A quoi servent les sciences sociales ? A « aider à comprendre le truc ». C’est en tout cas ce qu’exprimait un auditeur venu à Lyon à une conférence publique, il y a quelques années. Comprendre, et non pas prendre.
Les sciences humaines et sociales (SHS, dans le jargon spécialisé) revendiquent la noble mission de nourrir la connaissance partagée à partir d’analyses pluridisciplinaires. Ces réflexions nous viennent des historiens, des anthropologues, des politologues, sociologues, etc. formés pour produire de la connaissance, vérifiable et étayée, au-delà de la simple opinion. A leur meilleur, les SHS sont censées contribuer à mieux comprendre les mondes sociaux dans lesquels nous inscrivons nos trajectoires. Cela peut parfois valoir la vocation d’une vie. Cette ambition d’objectiver le regard, sur la base, dans la mesure du possible, d’une mise à distance des présupposés militants et convictionnels, est louable et salubre. Elle contribue en effet à mieux « faire société », ensemble et différents. Elle aide à dépassionner et à décloisonner les débats, à partir de données vérifiables, nourrissant un espace commun dont la République et la Démocratie ont grand besoin.
L’approche défendue par les sciences sociales n’est cependant pas exempte de biais, qui fonctionnent aussi comme des œillères. Plus il y en a, moins on y voit clair, même si ces biais donnent parfois l’occasion d’un entre-soi, bien au chaud… dans la pénombre des initiés qui croient n’avoir plus rien à apprendre. Histoire, sociologie, anthropologie etc. sont situées dans le temps et dans l’espace. Nées pendant la seconde colonisation (XVIII-XIXe siècle), les sciences sociales au sens où nous les entendons sont aujourd’hui confrontées, en situation postcoloniale, au défi des altermodernités et modernités multiples, qui décentrent le regard par rapport à un impérialisme occidental longtemps arrogant, eurocentrique et, disons-le, raciste. Dans les citadelles académiques européennes et nord-américaines, on n’aime pas beaucoup l’entendre. Circulez, il n’y a rien à voir.
Il est pourtant grand temps, aujourd’hui, d’aller plus loin dans la mise à jour de nos logiciels méthodologiques et, plus encore, de nos imaginaires. La longue patience déployée depuis les décolonisations des années 1950, dans l’attente d’un « white gaze » (regard blanc) enfin guéri de ses œillères, touche à sa fin. Ce que l’on observe au plan géopolitique -fin brutale et sans retour de la « françafrique », par exemple-, il faut s’attendre à le ratifier aussi dans les couloirs feutrés d’un monde académique longtemps resté dans un certain déni. La patience aujourd'hui a atteint ses limites. Stop. Passons à la vitesse supérieure, et parachevons la construction de sciences sociales véritablement postcoloniales, débarrassées des impensés et des entre-soi hérités du temps des colonies.
Sur la question du racisme, disons-le, ce milieu universitaire européen et nord-américain n’est pas toujours passé de la parole aux actes. On étudie le racisme, on s’en offusque officiellement, on va parfois jusqu’à flécher des parcours de réussite et des positions enviables en directions des « minorités » (cf. l’héritage de l’Affirmative action aux Etats-Unis)… mais à en juger par les multiples jeux de connivence, les sarcasmes et les disqualifications mezzo voce, a-t-on réellement mis le racisme à distance ? Si l’on considère les sciences sociales francophones, ce n’est pas gagné. Il y a du boulot ! Tentation de l’entre-soi, endogamie universitaire et racisme cordial à l’encontre des noirs[1] sévissent. Le racisme cordial est ainsi décrit par l’écrivaine Leonora Miano : « un noir peut avoir un peu d’ambition, mais pas trop ». Leonora Miano vient par ailleurs de publier un essai sur ces questions[2]. La situation postcoloniale des sciences sociales en francophonie reste marquée, dans les années 2020, par beaucoup d’impensés et d’inerties de toutes sortes. Des scories et œillères menacent la lucidité et la crédibilité des SHS, à l’heure, pourtant, où la montée des populismes et des complotismes de tous bords demanderait, plus que jamais, un éclairage objectivé de l’historien, du sociologue ou de l’anthropologue. Oui, il y a du boulot ! Retroussons-nous les manches ! Dans le cadre de cette courte chronique hébergée par Médiapart, que je remercie, voici trois exemples à l’appui de ce constat, en se focalisant sur la prise en compte (ou non) des afrodescendants subsahariens.
Sévérité bien ordonnée commence par soi-même. Le laboratoire auquel j’appartiens s’appelle le Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (EPHE-PSL / CNRS). C’est un creuset intellectuel magnifique. En France, un navire amiral, en matière de sciences sociales des religions et de la laïcité. Je suis vraiment fier d’en faire partie depuis 1998 et d’en avoir été directeur. Cet espace épistémique de très grande qualité a massivement contribué, et contribue toujours, à enrichir la réflexivité éclairée sur les phénomènes religieux et leurs régulations (typologie des laïcités, analyse de la sécularisation). Le dernier chercheur noir qui y fut invité en séminaire interne comme orateur principal est Jean-Martin Ouedraogo.
C’était à la fin du XXe siècle. Depuis le début du XXIe siècle, des chercheurs subsahariens sont intervenus parfois en réunion de programme, mais jamais en séminaire interne (l'événement scientifique mensuel où tout le laboratoire est rassemblé). Des chercheuses et chercheurs asiatiques, nord-américains, sud-américains (blancs), ou d’Afrique du Nord et Turquie sont venus à plusieurs reprises, au séminaire interne (principale rencontre scientifique du mois pour le GSRL). Des subsahariens, jamais. Et plus globalement aucune oratrice ou orateur noir. Normal ? Non, trois fois non. Pas de racisme volontaire dans cette omission, dont la responsabilité incombe à toutes et tous (dont moi-même, comme membre du GSRL) mais un impensé à revoir, un déficit d’ouverture à corriger…
Second exemple : en début de semaine passée, un collègue canadien, blanc, avec lequel il était envisagé une collaboration, portant notamment sur une Église transnationale africaine et afropéenne, publie, sur le réseau social X (anciennement Twitter) un commentaire à propos d’une photographie postée, sur le même réseau, par un couple pastoral afrodescendant, qui se trouve traverser l’Atlantique en avion, en classe affaire. Le commentaire indique, au-dessus de la photo du couple : « certains ne voyagent manifestement pas en classe éco », assorti d’un sourire entendu. Le message est adressé à un collègue, blanc lui-aussi, qui n’avait rien demandé. Il se trouve que ledit collègue était venu à Montréal peu avant en classe économique. La comparaison était tentante : pointer, par effet de contraste, « certains » (le couple pastoral, dont on envisage d’étudier l’Église) qui voyagent, eux, en classe affaire. Il se trouve que le couple afrodescendant en question, de phénotype noir, a payé son billet avec ses deniers (et non ceux de l’Église qu’il représente). Il se trouve aussi qu’il a bâti une part de sa réputation sur la (re)construction d’une image positive pour des chrétiennes et chrétiens noirs francophones marqués par l’héritage à longue portée de l’esclavage, de la colonisation et de l’épreuve migratoire. Une époque où l’on voyageait effectivement en « classe éco », voire dans les cales d’un bateau de négriers.
En soi, le commentaire peut paraître anodin. Et le chercheur en question, interpelé vivement, se récrie: évidemment, aucun racisme dans sa réaction ! C’est pourtant précisément en cela que ce tweet est emblématique d’un « racisme cordial » subtil. Nous ne sommes pas (malheureusement) dans une société postraciale. Dans un contexte de montée des "paniques identitaires", du suprémacisme blanc en Europe et en Amérique du Nord, et des populismes d'extrême-droite, ironiser sur les réseaux sociaux sur un couple d'Afrodescendants qui se permet de ne pas voyager en classe économique n'est pas du tout reçu, socialement, de la même manière que si l'on faisait la même chose avec un couple d'Européens blancs. L'ironie, ici, revient à nourrir un racisme des micro-agressions, de moqueries « gentilles », qui ne s’avoue jamais comme tel. Un racisme cordial qui ne manque pas de renvoyer les afrodescendants à une strate (la classe éco) acceptable, au-delà de laquelle on les pointera du doigt.
Troisième exemple : il existe depuis 2015 une excellente revue congolaise en sciences sociales des religions, les Cahiers Interdisciplinaires des Religions, produite par une équipe dirigée par le très respecté professeur Gaston Mwene Batende, de l’Université de Kinshasa. Dans des conditions matérielles délicates, cette revue s’est signalée, depuis sa création, par sa régularité et la qualité de ses contributions. Après des années, la revue n’est toujours pas référencée par CAIRN, le portail de valorisation scientifique de référence pour les articles en sciences humaines. Une excellente plate-forme ! Au printemps 2023, le professeur kinois Mwene Batende a lancé un vibrant appel à Cairn pour enfin indexer la revue et la valoriser sur internet. On ne peut douter du professionnalisme de Cairn, qui rend des services inestimables à la recherche. Mais force est de constater que six mois après l’appel lancé, l’indexation n’est pas encore faite. Un cas emblématique d’un problème beaucoup plus large : les chercheurs européens et nord-américains passent leur temps à se citer entre eux, et consultent peu les revues africaines, mal valorisées à l’international. Ces ressources africaines devraient pourtant être mieux partagées, et faire l’objet eu Europe d’une attention d’autant plus prioritaire, de la part des chercheurs du Nord, qu’elles participent d’une réappropriation par les populations concernées d’une histoire et d’un récit socio-anthropologique longtemps confisqué par les colonisateurs… La révolution d’internet a permis fort heureusement de commencer à corriger ce décalage, mais il reste considérable. Continuer sur cette pente est suicidaire : aux yeux de nombreux publics, la sous-estimation systématique des productions de la recherche venue des Suds signifie une trahison des sciences sociales. Au lieu de comprendre, ces sciences sociales européennes ne chercheraient finalement qu’à prendre, via un paradigme néocolonial qui ne dit pas son nom. Un cadre de domination implicite qui impose le narratif des Européens, et parle toujours à la place des premiers concernés.
Il y aurait beaucoup d’autres exemples à donner. Celui de la mobilité des chercheuses et chercheurs africains subsahariens vers l’Europe, par exemple. Elle reste non seulement entravée, mais ralentie encore davantage aujourd’hui par les prescriptions d’une certaine écologie, qui au nom du mauvais « bilan carbone », bloquent des circulations et des apports venus d’Afrique, dont nous avons pourtant plus que jamais besoin pour élargir les horizons. On pourrait ainsi poser la question, en France, de l’obtention (encore très rare) de postes universitaires (ou au CNRS) par les chercheuses et chercheurs afrodescendants. Ou encore celle du suivi des étudiantes et étudiants afrodescendants inscrits en sciences sociales dans les universités de l’hexagone, en particulier dans le domaine des religions et de la laïcité (que je connais mieux). Est-il normal que des thèses en cours, présentant des résultats préliminaires très prometteurs, échouent avant leur terme (soutenance) non seulement faute de dispositifs d’accompagnement adéquats, mais aussi en raison d’approches épistémologiques directives, inconsciemment condescendantes et trop franco-centrées ? On ne saurait oublier non plus plusieurs très bonnes thèses de doctorat en sciences sociales, réalisées dans des universités françaises par des Afro-descendants, jamais publiées. En sciences sociales des religions, je pense notamment à celle de Jean-Claude Girondin sur les Églises antillaises (2003) ou à celles de Majagira Bulangalire sur les Églises africaines en France (1991), qui auraient toutes deux largement mérité d'être accueillies par une maison d'édition.
L’extrême rareté, dans trop de cercles en sciences sociales en France, de chercheuses et chercheurs afrodescendants en poste pouvait être comprise et acceptée il y a vingt ans. Aujourd’hui, elle devient de moins en moins compréhensible. D'autant que les talents ne manquent pas. L'excuse du manque de "bons" candidats a bon dos ! Ce hiatus nourrit l’ironie de maints observateurs avertis, comme Alain Mabanckou, dans Tais-toi et meurs, qui décrit avec une savoureuse causticité ces blanches, « étudiantes en anthropologie, en histoire ou en musicologie du continent noir, vêtues souvent de pagnes africains et coiffées de dreadlocks ridicules. Elles nous expliquaient, à nous Africains, ce qu’était le continent noir, les Africains et leurs ethnies. On les écoutait d’une oreille » (Pocket, 2014, p.43) … Ce décalage nourrit évidemment aussi une diaspora continue des aspirants afrodescendants francophones à un poste en sciences sociales vers le monde académique anglosaxon, particulièrement aux Etats-Unis. Ce dernier milieu n’est pas forcément moins raciste que le monde francophone, loin s’en faut, mais il apparaît, en tout cas, bien davantage conscient de ses biais, instituant de fait des dispositifs de vigilance contre les discrets méfaits d'un certain privilège blanc. Des dispositifs dont nos cercles francophones restent, à ce jour, bien démunis.
On ne saurait, bien entendu, négliger ce qui va bien. Le lectorat d'aujourd'hui ne manque pas d'auteurs et autrices francophones contemporains de très grand talent qui ont su conjuguer francophonie avec postcolonie et renouvellement. Fatou Diome, Alain Mabanckou, Leonora Miano, Rokhaya Diallo, Nada Yala Kisukidi, Marie Ndiaye, Maryse Condé etc., à la suite d'immenses pionniers comme Amadou Hampâté Bâ, Léopold Cédar Senghor ou Aimé Césaire, parmi bien d'autres, sont lus par des lectrices et lecteurs de tous les phénotypes. Encore trop peu valorisées dans les départements de lettres et dans le réseau des Alliances Françaises, ces plumes (souvent davantage étudiées dans les universités anglosaxonnes) contribuent pourtant avec panache et profondeur à décentrer le regard et nous rendent un immense service. Comme pour dire à toutes et à tous, noirs comme blancs, « ne reste pas à ta place », reprenant l’exhortation formulée par Rokhaya Diallo dans un livre salutaire.
Dans le monde de la recherche, le milieu des Africanistes français a fait beaucoup, et continue à agir avec talent et ouverture pour plus d'inclusivité intellectuelle, associant largement chercheuses et chercheurs d'Afrique. Des centres comme l’IMAF, des revues comme les Cahiers d’Etudes Africaines ou Afrique contemporaine, des autrices et auteurs comme Jean-François Bayart, Sandra Fancello, André Mary, ou Bernard Coyault (au rayon des sciences sociales des religions) font et ont fait énormément pour élargir la table académique et inclure à la fois les travaux des collègues afrodescendants, et les collègues eux-mêmes. On pourrait amplement continuer la liste, a fortiori si l'on élargit au-delà des sciences sociales des religions, avec Catherine Coquery-Vidrovitch, Anne Hugon et d'autres. Et que dire de l'admirable travail éditorial, depuis bien des années, par des maisons d'éditions comme L'Harmattan ou Karthala ! Merci à elles.
Mais ce qui va bien ne suffit pas au regard de ce qu’il reste à faire. Particulièrement lorsque l'on quitte le monde des Africanistes, qui sort du lot, pour regarder au-delà. Le reste du monde des sciences sociales, et notamment des sciences sociales des religions (celui que je connais le moins mal) peine, en France, à inclure. Nous aurions tant à gagner à écouter davantage de grands pionniers comme Elikia M'Bokolo, Joseph Tonda ou Achille Mbembe, et plus récemment l'excellent Pap Ndiaye, qui font partie des rares afrodescendants francophones à s'être frayé un chemin jusqu'aux cimes des sciences sociales francophones. Nous aurions tant à gagner à recruter davantage, à niveau égal, les multiples talents afrodescendants dont la France, menacée de provincialisation et de marginalisation dans le concert intellectuel mondial, a plus que jamais besoin aujourd'hui pour élargir ses horizons intellectuels.
Écouter davantage les intéressés est un préalable. Des enquêtes seraient bienvenues. Mais il y aurait danger à laisser aux seuls Afrodescendants la charge de la protestation. Car cela dénoterait, outre un manque criant de solidarité de la part des blancs, une propension à nourrir le narratif soi-disant « communautariste », bien commode, en France, lorsqu’on souhaite disqualifier les revendications d’une minorité doucement discriminée, que ce soit par un système cautionnant l’inégalité, ou un imaginaire aux couleurs du « racisme cordial » de certains blancs trop bien installés aux manettes du pouvoir académique. Ce racisme cordial, qui cherche à prendre l'ascendant plutôt qu'à comprendre, reste parfois toujours de mise. Il s’exerce activement, sous les radars, à l’encontre de collègues ou d’étudiantes et étudiants noirs, voire à l'encontre des afrodescendants étudiés dans le cadre de projets de recherche francophones pilotés depuis le Canada ou l'Europe. Des noirs parfois étudiés par des blancs, "comme au bon vieux temps des colonies", mais sans le dire, le "racisme cordial" postcolonial remplaçant le racisme colonial.
Il appartient aux blancs qui n’en ont pas encore pris conscience de cesser de se croiser les bras ou de regarder ailleurs, et de se solidariser davantage. Non pas pour nourrir une guerre des communautés ou une concurrence victimaire, non pour censurer ou s'interdire des recherches (les blancs peuvent étudier les noirs et vice-et-versa), mais pour mieux "comprendre le truc", mieux travailler, ensemble. Et réparer, y compris au sein du milieu des sciences humaines et sociales, des injustices qui abîment la devise républicaine française : liberté, égalité, fraternité.
[1] Nous utilisons ce terme descriptif au sens de Pap Ndiaye : "être noir n'est ni une essence, ni une culture, mais le produit d'un rapport social : il y a des Noirs parce qu'on les considère comme tels". Pap Ndiaye, La Condition noire. Essai sur une minorité française. Paris, Calmann Lévy, 2008, p.71. Considérant que le “N” majuscule peut favoriser l’essentialisation (par ailleurs, la majuscule devrait plutôt être réservée aux ressortissants d’une nationalité), nous préférons par ailleurs le “n” minuscule pour le substantif.
[2] Leonora Miano, L’Opposé de la blancheur. Réflexions sur le problème blanc (Seuil, 2023, 184 p., 17,50 €).