Et que tout se joue dans les négociations entre Riyad et Ankara.
Ayant trouvé enfin l’opportunité de dénoncer avec plus de virulence, la guerre menée au Yémen par Mohamed Ben Salmane, les médias du monde entier nous abreuvent des terribles images d’enfants et de familles yéménites au bord de la mort. Il aura fallu attendre la mort de Kashoggi pour que l’on s’offusque des 10 000 morts au Yémen provoqués par la coalition dirigée par l’Arabie Saoudite pour déloger les Houthis chiites du pays. Mais la vraie question demeure : pourquoi tous les éléments concourent à isoler Riyad, et qu’en réalité rien ne se passe.
Car pour Trump, l’ennemi numéro 1 c’est Téhéran. En filigrane, on en revient toujours à la même rupture régionale qui oppose Arabie Saoudite et Iran. Plus encore ces jours ci puisque avec le retour des sanctions contre l'Iran, MBS doit largement se satisfaire que l’on détourne l’attention de lui. En effet, en déclenchant de nouveau un vent de sanctions contre le régime Iranien, l’Amérique vise probablement aussi à ménager son poulain saoudien en faisant opération de diversion. En attendant, l’Arabie Saoudite continue chaque jour à dériver mais rien n’est fait non seulement pour lutter contre sa violation systématique des droits de l’homme au Yémen, les camps de torture mis en place par son allié émirati et dénoncé par plusieurs organisations humanitaires dont Human Rights Watch, et sa politique de la mort qui continue à diffuser son idéologie wahabite et salafiste, catalyseur idéologique et religieux pour des milliers de jeunes musulmans et convertis perdus sur la planète.
Le sort aurait pu s’acharner provisoirement sur l’Arabie Saoudite, la contraignant dans un bal des dictateurs en quête de leadership, si la volonté de Recep Tayyip Erdogan, d’en finir avec Riyad, n’avait pas été dénuée d’un chantage économique à l’égard de MBS. En 2023, le dirigeant turc fêtera le centenaire de la république kémaliste et se doit de redresser l’économie au plus vite. Riyad financera pour amortir les effets de l’enquête Khashoggi. Déjà, Erdogan saisissant toute occasion de briller, n’a pas fait pas l’économie d’un plan de communication extrêmement proactif et invasif « à la saoudienne » dans le monde depuis quelques semaines pour vanter les charmes de son pays, et notamment, la publicité pour le nouvel aéroport d’Istanbul, vendu comme le plus moderne du monde. On en trouve la publicité dans les plus grands quotidiens européens ou sur les panneaux lumineux de Trafalgar Square à Londres. Mais Erdogan n’a pas les moyens de ses ambitions ni les ressources de Riyad et après le Qatar, la capitale saoudienne devrait investir dans l’économie d’Ankara. Il est donc coincé : vouloir la tête de MBS et ne pas pouvoir se passer de l’Arabie Saoudite.
Au-delà de la faille entre sunnites et chiites évoquée plus haut, l’affaire Kashoggi nous renvoie également à la vision de deux mondes sunnites pour l’avenir de la région : celui porté par le wahabisme arabe saoudien qui a inondé le monde musulman depuis les années 1970 ou celui de la Turquie frériste, qui tente de ressusciter par son action autoritaire géopolitique (depuis la Syrie jusqu’à la gestion de la question kurde dans son propre pays et au-delà), l’idéal des Frères musulmans qui avait été décimé après les « Printemps Arabes ». En effet, si dans le monde arabo-musulman, la Tunisie a pour premier parti Ennahda, une version light des Frères musulmans qui fait avec les règles de la démocratie, le Maroc lui pourrait bien voir le départ du PJD (Parti Justice et Développement), dans les prochains mois au profit du PAM (Parti Authenticité et Modernité) ou l’Istiklal (« Indépendance »). Quant à l’Egypte, le maréchal Sissi avait déjà totalement enterré l’alternative frériste depuis l’arrestation de l’ancien président Sissi en 2013 et l’interdiction du parti dans le pays, empêchant toute repousse. La Libye, elle, n’a qu’une minorité agissante de ses membres au pouvoir, malgré un parti structuré, le Parti de la Justice et de la Reconstruction, et quelques places de choix dont celle de la Présidence du Haut Conseil d’Etat.
Reste que l’Iran savamment isolé par la main américaine, le leadership régional est un jeu de dés pipés entre les deux autres pôles de pouvoir : la place de l’AKP au pouvoir depuis 2002 et la réélection triomphante d’Erdogan à la présidentielle, en fait un modèle de survivance d’islam politique. Peut-il constituer pour autant un modèle de résilience au long terme pour le monde musulman alors qu’il n’est même pas arabe? Jusque quand vu le glissement dictatorial de son dirigeant? Qui a les épaules pour contester la place de Riyad malgré ses déboires ? L’Amérique a fait son choix entre la peste et le choléra: c’était, c’est, et cela restera l’Arabie Saoudite et le silence complice de ses alliés en dit long. La seule question qui vaille est celle de la place de MBS : et là encore, dans un contexte politique favorable aux équilibristes et aux pompiers pyromanes, il y a fort à parier que Donald Trump le maintienne en poste. Khashoggi aura largement disparu des radars comme les milliers de morts yéménites. En quelque sorte, MBS est un homme de son temps et à toutes les chances de réussir son pari.Preuve en est: il ne perd pas de temps, puisqu'il annonçait le 8 novembre dernier, le début de son...programme nucléaire. Plus c'est gros....