expulsées.
APPUII a lancé un Observatoire des projets imposés et contestés[4] pour faire bouger les institutions, interpeller l’ANRU et le ministère du Logement. Cette tribune des habitant·es qui ont subi les projets de rénovation urbaine et les démolitions analyse ce qu’il ne fallait pas faire : laisser pourrir les projets, priver de subvention les associations contestataires, empêcher la population de participer aux concertations… APPUII porte aussi un projet de loi avec deux députés pour faire avancer la concertation et la co-construction des projets : les faire porter par des tiers neutres, donner accès aux documents avant les réunions, financer les contre-expertises indépendantes, rendre des comptes sur les réalisations.
L’aménagement de la métropole repose sur une pensée du flux. Le concept de métabolisme urbain propose de rendre visible les flux de matière suivant l’approche de Sabine Barles, Grand Prix de l'urbanisme 2025. La métropolisation anticipe aussi les flux de personnes, de passager·es, de travailleurs·euses… Le territoire francilien n’est pas pensé en suivant les besoins et les préoccupations des citoyennes et des citoyens, mais comme un enchevêtrement de flux, flux d’habitant·es, flux logistiques, flux de transport du Grand Paris Express. C’est là une contradiction importante, le transport précède le milieu de vie et cela a des effets en cascade sur la vie des habitant·es. Jacqueline Lorthiois, qui a beaucoup analysé ces flux, parlait de “villes dissociées” : “l’habitant n’y travaille pas, le travailleur n’y réside pas”[5].
Bien sûr, des activités et des milieux de vie seront construits autour des gares, mais celles-ci ont été positionnées loin des habitations, des activités et des besoins déjà présents. Par exemple, la future gare du Mesnil-Amelot est prévue à l’extérieur de la ville, de même la gare du triangle de Gonesse est au milieu des champs. Il aurait été préférable de faire la ville dans l’autre sens, à partir des besoins existants, de programmer des gares là où vivent les personnes et de leur offrir un service public de proximité, un accès à l’emploi, aux écoles, aux activités… À Gonesse, la gare et ses aménagements vont détruire de précieuses terres agricoles. Ainsi, la métropole pense la ville à l’envers, l’aménagement part des flux et non des besoins.
Ce processus est très problématique d’un point de vue démocratique, écologique et social. Il est indispensable de proposer d’autres manières de penser et d’aménager les villes, en partant des besoins des habitants et non en transformant les habitants en pions qui circulent dans les flux de capitaux du Grand Paris.
Une écologie radicalement pragmatique
Dans un tel contexte, comment avoir une approche écologique ?
À Gonesse, le projet Carma prévoyait de créer une ceinture maraîchère agricole autour du Grand Paris. Cela faisait sens dans ce bassin francilien extrêmement fertile. Le projet faisait converger les compétences des habitant·es de Gonesse, de Villiers-le-Bel et d’Aulnay ; il n’était pas question d’imposer une approche écologique mais de travailler avec les habitant·es à la co-construction de ce projet de transition à la fois écologique et sociale. Les habitant·es ont des projets très concrets. Le projet Carma permettait de préserver les terres agricoles tout en travaillant sur la rénovation des logements des quartiers populaires. Carma a ouvert un nouvel imaginaire, révélant qu’il était possible de se nourrir grâce aux terres situées à proximité, reconnectant les quartiers et les terres agricoles, les sols vivants. Il permettait de rapprocher les habitant·es des territoires ruraux avec celles et ceux des quartiers populaires.
Nous pourrions penser que la vie urbaine génère moins d’impacts, les déplacements sont plus courts, collectifs, les bâtiments sont plus denses, moins consommateurs d’espaces et d’énergie… Seulement, en ville, toutes leurs ressources (l’eau, l’énergie, des aliments, etc.) sont importées. Pour répondre à leurs besoins, les villes sont responsables d’une forme d’extractivisme. De plus, elles externalisent tous leurs rejets, leurs déchets, leurs pollutions.
Ce schéma forme un flux linéaire à sens unique et cause l’impasse écologique actuelle. Jade nous explique que les citadins arrivent “en bout de course”. En dehors de quelques militant·es qui s’approvisionnent dans des AMAP, ou se logent en habitat participatif, la population urbaine ne choisit pas où elle va vivre, ni comment elle va se nourrir. Elle est en “bout de course”, tous les choix ont déjà été faits pour elle et c’est extrêmement impuissantant. C’est une des raisons pour lesquelles il est si difficile de créer des mouvements forts, revendicatifs de droit à la ville, d’imposer la voix des habitant·es qui voudraient autre chose.
Il existe bien sûr des luttes, notamment pour sauver les terres agricoles du plateau de Saclay ou pour celles du triangle de Gonesse ou à plus petite échelle pour celle des jardins ouvriers d’Aubervilliers, symbole de mobilisation face à la machine des JO. Ces luttes représentent un des rares espaces où on peut agir, où il est possible d’intervenir sur son milieu proche dans un rapport à la terre, dans une dimension sensible à l’espace vivant, non humain et à l’espace nourricier. Ces terres sont importantes pour permettre d’acquérir une conscience environnementale. Même les espaces publics subissent une forme de privatisation et de marchandisation. Seules ces terres permettent d’agir, semer, planter, faire pousser soi-même et récolter sa propre nourriture. Sans ces terres, une nouvelle fois, “on arrive en fin de course”.
Peut-on défendre l’écologie sans défendre les quartiers populaires ?
Dans une approche d’écologie populaire, il est important de ne pas porter un regard méprisant sur le béton. Il faut défendre les cités et leurs bâtiments des années 60, car ils constituent un milieu de vie, des réseaux d’amitié, des quartiers où de nombreux jeunes ont grandi et se retrouvent. Fatima Ouassak parle d’écologie pirate. Il est nécessaire de casser la barrière sociale, l’écart social entre les militant·es écologistes et les habitant·es des quartiers populaires. Les demandes sont différentes mais la défense des terres passe aussi par la défense des terres urbaines, des cités, des terres bétonnées. Il n’est pas possible de défendre l’un sans défendre l’autre.
La séparation de ces problématiques et la division entre les luttes laissent des boulevards aux aménageurs pour spéculer sur les territoires, détruire des quartiers et ravager des terres. Ce sont là les deux facettes des aménageurs qui d’une part s’accaparent des terres nourricières comme celles de Saclay et de Gonesse pour construire toujours plus de bureaux et d’entrepôts et d’autre part vont détruire des immeubles de logements sociaux pour créer des espaces verts dans les quartiers.
Les sujets d’écologie sont mieux compris aujourd’hui. L’aggravation du dérèglement climatique, avec ses canicules et ses catastrophes planétaires, est un sujet qui est installé dans le débat public. Par ailleurs, ces sujets sont tellement lourds, il y a une telle disproportion de forces entre les personnes qui luttent et le pouvoir économique qu’il est fondamental de voir ce qui avance et d’appuyer sur ce qui peut bouger. Aucune solution ne pourra résoudre seule tous les problèmes, mais nous devons être radicalement pragmatiques. Il existe de très nombreux collectifs, associations, AMAP qui proposent des solutions alternatives. Ils constituent une matrice fondamentale pour se conscientiser, faire entendre sa voix et renverser le cours des choses.
[1] https://appuii.wordpress.com/les-terrains/poissy/
[2] https://www.mediapart.fr/journal/france/021120/paris-2024-les-jo-menacent-de-polluer-l-air-d-un-quartier-populaire
[3] https://www.mediapart.fr/journal/france/260723/l-ile-saint-denis-ils-ne-veulent-pas-voir-nos-visages-pendant-les-jo
[4] https://appuii.wordpress.com/2024/02/27/le-premier-rapport-de-lobservatoire-des-projets-imposes-et-contestes-est-sorti/