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Billet de blog 7 mai 2023

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Décolonisons la lutte anti-sectes

"Pour monter en gamme dans la qualité de la vigilance contre les dérives sectaires, un effort est à conduire sur le double plan de la méthodologie et de l'idéologie"

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L'actualité récente, venue du Kenya, nous le rappelle : l'épouvantable drame de la secte de Shakahola, intitulée "Église internationale de la Bonne Nouvelle", invite à la vigilance. En attendant l'enquête, les premiers éléments de ce dossier révèlent des logiques d'emprise écrasantes, doublées d'une forme de clôture de la communauté, et de prescriptions ascétiques extrêmes (jeûne jusqu'à la mort "pour rencontrer Jésus"). Autant dire que la lutte contre les dérives sectaires est une exigence citoyenne, qui peut sauver des vies. 

A partir du terreau des religions instituées (catholicisme, protestantisme, islam, bouddhisme...), des leaders charismatiques qui confondent piété et fanatisme, enseignement et manipulation, exigence et autoritarisme, délivrance et autodestruction, conduisent régulièrement au pire, que ce soit en Afrique mais aussi en Europe, et sur tous les continents. Pour parer aux dérives, il n'y a pas de recette miracle. Mais la détermination et la qualité sont de mise. Les citoyennes et citoyens sont en droit d'attendre, du côté des instances chargées de la vigilance antisecte, à la fois des compétences reconnues, et une méthodologie rigoureuse. On en est malheureusement souvent bien loin, ce qui explique que le torchon brûle depuis de nombreuses années entre la quasi-totalité des chercheuses et chercheurs qualifiés qui travaillent sur les questions religieuses, sous l'angle des sciences sociales, et les instances officielles supposées alerter le public et mettre en lumière des faits établis (1).

Un exemple récent nous en est donné avec la Guadeloupe.  Publié en ligne le 3 mai 2023 dans un grand média francophone, un article signé Estelle Bagassien s'interroge sur "des dérives sectaires supposées en Guadeloupe en 2022" (2). L'intention est louable.  Car oui, les dérives, en milieu religieux, ne sont pas rares, que ce soit en métropole ou aux Antilles. S'appuyant sur un "comité interministériel de lutte et de prévention contre l’islamisme et le repli communautaire de Guadeloupe", structure censée coordonner la vigilance, l'article fait espérer une enquête sérieuse. Patatras.... A la lecture, on découvre une accumulation d'inexactitudes, maladresses et amalgames, qui donnent la pénible impression d'une énumération de rumeurs imprécises, pour ne pas dire d'erreurs grossières. N'incriminons pas trop vite la journaliste : c'est plutôt du côté de ses sources -le fameux "comité interministériel" local- que le bât blesse. Quatre groupes sont mentionnés par la journaliste. Prenons l'exemple d'Impact Centre Chrétien (ICC), une Église locale rattachée à une communion plus large (les Églises ICC sont nombreuses en Europe, en Afrique et aux Caraïbes).

Cette Église qui a pignon sur rue est située comme "pentecôtiste, en dehors de l'évangélisme". Ah bon ? La très grande majorité des spécialistes, mais aussi des structures pan-évangéliques, intègrent le pentecôtisme dans la sphère plus large de l'évangélisme (c'est notamment le cas du CNEF, Conseil National des Évangéliques de France). On affirme ensuite que cette Église serait marquée par "la théologie de la prospérité et le coachisme de développement personnel". Les observateurs ont-ils pris la peine de faire du terrain, et d'assister à quelques réunions ? Il se seraient aperçu que les contenus sont avant tout ceux d'un christianisme postcolonial ancré dans un large enseignement biblique. Avec sans doute un peu de coaching (et non de "coachisme"), une foi performative, et des encouragements à prospérer. Aux Antilles, c'est interdit ? Plus préoccupant est la mention d'une plainte pour viol déposée contre le pasteur il y a 15 quinze ans, mais "classée sans suite" en 2016 après vérification. Est-il déontologiquement admissible de revenir de cette manière sur une plainte classée sans suite, des années après ? On n'est pas loin, ici, de l'insinuation calomnieuse. D'autant plus que l'affaire se corse encore lorsque la journaliste avance que "l'Église Impact Chrétien propose aux enfants de 3 à 11 ans et de 12 à 17 ans, des cours de soutien scolaire et des offices religieux. L'Église a même organisé un séminaire pour les jeunes filles, pas toutes majeures, au Gosier au mois d'octobre". Les informations, en soi, sont justes. Mais en quoi semblent-t-elles poser difficulté ? Cette prise en charge de la jeunesse par l'Église ICC Guadeloupe s'inscrit dans les pratiques sociales et religieuses habituelles de milliers d'Églises. Chez les protestants, on appelle cela "groupes de jeunes", ou "école du dimanche", chez les catholiques français, catéchisme, Action catholique et scoutisme ont longtemps encadré la jeunesse, y compris, naturellement, des mineurs. Tout cela pour oser conclure, sans avoir avancé le moindre début de preuve, que "Impact chrétien (sic ; il s'agit en fait d'Impact Centre Chrétien) se caractérise par la déstabilisation mentale chez ses adeptes, ses exigences financières jugées exorbitantes, son discours anti-social et l'embrigadement des enfants". Anti-social ? Les très nombreuses familles qui, dans les Églises ICC, ont connu une ascension sociale grâce au "néo-pentecôtisme d'excellence" (3) proposé dans les assemblées, apprécieront.... ou pas. En l'état, sans la moindre décision de justice, ni enquête de terrain sourçable et vérifiable, une telle conclusion relève de la dénonciation calomnieuse. Pour information, le réseau des Églises ICC dont il est question ici, via son "campus" de Guadeloupe, a fait ses preuves depuis 21 ans, et appartient à la Fédération Protestante de France (FPF), dont il est d'ailleurs un fleuron (4).

Au-delà de cet exemple, parmi bien d'autres, c'est la question du sérieux des investigations faites qui est posée. Des Églises de toutes obédiences, que ce soit une paroisse catholique ou l'Église ICC, ne sont pas à l'abri de dérives locales. Mais encore faudrait-il le démontrer.  Dans ce cas précis, sans enquête contradictoire, sans connaissance fine des nouveaux christianismes contemporains ni consultation des laboratoires de recherche spécialisés sur la religion, à quoi arrive-t-on ? Au mieux à des approximations. Au pire, à de la diffamation. Après le scandale portant sur l'utilisation du Fonds Marianne (5) en métropole (une enquête judiciaire du Parquet National Financier est en cours, suite à un dépôt de plainte), la légèreté avec laquelle le "comité interministériel" local, en Guadeloupe, semble traiter des questions de radicalisation et de dérive sectaire pose question. La République, qui s'honore de veiller sur les libertés et de prévenir les radicalisations, mérite bien mieux !

Pour monter en gamme dans la qualité de la vigilance contre les dérives sectaires, un effort est à conduire sur le double plan de la méthodologie et de l'idéologie. Sur le premier axe, la mise en place d'une méthodologie rigoureuse (vérification des sources, recours aux sciences sociales, enquête contradictoire qui donne la parole à tous les intéressés) est évidemment un prérequis. Sur le second axe, celui de l'idéologie sous-jacente, trois pièges sont à éviter. Les deux premiers sont connus : en francophonie, on a encore régulièrement tendance à se méfier de "ce qui n'est pas catholique". Ce prisme catholique dominant a historiquement eu la fâcheuse habitude de soupçonner les groupes néoprotestants, en particulier les plus actifs (6). Second piège, le biais athée ou non-religieux, qui tend à réduire les expressions spirituelles et théologies à de la manipulation. Le troisième prisme déformant est moins souvent évoqué : il nous semble cependant jouer, dans ce cas antillais. Il s'agit du prisme colonial. Rappelons qu'au "temps des colonies", les Églises non initiées par des Blancs étaient systématiquement soupçonnées par les autorités françaises. On compte par milliers les leaders religieux noirs d'Afrique et des Caraïbes qui firent les frais d'un ordre colonial distinguant le "bon" religieux (de préférence catholique, et dans tous les cas, importé de la métropole) du "mauvais" (produit localement). Au Congo, par exemple, de Kimpa Vita, cheffe religieuse et politique brûlée vive par les Portugais en 1706, jusqu'à Simon Kimbangu, mort en prison en 1951, on ne compte plus les groupes spirituels et prophétiques taxés de secte et d'hérésie. Le contexte est différent aux Antilles, mais l'héritage colonial y reste fort, comme nous le rappelle tout dernièrement le professeur Hoarau dans une tribune éclairante (7).

Il se trouve qu'Impact Centre Chrétien Guadeloupe est conduite par un couple pastoral noir (ce qui est banal aux Antilles), au sein d'un réseau d'Églises postcoloniales fondé également par deux pasteurs noirs, les frères Yves et Yvan Castanou (ce qui est moins banal). Cette Église ne doit pas son existence au catholicisme, ni aux Églises protestantes fondées par des blancs.  Cela ne lui donne évidemment pas un totem d'immunité, car tous les milieux, chrétiens métropolitains, antillais blancs, noirs sont concernés par la vigilance contre les dérives. Mais pour la comprendre et l'analyser, il importe de sortir des impensés coloniaux qui tendent à soupçonner, par principe, les offres spirituelles non-héritées de la religion majoritaire de la métropole. Afin d'inscrire les observations faites dans un cadre de pensée honnête, dépourvu d'œillères idéologiques, et respectueux des formes spécifiques prises par le christianisme postcolonial, notamment en matière d'engagement militant (y compris financier) et de socialisation à la réussite.

Sébastien Fath

(1) Un jalon important fut la démission médiatisée de Nathalie Luca, chercheuse au CNRS (laboratoire CEIFR à l'époque), du conseil de la MIVILUDES, en novembre 2005.

(2) Estelle Bagassien, "Des dérives sectaires supposées en Guadeloupe en 2022", site La1èreFranceTVInfo, online, 3 mai 2023 (https://la1ere.francetvinfo.fr/guadeloupe/des-derives-sectaires-supposees-en-guadeloupe-en-2022-1391730.html)

(3) Lire Pamela Millet-Mouity, "La terre promise à rebours et le néo-pentecôtisme d'excellence", dans Odile Hamot (dir.), Terre(s) promise (s), Représentations et imaginaires, Paris, Classiques Garnier, p.277-295.

(4) Voir notamment l'interview de son pasteur principal, Yvan Castanou : "Nous, les évangéliques, devons être beaucoup plus humbles", Fil-info Francophonie, Regardsprotestants, 28 mars 2022 (online). https://regardsprotestants.com/actualites/francophonie/yvan-castanou-icc-nous-les-evangeliques-devons-etre-beaucoup-plus-humbles/

(5) Ce Fonds correspond à une enveloppe de 2 millions d'euros, destinée en principe à la lutte contre le séparatisme et la radicalisation en ligne. L'argent a été versé par le Secrétariat d'État à la citoyenneté en 2020, dans des conditions d'opacité qui restent à éclaircir, à 17 associations. Parmi ces 17 associations, deux sont notamment soupçonnées d'avoir utilisé cette enveloppe à d'autres fins.

(6) Cf. Jean Baubérot, Valentine Zuber, Une haine oubliée. L'antiprotestantisme avant le « pacte laïque » ( 1870-1905), Paris, Albin Michel, 2000, « Sciences des religions ».

(7) Jean-François Hoarau, "Dans les outre-mer, la colonisation française a laissé une empreinte durable et des séquelles profondes", Le Monde online, tribune publiée le 7 mai 2023 (https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/05/07/dans-les-outre-mer-la-colonisation-francaise-a-laisse-une-empreinte-durable-et-des-sequelles-profondes_6172388_3232.html).

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