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Billet de blog 6 avril 2022

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L'hémiplégie religieuse et laïque de Jean-Luc Mélenchon

Face au judaïsme et au protestantisme évangélique, les indignations à géométrie variable de Jean-Luc Mélenchon

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L'hémiplégie religieuse et laïque de Jean-Luc Mélenchon

Face au judaïsme et au protestantisme évangélique

Sur l'échiquier politique, Eric Zemmour (Reconquête) et Jean-Luc Melenchon (Union populaire), candidats aux élections présidentielles françaises en 2022, paraissent aux antipodes. Ils partagent pourtant bien des traits. Tous deux complaisants à l'égard de Poutine, tous deux portés sur le verbe haut et les formules tonitruantes, tous deux critiques d'un "système" européen et du néolibéralisme, ils interrogent aussi tous deux le pacte républicain. Ils se font les avocats (Zemmour plus que Melenchon) d'une "démocratie illibérale" flirtant avec l'autoritarisme. Les deux ténors passent pour portés sur la démagogie, et une forme de violence, au moins verbale.

Du côté de Zemmour, cette violence a été maintes fois rappelée. Elle se fixe surtout sur deux groupes. D'une part, celui des migrants et des "étrangers". D'autre part, celui des musulmans. 

En matière religieuse, c'est l'obsession d'Eric Zemmour. Ce dernier se propose, en islamophobe assumé, de légiférer sur des bases discriminatoires. Prénoms, constructions de lieux de culte, port du foulard pour les femmes.... Tout y passe, au risque d'enterrer la devise républicaine et la laïcité, dont il prétend se réclamer. S'il n'aime guère les protestants, en revanche, il ne les cible pas. Pas plus que les catholiques (ouvertement courtisés) et les juifs.

Et côté Melenchon ? Quel rapport aux religions qui contribuent à la vie de la nation ? Le leader de la France insoumise (LFI)[1] partage avec Zemmour une bonne connaissance du christianisme et de son histoire. Il entretient un rapport réfléchi, et profond, avec le regard chrétien sur la condition humaine. Il ne courtise pas, en revanche, le catholicisme identitaire chéri par Zemmour, mais s'adresse volontiers aux héritiers (plus très nombreux) du catholicisme social. Sur l'islam, à l'inverse d'Eric Zemmour, il se fait volontiers le défenseur des musulmans, qu'il juge (en partie à juste titre) discriminés et stigmatisés, sans pour autant programmer d'innovation législative.

Globalement, rien, dans le programme de Mélenchon, n'annonce de mesures discriminatoires contre telle ou telle religion, ce qui est une différence notable avec Zemmour. En revanche, on retrouve, comme chez Zemmour, une vindicte ciblée contre telle ou telle minorité religieuse. Sur deux d'entre elles, en particulier, Mélenchon a dérapé plus d'une fois. Accidents répétés, ou symptômes d'une pensée binaire, prompte (comme chez beaucoup de démagogues), à singulariser un ou deux boucs émissaires ?

 Judaïsme

Premier dossier, celui du judaïsme. Les saillies de Jean-Luc Mélenchon à l'encontre d'Israël ne se comptent plus. Admettons qu'elles relèvent d'une simple expertise géopolitique, fusse-t-elle contestable. Quid des juifs ? À l'automne 2019, il participe à la manifestation contre l'islamophobie du 10 novembre à Paris, organisée principalement par le CCIF[2] et ses alliés[3]. Il qualifie l'événement de "magnifique journée d'unité républicaine" En réalité, sous couvert de dénoncer l'islamophobie qui, comme tous les discours de haine, doit être réprouvée, il s'agit d'une démonstration de force, soutenue principalement par des tenants de l'islam politique et de la gauche radicale. De nombreux marqueurs d'intolérance s'y expriment : on passera sur les exclamations "Allah Akbar", qui peuvent être expliquées, justifiées (éventuellement) et contextualisées. En revanche, le détournement de l'étoile jaune (obligatoirement portée par les Juifs sous l'occupation), les slogans comme ""Le fascisme est de retour : hier c’était les juifs, aujourd’hui les musulmans" (brandi sur une pancarte) se rapprochent des registres du nouvel antisémitisme, celui que porte une large partie de l'islam politique, notamment financé par les pétromonarchies du Golfe. Comment oser mettre sur le même plan les lois antisémites prises sous l'Occupation, la Shoah et la condition des musulmans de France en 2019 ?[4] La chasse aux voix expliquerait-elle tout ? Début avril 2022, le relai islamique européen de l'ex-CCIF, le CCIE, annonçait sur Twitter : 81% des adhérents sondés en enquête interne déclarent vouloir voter Mélenchon.... (cf. compte Twitter du CCIE, le 5 avril 2022).

Partisan d'une approche très conservatrice -étiquetée de gauche- du modèle étatique français, Jean-Luc Mélenchon a pris la lourde responsabilité d'apporter la caution de son prestige d'ancien candidat aux élections présidentielles, arrivé en 4e position au premier tour du scrutin de 2017, à des dérives rhétoriques et sémantiques. Réagissant à la défaite des travaillistes de Jeremy Corbyn au Royaume-Uni en décembre 2019, le chef de la France Insoumise écrivait ainsi sur son blog :

« Corbyn a dû subir sans secours la grossière accusation d’antisémitisme à travers le grand rabbin d’Angleterre et les divers réseaux d’influence du Likoud (parti d’extrême droite de Netanyahou en Israël[5]). Au lieu de riposter, il a passé son temps à s’excuser et à donner des gages. Dans les deux cas il a affiché une faiblesse qui a inquiété les secteurs populaires (...) Retraite à point, Europe allemande et néolibérale, capitalisme vert, génuflexion devant les ukases arrogantes des communautaristes du CRIF : c’est non. Et non c’est non. »[6]

Dans ce schème de pensée antisémite, le camp du progrès social serait ainsi mis à mal par... un entrelacs d'influences juives : le grand rabbin d'Angleterre, "divers réseaux", le Likoud, le CRIF. Ces propos signés Mélenchon s'inscrivent dans la plus pure tradition des chasses aux sorcières qui, jusqu'au XXe siècle, ont parfois fini par justifier les pogroms : le Juif, cible de la "panique identitaire" et bouc émissaire[7]. Des propos d'autant plus consternants que les juifs de France sont de loin les plus frappés, au prorata de leur population, par les atteintes intolérantes, comme cela a été rappelé dans un colloque publié en 2021[8].

Illustration 1
Taux de risque d'atteinte antireligieuse (France) © Sébastien Fath

Suivant ces données, par lieu/individu, les atteintes antijuives auraient une probabilité 46 fois plus élevée que les atteintes antichrétiennes, et 40 fois plus élevée que les atteintes antimusulmanes.

 Protestantisme évangélique

Second dossier, celui des protestants évangéliques. Représentant aujourd'hui 1,6% de la population française, les protestants évangéliques sont encore assez peu connu, bien qu'implantés depuis plus de deux siècles. Parce qu'ils pâtissent régulièrement des dérives médiatiques de leurs cousins d'outre-Atlantique (où l'évangélisme rassemble environ 1/4 de la population états-unienne, et 1/5 de la population brésilienne), ils sont une cible facile. Que le candidat de la France Insoumise ne ménage pas, à l'inverse des multiples précautions prises à l'égard de la minorité musulmane.

Lorsque la pandémie de la Covid-19 a débuté en France, en 2020,  des contaminations se sont produites à la suite du rassemblement annuel de jeûne et prière du 17 au 22/24 février 2020 dans la megachurch évangélique de 7000m2 de la Porte Ouverte Chrétienne de Mulhouse (Haut-Rhin). Elles ont attiré l'attention par leur ampleur à partir de mars 2020. Des invités sont venus de toute la France (Cotentin, Bouches-du-Rhône, Corse, Guyane), et au-delà (Burkina Faso). Les signalements de contamination sont venus au départ de l'Agence Régionale de Santé (ARS). Depuis début mars 2020, la presse nationale scrute le dossier. Les 5 jours de jeûne et prière organisés par la Porte Ouverte Chrétienne (POC) entre le 17 et le 22 février 2020 ont accueilli au moins 2500 personnes. L'événement se termine la veille de la déclaration de stade 1 de l'épidémie en France. Trois jours plus tard (25 février), un premier Français, de Crépy-en-Valois (Oise) décède de la Covid19 (sans relation avec Mulhouse). Dans le même temps, du 22 au 29 février 2020, le salon de l'agriculture a lieu à Paris. Il rassemble 482 221 visiteurs... Le mercredi 26 février 2020, 5000 supporters d'Italie du Nord (zone très touchée par la Covid, où les clubs jouent devant des stades vides) sont accueillis sans restriction dans les rues de Lyon et dans le Groupama Stadium de Décines pour le match Lyon-Juventus de Turin (Ligue des Champions).

A ce moment-là, les mesures barrières préconisées par le gouvernement n'avaient pas encore été mises en place par la préfecture. L'interdiction de rassemblement de plus de 5000 personnes (qui n'aurait de toute façon pas empêché l'événement évangélique POC à Mulhouse) n'avait pas encore été édictée. Enfin, la semaine de jeûne et prière de la POC était autorisée par la préfecture, dûment informée à l'avance. En dépit de ces éléments, Jean-Luc Mélenchon n'a pas hésité à mettre directement en cause "une réunion d'évangélistes", qui a "déclenché la contamination de masse" (tweet du 29/03). Puis au Grand Jury sur la chaîne LCI, le 5 avril 2020, il refuse de répondre sur l'attentat islamiste de Romans-sur-Isère et repointe du doigt "cette réunion des évangélistes à Mulhouse qui a provoqué le désastre"... Les protestants évangéliques sont, dans sa bouche, utilisés comme boucs émissaires. Ils auraient "provoqué le désastre", ce qui est contredit par les enquêtes approfondies faites a posteriori sur le sujet. Sans jamais avoir cherché à comprendre cet évangélisme, pourtant si apprécié des catégories populaires que Jean-Luc Mélenchon prétend rassembler, le candidat de la France Insoumise se permet de jeter à la vindicte publique des chrétiens minoritaires en difficulté, accusés sans fondement.

Au final, il semblerait que Jean-Luc Mélenchon, et peut-être aussi d'autres figures de La France Insoumise, souffriraient en quelque sorte d'une hémiplégie religieuse et laïque sur la question des minorités non-catholiques. D'un côté, des musulmans régulièrement  soutenus, parfois à juste titre, parfois de manière outrancière, en emblêmes (supposés) des quartiers populaires, électoralement rentables.

De l'autre, des juifs et des protestants évangéliques aisément pointés du doigt, moqués, voire dénoncés, parfois réduits à des stéréotypes indignes.

Entre ces deux pôles (clientèle électorale musulmane, minorités évangéliques et juives ignorées ou villipendées), on retrouve aussi, au milieu, des bouddhistes, orthodoxes, et autres minorités convictionnelles dont le candidat de la France Insoumise ne parle quasiment jamais. Pour un partisan des valeurs républicaines, de fraternité et de laïcité, allez comprendre !  

[1] Parti politique français fondé le 10 février 2016 sur une ligne populiste souvent qualifiée d'extrême gauche, non sans convergences conservatrices (politique économique, discours antisystème etc) avec le Rassemblement National, parti/miroir d'extrême droite conduit depuis 2011 par Marine Le Pen.

[2] Le Collectif Contre l'Islamophobie en France (CCIF) a été créé en 2003. Il est conduit depuis septembre 2015 par Marwan Muhammad. Il a été dissous en 2021.

[3] A gauche, le Parti Socialiste a refusé de s'associer, ainsi que certains responsables de La France Insoumise, comme le philosophe Benoît Schneckenburger, qui s'en expliqua par avance dans une tribune publiée sur son blog le 8 novembre 2019.

[4] On décrit comme le "Point Godwin" (inspiré de la Loi de Godwin, édictée en 1990 par Mike Godwin) l'instant où dans une conversation échauffée, l'un des interlocuteurs n'a plus d'autre argument, pour essayer d'impressionner son contradicteur, que de se référer au nazisme. Le renvoi au nazisme/fascisme devient un symptôme de sa pauvreté d'argumentation. Edwy Plenel a lui-même atteint un Point Godwin dans Pour les musulmans, un livre non sans mérite, mais qui cède à la facilité des comparaisons abusives et anachroniques entre la condition des Juifs, au temps des discriminations d'État, et la condition des musulmans de France aujourd'hui. Edwy Plenel, Pour les musulmans, Paris, La découverte, 2016.

[5] Jean-Luc Mélenchon se méprend sur le Likoud. Il existe des partis d'extrême droite en Israël. Le Likoud n'en est pas un. Il s'agit d'un parti de droite, équivalent du parti Les Républicains (LR) en France.

[6] Jean-Luc Mélenchon, "Corbyn, la synthèse mène au désastre", 13 décembre 2019, publié sur le blog du politicien (https://melenchon.fr/).

[7] Yves Chevalier, L'Antisémitisme : Le Juif comme bouc émissaire, Cerf, 1998.

[8] Voir Sébastien Fath, "Antisémitisme ancien et nouveau", in Etienne Lhermenault (dir), Antisémitisme, Charols, Excelsis, 2021, p.7 à 55.

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