SEBASTIEN BOUSSOIS
Chercheur enseignant en relations internationales, Géopolitique, Relations euro-arabes, Terrorisme et radicalisation, Pays du Golfe
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Billet de blog 11 déc. 2018

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Le Qatar peut-il devenir un médiateur régional incontournable?

Depuis deux ans, le Qatar à tour à tour été accusé de financer le terrorisme international, d’être le plus proche allié de l’Iran, de contribuer à la déstabilisation régionale en continuant de soutenir les Frères musulmans dans les pays en transition démocratique du monde arabe, de s’ingérer à grands renforts de pétrodollars dans l’économie des pays Occidentaux pour les « contrôler »

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

(Source: Laurent Martinez)

De tout cela, la propagande émirato-saoudienne est rapidement tombée.

Malgré le blocus imposé par les pays du Quartet[1] à Doha, le petit Emirat, qui  de par sa taille minuscule aurait pu être largement déstabilisé, ne l’a pas été grâce à son fonds souverain de probablement plus que 100 milliards de dollars qui permit d’amortir le choc. Grâce aussi à une campagne de déconstruction des mensonges du Prince héritier saoudien Mohamed Ben Salmane, Doha qui a largement reconnu ses erreurs du passé[2], peut difficilement être accusé encore aujourd’hui de tels faits. Que peut-on cacher de ses intentions politiques lorsque l’on apparaît aussi ouvertement dans tous les médias du monde et que surtout l’on dispose de la plus grande base américaine du monde hors-sol ? Comment interpréter le rôle de Donald Trump dans le déclenchement de la crise pour soutenir son allié numéro 1, l’Arabie Saoudite, quitte à mélanger intérêts personnels et publics[3] ? Comment croire encore que le Qatar ait abrité le leader du  Hamas Khaled Meechal de 1999 à 2014, et soutienne donc le terrorisme, alors que les Américains ont reconnu avoir demandé à Doha de le faire à l’époque ?

L’aide récente du Qatar, non pas au Hamas parce que c’est le Hamas, mais bien à Gaza pour venir en aide à la population gazaouie, a prouvé que le Qatar, de par ses alliances complexes et sa position de « go-between », peut jouer un rôle stratégique dans la résolution de certaines crises. En quelques mois, d’Etat paria, il a pu profiter de l’effondrement de l’image de l’Arabie Saoudite et de la politique meurtrière des Emirats-Arabes-Unis dans la guerre au Yémen qui a déjà provoqué la mort de près de 100 000 enfants. Toute l’agilité de la politique du Qatar résidera dans son pragmatisme habituel, son recentrage au cœur des Puissants, la préservation de sa relation avec les USA sans rancune après le déclenchement de la crise du 5 juin 2017, et sa capacité à ménager des alliés stratégiques du moment comme l’Iran et la Turquie tout en condamnant certaines de leurs actions dès l’instant qu’il n’est pas d’accord.

Les rôles traditionnels du Koweït et d’Oman comme médiateurs régionaux ont montré leurs limites depuis 2017. L’Emir du Koweït n’est malheureusement pas parvenu à régler les différents qui ont fait exploser en vol le CCG, le Conseil de Coopération des Pays du Golfe. C’est probablement maintenant que Doha peut profiter de la vague car depuis la crise, il n’a jamais eu autant d’alliés. Prenons le cas de la question israélo-palestinienne. Si la situation semble insoluble depuis des années, le rapprochement récent entre Israël et l’Arabie Saoudite est à double tranchant : les deux jouent avec le feu pour isoler leur ennemi commun, l’Iran. Incompréhensible pour la majorité des pays arabes, ce rapprochement sert les intérêts de l’Egypte qui a toujours tenté d’être un médiateur régional sur cette question. En 2002, la proposition du Plan de paix de la Ligue arabe largement porté par l’Arabie Saoudite était restée lettre morte alors qu’il était un très bon plan pour les parties belligérantes. Il n’y aura pas de paix entre Israéliens et Palestiniens sans un règlement de la question de l’Etat palestinien, en lequel plus personne ne croit, mais bien en la réflexion profonde sur ce fameux Etat binational ou cette Confédération israélo-palestinienne. Rien ne se fera sans une résolution de la situation à Gaza qui est un danger pour la sécurité des Israéliens, des Palestiniens et de la région tout entière. Fin novembre 2018, l’Emir du Qatar a donc fait parvenir en plusieurs fois 90 millions de dollars aux Qataris avec l’accord d’Israël pour payer les fonctionnaires gazaouis, relancer les usines de traitement de l’eau et éviter le développement des maladies diverses, mais aussi améliorer les infrastructures locales. Le 10 décembre dernier, Doha a demandé l’autorisation à Israël de reconstruire l’aéroport de Gaza, financé à l’époque par les Européens et détruit par les opérations militaires israéliennes depuis 2008 contre Gaza, déclenchées suite aux tirs de roquettes dans le sud de l’Etat hébreu. L’Ambassadeur israélien aux Etats-Unis, Ron Dermer, a remercié récemment au nom du gouvernement israélien, l’envoyé spécial des Nations-Unies au Moyen Orient Nickolay Miladenov, l’Egypte et le Qatar pour leur efforts pour améliorer la situation à Gaza et espérait par là même qu’un accord à long terme puisse être obtenu afin qu’il maintienne et la sécurité d’Israël et le développement de Gaza.

Aucun apaisement ne pourra-t-être possible dans la durée pour Tel Aviv, avec un tel foyer d’instabilité, de radicalisation, d’islamisation, à cinquante kilomètres seulement d’elle. Le choix du Qatar, proche de la Turquie et de l’Iran qui soutiennent le Hamas, et le dialogue relancé avec Israël, proche de Riyad qui exècre le Hamas, tout comme la discussion sur de potentielles relances des négociations avec l’Egypte qui fait partie du Qartet anti-Qatar depuis 2017, prouve à quel point Doha marche sur des œufs mais parvient par le jeu de la diplomatie à se remettre au cœur du domino régional. Impliqué auprès des Nations Unies dans la lutte contre le terrorisme, un temps positionné dans les opérations de paix entre l’Ethiopie et l’Erythree, Doha fait depuis 2017 le jeu total des institutions internationales et du droit international, que beaucoup cherchent à évincer. A commencer par l’Arabie Saoudite et les USA. La question israélo-palestinienne ne passera pas en dehors du droit international.

L’essentiel pour nous tous est de revenir au multilatéralisme, hérité de la création de l’ONU en 1945, et impliquer le plus grand nombre d’acteurs dans la résolution de crises régionales. Idem pour la crise en Syrie, la guerre au Yémen, et la situation en Libye. La crise de 2017 a donc bien eu pour effet absurde de détruire le CCG, de renforcer le Qatar, et d’affaiblir l’Arabie Saoudite. Tout le contraire de ce que ses instigateurs avaient souhaité. Tout ça pour ça ? Ils voulaient plus de stabilité, ils ont eu davantage d’instabilité et d’insécurité. Le Qatar joue gros, mais jusque maintenant, il a compris qu’il valait mieux discuter avec tout le monde, dans le cadre d’une guerre, puisqu’on ne fait jamais la paix avec ses amis. Et que pour parvenir à une solution, on doit impliquer tout le monde. Il en va de la question israélo-palestinienne avec le Hamas, comme de la situation en Syrie avec la Turquie et l’Iran. Donc oui, potentiellement, le Qatar pourrait devenir un médiateur régional incontournable s’il poursuit son chemin de normalisation tel qu’il le fait depuis le début de la crise de 2017.

[1] Arabie-Saoudite, Emirats-Arabes-Unis, Bahreïn et Egypte

[2] Notamment avoir soutenu les Frères musulmans dans les pays du Printemps arabes sans mesurer les conséquences mais tout simplement en considérant qu’ils étaient la force alternative la plus évidente sur le coup aux dictatures renversées.

[3] Jared Kuchner, gendre et émissaire spécial de son père, était parti rencontrer le Ministre de l’Economie qatari début 2017 pour lui demander un prêt pour sauver l’un de ses immeubles sur la 5e avenue à New-York qui lui fut refusé. Rentré furieux à la Maison-Blanche, il aurait tout fait pour convaincre son beau-père de « punir » Doha. Déjà en 2016, Riyad et Abu Dhabi avaient proposé leur soutien financer à Trump durant la campagne.  

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