
(LP/Frédéric Dugit)
Pour le public averti, tu étais un génie et tu a su marier rock aux origines occidentales avec le meilleur de la musique orientale d’Algérie, ton pays, et d’ailleurs. Pour le grand public, tu étais celui qui avait repris Charles Trenet. Le chaos qui pouvait parfois régner dans ton inspiration et en réalité la puissance créative qui en débouchaient m’ont sidéré plus d’une fois. Ta mort a secoué nombre d’âmes errantes qui « kiffent » la musique du Bled et le métissage culturel. Ta voix déchirée continuera à nous hanter wesh.
Cette forme de douleur collective, je ne l’avais pas vu venir pas plus que ta disparition malheureusement si prématurée. Si j’écris à ce sujet, moi le docteur en sciences politiques et relations euro-arabes rattaché à plusieurs universités, c’est que je pense a posteriori que tu devrais être un véritable sujet d’études universitaires car tu es le symbole, le témoin et l’acteur d’une époque unique et depuis révolue en France : l’appel d’air et l’intégration des musiques orientales dans le paysage musical mainstream de l’hexagone. La dernière fois que j’ai assisté à un de tes concerts, c’était en novembre 2017 à Bruxelles avant de rejoindre quelques heures après un de tes amis de cœur, le sociologue lyonnais comme toi, Azouz Begag, pour poursuivre l’écriture d’un livre. Vous partagiez le même combat contre le racisme et pour la promotion de l’égalité de chances, que l’on soit beur jaune ou vert. Lors de ce dernier concert, j’ai pu une fois encore observer la diversité de ton public : arabe, pas arabe, jeune, pas jeune, toutes classes confondues. C’était la fête, on se serait cru à une fête de mariage du bled à chaque concert. Tu mêlais chansons en français et en arabe, tu n’avais pas frontières ni de limites d’ailleurs.
La première fois que j’ai-je dois l’avouer- entendu parler de toi, c’est lors de ce concert qui pour moi a marqué l’histoire de l’ouverture de la France à la diversité de ses musiques : c’était le projet d’Universal 1,2, 3 soleil à Bercy en 1998. Ce concert a fait basculer mon intérêt pour le monde arabe et le Maghreb, jusqu’à en faire mon quotidien. Mon père ne comprenait pas que je puisse m’intéresser à des chansons que l’on ne comprenait pas. Tu avais su séduire ma mère en revanche.
Bien sûr, Couscous Clan et Carte de Séjour avaient déjà eu un grand succès comme ta reprise de Douce France, chanson du patrimoine gaulois bien de chez nous que tu t’étais réapproprié à la sauce harissa. Tu aurais pu opter pour une reprise de Chorba le Grec mais ça aurait eu bien moins d’impact. Nous étions dans la belle France Black Blanc Beur, en pleine ouverture vers les musiques celtiques bretonnes du Nord et désormais bretonnes du Sud bien moins de chez nous. Le concert avec Faudel et Khaled a pour moi marqué l’histoire. Il a très exactement 20 ans et tu te casses à ce moment : c’était la première fois dans l’hexagone, que des chanteurs chantant en arabe eurent le privilège de là de commencer à passer dans les émissions de grande écoute et chez Michel Drucker. Comme me le disait le leader de l’Orchestre National de Barbès, « la fenêtre de tir était idéale, on pouvait désormais chanter en arabe sur le service public, c’était du jamais vu ». Il suffit de se souvenir du nombre de chanteurs qui ont embrayé dans la foulée pour exister du groupe Alimentation Générale, en passant par Cheb Bilal, BazBaz, l’ONB qui faisait un carton, et Faudel qui deviendra Révélation masculine aux Victoires de la Musique. J’ai eu près de 250 CD de musique dite-arabe. Mais le concert avait aussi remis en selle les grands et merveilleux classiques, Idir, Cheb Mami, Fairouz, Oum Khalthoum et fait redécouvrir les grands martyrs de ton pays : Cheb Hasni et Matoub Lounès entre autres. Il a fait découvrir aussi au grand public des vieux de la vieille d’un talent fou comme Lili Boniche, juif de Constantine, ou le grand Aït Menguellet.
Rachid, ce projet et cette réflexion que tu as nourri autour des questions d’immigration, d’intégration, d’identité, de ce que c’est que d’être Arabe aujourd’hui en France, est déjà resté dans les mémoires. C’est ce combat et cette ouverture de 1998 qu’il faudra étudier avec le recul. Tes coups de gueule, et ta carrière qui bascula dans l’international jusqu’à figurer dans la BO d’un des grands films du réalisateur américain Ridley Scott, étaient la preuve que la musique dite-arabe pouvait dépasser le simple cadre communautaire.
Je crois ne pas me tromper en me disant qu’il n’y avait rien eu de tel depuis Dalida. Je crois ne pas me tromper en disant que ta mort a soulevé des émotions profondes chez les Français qui n’avaient pas existé « pour un artiste chanteur arabe » depuis le mort de Dalida il y a exactement 30 ans. Je le dis d’autant plus librement que je n’écoute que tes albums depuis ta mort pour essayer encore de comprendre ce qui peut permettre à des jeunes arabes d’être fiers d’être ce qu’ils sont. Je pense que la carrière que tu laisses derrière toi est un message énorme de résistance et d’identification.
Résistance jusqu’au bout face à la maladie que tout le monde ignorait. Résistance politique face au glissement extrémiste de l’Europe. Résistance sociale et culturelle face à une France qui vous a fermé les portes depuis. Résistance pour savoir si tu serais enterré en Algérie ou en France. Plus personne ne chante en arabe chez Michel Drucker, qui lui est toujours là. Plus personne n’invite de groupes ou d’artistes « issus de la diversité » pour chanter en arabe. Ceux qui le sont chantent ou parlent en Français, des cautions parfaites pour montrer l’exemple. Faudel s’est fait connaître en chantant Tellement N’Brick, un titre métissé. Khaled explosait en France avec le titre Aïcha de Jean-Jacques Goldman. Toi tu cartonnais avec Douce France, mais et surtout ton plus grand succès, et ça aucun Français arabofébrile ne pourra le contester, c’est la remise au goût du jour de Ya Rayah de Dahmane Al Harrachi, qui depuis a fait le tour du monde.
Rachid Taha, de quoi est tu le nom ? De plusieurs générations de Français qui croient au métissage, qui croient que la France peut assumer son intérêt pour la diversité culturelle maghrébine et pas que par le couscous, qui pensent que le combat contre le racisme est loin d’être fini et que celui contre l’arabophobie nous promet de belles années, même si on pourrait avoir envie d’abandonner. Ta mort nous laisse dans le désarroi : je devais assister à un de tes ultimes concerts en Août dernier à Tunis, et j’ai fait le choix ce soir là de l’écriture. Comme aujourd’hui d’ailleurs, car en écoutant à nouveau intégralement 1,2,3 soleils, un peu de lumière est revenu en moi. Comme la lumière d’Oran que j’aime tant quand je vais en Algérie, pour voir mes amis, et comprendre davantage la richesse de cette musique de la résistance qu’est le Raï, cet art qui a vaincu les barbus de tout poils et les islamistes y compris pendant la Décennie noire. Rachid, bon vent. On pense à tes parents en se disant que jamais des parents devraient survivre à leurs enfants. Mais à en lire la presse, tu es leur fierté la plus absolue et tu deviens éternellement un de ces nombreux ponts entre les deux rives de la Méditerranée qui permettront à tant d’êtres humains j’en suis sûr de ne pas sombrer moralement, politiquement et socialement. Ya Roya Rachid....