"L'Eglise contre le Christ" ?
Eric Zemmour, politique identitaire et christianisme
Sébastien Fath (CNRS), 28 février 2022
"Aux antipodes" du message du Christ, mais pour l'identité catholique. Voici ce qui résume le rapport qu'entretient un candidat aux Présidentielles françaises 2022 avec le christianisme. Ce candidat, c'est Eric Zemmour. La popularité politique persistante de ce journaliste, transformé en quelques mois en prétendant à l'Elysée, restera comme une des surprises de l'année 2022 en France. Sa recette ? Une offre identitaire, sécuritaire et nationaliste assénée avec brutalité et conviction, doublée de capacités rhétoriques hors du commun. Un des éléments majeurs de son répertoire : la mise en valeur des "racines chrétiennes". Une part de l'électorat dit chrétien tend l'oreille, comme d'autres l'ont fait lors de l'élection de Trump aux Etats-Unis (2016), d'Orban en Hongrie et de Bolsonaro au Brésil (2018), et de Duda en Pologne (2020)[1]. Sur quels ingrédients s'appuie Zemmour pour vendre aux électrices et électeurs sa soupe de racines religieuses ?
Christianisme comme ciment conservateur, OUI
Dans la marmite de Panoramix, prière de faire mijoter les bouillons cube estampillés Clovis, Jeanne d'Arc, Catherine de Médicis et Colombey-les-deux-églises[2]. Tout en revendiquant un cadre laïque, Eric Zemmour se fait fort de remettre à l'honneur le christianisme, mais pas n'importe lequel. C'est le catholicisme d'identité qui l'intéresse. Héritage, plus que message. Les crèches, plus que les prêches. Les fossiles, plus que l'Evangile?
Reconnaissons-le, les identités européennes sont malmenées. La classe moyenne est fragilisée, les peurs progressent. Le discours du "c'était mieux avant" résonne chez beaucoup[3]. La réassurance identitaire séduit d'autant plus. La notion de "catholicisme d'identité" nous vient du politologue Philippe Portier (EPHE-PSL), qui l'a conceptualisée peu à peu depuis 2001[4]. Ce catholicisme fonctionne comme un marqueur identitaire. Il fixe, il rassure, il frontiérise. On le retrouve à longueur de pages et de discours lorsqu'Eric Zemmour invoque la religion. Le catholicisme, à ses yeux, a fait la France. La marque du christianisme dans l'évolution de l'histoire nationale est certes considérable, et aucun historien ne le contestera. Mais Eric Zemmour la transforme en fixateur normatif. Du descriptif, il passe au prescriptif. Au nom d'un certain passé, au passage embelli et relooké, citoyennes et citoyens du XXIe siècle sont tenus de se couler dans un moule. Même sans être catholique, un ressortissant 'gaulois' doit accepter et valider ce ciment supposé commun, oubliant au passage que "l'identité de la France" est bien plus large[5]. D'où son acrimonie pour toutes les religions qui menacent l'hégémonie de cette référence supposée partagée. C'est ainsi qu'il assimile le protestantisme, hier, à ce que représente l'islam politique aujourd'hui : une menace séparatiste. Il ne s'en cache pas dans Destin français. il revient sur le massacre de la Saint Barthélémy (1572), durant lequel 10.000 protestantes et protestants français perdirent la vie. Il voit ce carnage avec indulgence, comme un mal nécessaire. A ses yeux, le "peuple de Paris" manifeste alors "la volonté irrépressible de se faire justice soi-même, puisque l’État a renoncé à la rendre"[6]... Il fait preuve d'une même mansuétude pour le crime de masse (20.000 morts) perpétré par Richelieu lors du siège de La Rochelle, alors place forte protestante (1627-28). Se glissant dans la tête de Bossuet, Eric Zemmour écrit, toujours dans Destin français : "Le protestantisme est une attaque frontale contre l’unité du royaume et contre l’Église. C’est d’ailleurs ainsi que Luther a commencé, en brisant l’unité religieuse et donc politique du Saint Empire"[7]. La monarchie à la française a toutes les vertus dès lors qu'elle cimente l'unité et piétine les minorités religieuses. Zemmour vante...
Les "grands mérites de la Florentine (Catherine de Médicis), longtemps vouée aux gémonies historiques. L’arrivée tonitruante d’une nouvelle religion, l’islam, sur le sol de France nous ramène aux questions de cette période de guerre des Religions, aux conflits, aux subversions, au fondamentalisme religieux et à l’État dans l’État, à son prosélytisme ardent et à ses places fortes désormais banlieusardes, à ses ingérences étrangères sur un pouvoir faible, à ces prénoms coraniques « beaucoup mieux sentant de la foi » comme disait Montaigne"[8].
Protestants français, précurseurs des islamistes ?
Les huguenots, protestants d'hier, apparaissent, sous sa plume, comme les précurseurs des séparatistes islamistes du XXIe siècle. Du protestantisme du XVIe et XVIIe siècle à l'islamisme d'aujourd'hui, on s'inscrit, aux yeux de Zemmour, dans une même logique de fragmentation. A ceci près que les travaux des historiens ne confirment pas cette interprétation : ils nous rappellent que les places fortes huguenotes fonctionnaient avant tout comme des refuges, au sein d'une société restée violemment intolérante[9]. Chez Zemmour, les refuges protestants sont comparés aux quartiers populaires supposément plombés par l'islamisme. Et les maudits prénoms protestants d'hier sont rapprochés des "prénoms coraniques" d'aujourd'hui. Et méritent, dans les deux cas, la même répression impitoyable. Ce qu'écrit Eric Zemmour dans Destin français n'est pas un accident. L'analogie entre protestantisme (hier) et islamisme (aujourd'hui) vire chez-lui à l'obsession. Quatre ans avant Destin français, il écrivait ceci, dans Le suicide français, au sujet du département de la Seine-Saint-Denis :
"Incroyable destin de la banlieue rouge qui aura été la transition historique entre le christianisme (la cathédrale de Saint-Denis) et l'islam. Livrées comme les places fortes des nouveaux "protestants", qui avaient troqué Luther pour Staline, elles se transformèrent au fil des ans en d'innombrables La Rochelle islamiques qui enserrent, encerclent et menacent nos grandes métropoles. A l'époque du siège par Richelieu, on surnommait La Rochelle 'La Mecque du protestantisme'. Chateaubriand avait été prophète en 1840 : "Détruisez le christianisme et vous aurez l'islam"[10]
L'anachronisme et l'intolérance de ce répertoire typiquement antiprotestant revient dans de nombreuses prises de parole d'Eric Zemmour. L'hebdomadaire Réforme a regroupé et mis à disposition en ligne un abondant florilège, en septembre 2021[11]. Ce regard antiprotestant est également résumé -lestement- dans le petit livre collectif intitulé Zemmour contre l'histoire, publié en 2022. L'auteur y commente la position défendue par le polémiste au sujet du massacre de la Saint Barthélémy : "Rejetant toute repentance, Éric Zemmour ne pleure pas les milliers de protestants, hommes, femmes et enfants assassinés par des catholiques en 1572. Il regrette qu’on n’ait alors pas fini le travail"[12] .
Protestants, hier ? Musulmans, aujourd'hui ? Dégagez l'espace public, cachez-vous, soyez discrets. Clovis plutôt que le Coran, le vin de messe plutôt que Calvin. Face au danger séparatiste, un seul recours : la remise à l'honneur du catholicisme d'identité comme ciment conservateur. Dans une certaine discrétion, certes, car Zemmour vante aussi la laïcité. Mais avec un droit de priorité, un droit d'aînesse, un droit ancestral. Cette valorisation d'un catholicisme d'identité s'inscrit dans une fabrique du populisme qui dépasse les frontières nationales. Regardons outre-Atlantique. Tout en n'ayant rien d'un catholique pratiquant, l'idéologue Steve Bannon a su recourir au même répertoire au service de Donald Trump. En ciblant cette fois aussi bien les protestants évangéliques que les catholiques, Bannon a joué sur le sentiment obsidional d'une classe moyenne inquiète, comme l'explique entre autres Joshua Green[13].
Le rêve d'un Poutine français
L'idée fixe n'est pas d'invoquer le christianisme comme foi personnelle à dimension éthique, mais de mobiliser un référentiel chrétien culturel. Cette invocation fait du christianisme un marqueur identitaire ancré dans une "tradition occidentale" vantée à temps et contre-temps[14]. On n'est pas très loin non plus du rapport instrumental entretenu avec l'Eglise orthodoxe, en Russie, par l'autocrate Vladimir Poutine. Ce dernier n'hésite pas à discriminer les minorités religieuses. Il joue par ailleurs la carte politique de l'orthodoxie russe (Eglise majoritaire) au nom d'un projet impérial qui n'a de cesse de vanter les "racines" russes et la religion traditionnelle comme ciment. Dans un interview 2018 pour L'Opinion, on demande à Zemmour : "Vous rêvez d'un Poutine français ?", ce dernier répond du tac au tac, "Ah oui j'en rêverais, oui !"[15]. Pourquoi ? Dans l'ouvrage Un quinquennat pour rien[16], qui rassemble des chroniques RTL données entre 2013 et 2016, il répond : parce que Poutine serait le "dernier résistant à l'ouragan de politiquement correct qui, parti d'Amérique, détruit toutes les structures traditionnelles, famille, religion, patrie".
La soupe de racines proposée par Eric Zemmour s'annonce dès lors bien lourde à digérer : les bouillons cubes de tradition catholique rajoutés dans la marmite la durcissent, jusqu'à se faire ciment conservateur, autoritaire. Et discriminatoire à l'encontre des minorités religieuses, y compris chrétiennes.
Christianisme comme ferment transformateur, NON
Dans la potion magique de "reconquête" nationaliste, le candidat Zemmour n'a rien prévu, en revanche, en matière de transformation. Les racines catholiques sont priées de garder leur goût dominant; quant au reste, pas de vagues, sinon ouste, dehors. Eric Zemmour accepte le christianisme comme identité conservatrice, pas comme identité de transformation. Le "hic", c'est que tel était pourtant le projet attribué par près de deux milliards de chrétiens aujourd'hui à un certain Jésus-Christ, si 'on en croit du moins les sources du Premier Siècle, puis celles de Pères de l'Eglise. Le rabbin Yeshuah n'était pas en odeur de sainteté des religieux conservateurs. Ce "Dieu qui riait" face aux mines crispées des gardiens de la Tradition[17] n'avait de cesse, selon les textes, de pratiquer l'art du contre-pied, s'intéressant particulièrement aux "gens de mauvaise vie", aux parias, pour les conduire à la conversion. L'idée n'était pas de conserver, mais de transformer. Puis est venue l'Eglise-institution. Siècle après siècle, elle canalisa progressivement l'élan prophétique. Encadra la transformation éthique. Domestiqua les charismes. Cléricalisa les vocations. L'aiguille de la balance aurait-elle penché lentement de la foi qui transforme vers la loi qui conserve? Fedor Dostoïevski, dans Les Frères Karamazov, fit un résumé saisissant de cette mutation[18], dans la parabole du Grand Inquisiteur : ce dernier, représentant de l'institution, y condamne le Christ, qui aurait eu le tort de miser sur la liberté des humains. "Tu t’es fait une trop haute idée des hommes, car ce sont des esclaves, quoiqu’ils aient été créés rebelles"... Contre le Christ qui transforme et libère des haines, contre cette foi qui convertit et tourne vers l'Autre, Zemmour plaide pour la tradition et l'institution qui la défend. Il joue l'Eglise (une certaine Eglise) contre le Christ. Sur France Inter, Raphaël Glucksmann l'interpelle à ce sujet : vous dites clairement, je suis pour l'Eglise et contre le Christ", et Eric Zemmour répond du tac au tac : "oui, je le dis clairement"[19]. La conservation et la barrière, oui, la conversion et la passerelle, non. L'Eglise, sans l'Evangile du Christ. Il s'en explique avec clarté et franchise dans Destin français (2018), en se démarquant au passage de la philosophe chrétienne Simone Weil :
« Je ne crois pas en la résurrection du Christ ni dans le dogme de l’Immaculée Conception, mais je suis convaincu qu’on ne peut être français sans être profondément imprégné du catholicisme, son culte des images, de la pompe, l’ordre instauré par l’Église, ce mélange subtil de Morale juive, de Raison grecque, et de Loi romaine, mais aussi de l’humilité de ses serviteurs, même forcée, de leur sensibilité aux pauvres, ou encore de ce que René Girard nous a enseigné sur la manière dont Jésus, en se sacrifiant, a dévoilé et délégitimé l’ancestrale malédiction du « bouc émissaire ». Dans son texte fameux sur l’« enracinement », Simone Weil distingue entre catholicisme et christianisme. Le catholicisme, c’est la Loi (juive) et l’ordre (romain). Le christianisme, c’est le message du Christ, c’est « aimez-vous les uns les autres », c’est « il n’y a plus de Grecs ni juifs, ni hommes ni femmes ». La loi et l’ordre subvertis par l’Amour. Bien que née juive, Simone Weil se sent chrétienne, mais voue aux gémonies le catholicisme. Je suis aux antipodes de notre noble philosophe. Je fais mien le catholicisme, qui bien qu’universel (en grec, katholicos) se marie – se mariait – avec le patriotisme français"[20]
Le retour de Maurras : nation et Église plutôt que le Christ
Entre catholicisme au sens de loi, et christianisme au sens du message d'amour du Christ, Zemmour choisit le premier. Il se dit "aux antipodes" de l'enseignement du Christ tel que le résume Simone Weil. Il réfute le "aimez-vous les uns les autres" du christianisme. L'ordre et la loi, oui, l'ouverture évangélique à l'autre, non. Ce qui, au passage, met au défi tous les chrétiens, y compris catholiques, qui refusent de réduire la foi à la loi, et continuent à prendre au sérieux la dynamique de fraternité et de conversion au coeur de leur lecture des Evangiles. On notera que de nombreux fidèles catholiques, en France, ne s'y sont pas trompés: que ce soit via des prises de parole publique, des médias confessionnels ou des associations, ils dénoncent ce qui leur apparaît un piège mortel pour leur foi, et une prise en otage de leur identité à des fins politiciennes[21]. Aux yeux de ces nombreux catholiques, sans le message du Christ, rejeté par Zemmour, l'Eglise n'est plus l'Eglise. Rédactrice en chef du quotidien La Croix, Isabelle de Gaulmyn rappelle :
"Le christianisme ne ressort pas indemne de cette manipulation. L’Évangile a placé en premier non pas la défense de l’identité ou du sol, mais l’amour du prochain. Si l’Europe est devenue chrétienne, c’est d’abord en construisant des hôpitaux, des écoles, des centres pour les plus pauvres ou les plus fragiles. Et non en hérissant des barrières"[22]
D'autant que l'option défendue par Zemmour s'inscrit dans un souvenir douloureux, celui de l'idéologue nationaliste français Charles Maurras (1868-1952), chef de l'Action Française et théoricien du "nationalisme intégral". Maurras se voulait agnostique, mais vantait l'Eglise catholique comme ciment national, tout comme Eric Zemmour le fait aujourd'hui. De la même manière, Maurras, qui s'est rallié au Maréchal Pétain après la victoire nazie, se distanciait du message du Christ. Il jouait, lui aussi, la carte de l'Eglise-institution contre le message du Christ. Ce qui conduisit finalement le Saint-Siège à mettre l'Action Française à l'index, en dépit de sa popularité chez nombre de catholiques[23]. Cette décision de mise à l'index de l'Action Française de Maurras par le Pape Pie XI en 1926 fut diversement appréciée à l'époque. Elle était visionnaire. Elle entendait sanctionner un piège mortel tendu aux fidèles de l'époque : dévitaliser leur foi et instrumentaliser leur histoire au service de la seule religion qui vaille : le nationalisme.
Une religion civile nationaliste et catho-séculière ?
La valorisation par Zemmour d'un catholicisme d'identité comme marqueur national invite, pour finir, à soulever l'hypothèse de la religion civile. Contrairement à ses multiples déclarations, Eric Zemmour ne défend pas la laïcité, il la fragilise et la défigure. L'histoire de la laïcité française est marquée par la conquête de la séparation des sphères, la neutralité de l'Etat, et la liberté laissée aux citoyennes et citoyens de choisir leurs options religieuses, sans que ces choix n'influent sur le degré de citoyenneté. En exaltant le catholicisme d'identité comme indispensable ciment national, Eric Zemmour promeut, non pas la laïcité, mais la "religion civile", telle que Rousseau l'avait une première fois théorisée dans le Contrat social (1762), avant que Robert Bellah ne l'acclimate aux Etats-Unis depuis 1967[24]. On entend par là une forme de religiosité générique, peu définie confessionnellement, partagée par tout le corps civique, destinée à souder la nation, pour le meilleur et pour le pire.
Tout en prétendant le contraire, Eric Zemmour n'emprunte pas les chemins de liberté de la laïcité française. Il nous emmène dans un cul-de-sac, celui d'une religion civile nationaliste et catho-séculière nourrie de nostalgie, de populisme et d'opportunisme électoral. Ce qui se rapproche de ce que le sociologue Jean-Paul Willaime décrit comme une "catho-laïcité"[25]. Ce mix singulier mêle un catholicisme d'identité obligatoire, même pour les non-catholiques (athées, juifs, protestants, musulmans), et un mode de vie et de pensée sécularisé gouverné par la rationalité instrumentale, qui prétend se réclamer de la laïcité, mais sans vraiment la comprendre. Cette religion civile catho-laïque ou catho-séculière à la Zemmour n'est pas si éloignée, en contexte russe, du cocktail Molotov combinant sécularisme et orthodoxie proposé par Poutine. Ce faisant, à l'inverse des ouvertures d'une laïcité républicaine appuyée sur le principe d'égalité, elle aboutit à un rétrécissement explosif des options. Surtout pour les minoritaires et voix dissidentes, y compris chrétiens. Mais aussi pour les catholiques eux-mêmes, qui se voient pris en otage d'une instrumentalisation grossière qui prétend honorer les racines catholiques tout en les coulant dans le béton identitaire (tuant toute sève).
Iacopo Scaramuzzi, dans un essai percutant, décrypte très bien ces processus[26]. Cette religion civile façon Zemmour (et Marion Maréchal) réveille le fantôme d'un nationalisme chrétien de sinistre mémoire dont musulmans, juifs, protestants évangéliques, mais aussi athées anticléricaux et autres minoritaires ont séculairement souffert en Europe. Rien de tel que relire Eric Zemmour dans le texte pour comprendre l'impact altérophobe[27] de cet imaginaire nationaliste :
Il dénonce ce "monde ouvert, fluide sans ordre ni référence, dynamique mais inégalitaire, ce monde globalisé, libéral et libre-échangiste imposé par les puissances maritimes et marchandes et dominé par la finance, que tout au long de son Histoire la France a obstinément rejeté et combattu par le fer et par le feu : Louis XIV chassant les protestants et faisant la guerre aux Anglo-Hollandais, Louis XV après la banqueroute de Law rejetant les thèses libérales des voltairiens et des anglomanes ; Napoléon avec le Blocus continental"[28]...
Identités meurtrières
Le "monde ouvert", voilà l'ennemi. L'ironie est que le spectre de la "libanisation" de la France, que Zemmour prétend éviter par sa politique régalienne autoritaire[29], revient en force par sa religion civile catho-séculière violemment excluante. Au lieu de les combattre, Zemmour nourrit, en réalité, ces identités meurtrières que l'écrivain franco-libanais Amin Maalouf[30] décrivait déjà en 1998. Lancée avec une puissance dévastatrice depuis 24 février 2022, après de nombreuses provocations, l'invasion de l'Ukraine par Vladimir Poutine a été bénie par l'Eglise orthodoxe russe[31]. Elle nous donne une idée des effets concrets de l'instrumentalisation des racines religieuses comme ciment du national-populisme. Le bouleversement durable du système-monde induit par cette invasion fait baisser d'un cran l'impact de ces rhétoriques dans l'opinion des pays démocratiques. Mais ne nous y trompons pas : ces répertoires identitaires aux effets létaux restent influents, y compris, en France, chez une certaine Marion Maréchal, que beaucoup imaginent bien en future candidate à la Présidence de la République (cap 2027).
A cette "alliance contre-nature"[32], qui résistera ?
Sébastien Fath est historien, chercheur au CNRS, spécialiste des protestantismes évangéliques et des christianismes postcoloniaux. Il est membre du Groupe Société Religions Laïcités (EPHE-PSL / CNRS), dont il a été directeur (2019 et 2020). Il est également membre du Conseil Scientifique de la Vigie de la Laïcité.
[1] Vient de sortir : Alain Dieckhoff, Christophe Jaffrelot, Elise Massicard (ed), Contemporary Populists in Power, Palgrave McMillan, 2022
[2] Et non pas "Colombey-les-deux-mosquées", dixit Eric Zemmour dans un raccourci aux relents islamophobes proféré dans l'émission "Face à l'info" animée par Christine Kelly, chaîne CNews, 4 novembre 2021
[3] Christophe Guilluy, No society, La fin de la classe moyenne occidentale, Paris, Flammarion, 2018
[4] Philippe Portier, « Pluralité et unité dans le catholicisme français », Céline Béraud, Frédéric Gugelot et Isabelle Saint-Martin (dir.), Catholicisme en tensions, Paris, EHESS, 2012, p. 19-36
[5] Fernand Braudel, dans L'identité de la France, rappelle "Que la France se nomme diversité" (premier chapitre du Livre Premier, Espace et Histoire), L'identité de la France, Paris, Arthaud-Flammarion, 1986, p.28 à 110.
[6] Eric Zemmour, Destin français, Paris, Albin Michel 2018, chapitre "Nous sommes tous des Catherine"
[7] Eric Zemmour, Destin français, Paris, Albin Michel 2018., rubrique « Bossuet nous surprend et nous choque »-, E-Book Apple Books, p.358
[8] Eric Zemmour, Destin français, conclusion de la Première partie, Paris, Albin Michel 2018
[9] Voir notamment Bernard Roussel et Michel Grandjean, Coexister dans l'intolérance : l'Edit de Nantes (1598), Genève, Labor et Fides, 1998
[10] Eric Zemmour, Le suicide français, Paris, Albin Michel, 2014, p.214-215
[11] Rédaction de Réforme, "Zemmour et les protestants". "Réforme a compilé les articles rédigés ces dernières années sur celui qui prend un malin plaisir à taper sur les protestants", mis en ligne sur le site https://www.reforme.net/ le 16 septembre 2021 (accès libre)
[12] Collectif, Zemmour contre l'histoire, chapitre "1572 - Les victimes ne sont pas les bourreaux", Paris, Gallimard, 2022, p.14
[13] Joshua Green, Devil's Bargain: Steve Bannon, Donald Trump, and the Storming of the Presidency, Penguin Press, 2017
[14] Sébastien Fath et Jean-Pierre Laurant, "La tradition selon Steve Bannon, déclinaison géopolitique d'un discours alternatif", Politica Hermetica, n°33, 2019 (Esotérisme et géopolitique), p.132-150
[15] Eric Zemmour interrogé par Nicolas Beytout pour L'Opinion, vidéo 18 septembre 2018 (Youtube, chaîne L'Opinion)
[16] Eric Zemmour, Un quinquennat pour rien, Paris, Albin Michel, 2016
[17] Didier Decoin, Jésus, le Dieu qui riait, Paris, Livre de Poche, 2001
[18] Fedor Dostoïevski, Deuxième partie, Livre V « Pro et Contra », Les frères Karamazov, Paris, La Pleiade, 1952
[19] Eric Zemmour, Emission Le Grand Face à Face, France Inter, 15 septembre 2018
[20] Eric Zemmour, Destin français, introduction, Albin Michel 2018
[21] Lire notamment l'interview du journaliste et auteur Iacopo Scaramuzzi par Henrik Lindell, "Il y a un risque qu’ils vident le christianisme en le réduisant à un marqueur identitaire. En prenant un morceau du christianisme qui existe, en s’appuyant sur des valeurs réelles du catholicisme, mais pour en faire une arme contre les migrants, les musulmans, les couples homosexuels, ils cultivent une vision incomplète et fausse du christianisme". Cf. « Zemmour réduit le christianisme à un instrument contre l’islam », La Vie (online), 9 février 2022
[22] Isabelle de Gaulmyn, "De Salvini à Zemmour, l'instrumentalisation du christianisme par les populistes d'extrême droite", La Croix (online), 24 février 2022
[23] Emile Poulat, "Le Saint-Siège et l'action française, retour sur une condamnation", Revue Française d'Histoire des idées Politiques, 2010/1, n°31, p.141-159
[24] Sébastien Fath, "God bless America: fonction sociale et évolutions de la Religion Civile", Dieu bénisse l'Amérique, la religion de la Maison Blanche, Paris, Seuil, 2014, p.47-67
[25] Jean-Paul Willaime, "De la sacralisation de la France. Lieux de mémoire et imaginaire national", Archives de Sciences Sociales des Religions, n°66/1, 1988, p.125-145
[26] Iacopo Scaramuzzi, Dieu ? Au fond à droite, Quand les populistes instrumentalisent le christianisme, Paris, Salvator, 2022
[27] Stéphane François, Nicolas Lebourg, Histoire de la haine identitaire. Mutations et diffusions de l’altérophobie, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2016
[28] Eric Zemmour, Le suicide français, Paris, Albin Michel, 2014, p.46
[29] Eric Zemmour: "si on continue comme ça, la France en 2050 sera un Liban en grand", propos tenus lors du débat Zemmour-Mélenchon tenu sur la chaîne BFM TV, jeudi 23 septembre 2021
[30] Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998
[31] Voir Kathy Rousselet, "La religion au service de l’État russe", revue Etudes, 2018/5, p.83 à 94, et (pour l'actualité immédiate), Mark Silk, "Religious nationalism and the invasion of Ukraine", Religion News Service (online), 28 février 2022
[32] Christian Delahaye, L'alliance contre-nature, quand les religions nourrissent le populisme, ed. Empreinte, 2018