L’histoire ne commence pas le 8 avril 2025. Ce jour-là, Owen-Illinois (OI), géant américain de la production de verre, annonce la suppression de 300 à 500 emplois, dont la fermeture complète du site de Vergèze, dans le Gard. C’est ce site qui fabrique les fameuses bouteilles vertes de Perrier, reconnaissables au loin d’un seul coup d'œil sur une terrasse parisienne. Perrier, c’est cette marque mondialement connue d’eau pétillante minérale naturelle, “champagne des eaux”, partenaire officiel du très bourgeois tournoi de Roland-Garros dès 1928, toujours bien placée dans les films hollywoodiens, aux publicités iconiques, et que l’on commande avec un “Pac citron” issu de la distillerie provençale Blachère sur les tables estivales du sud de la France.
L’histoire de Perrier est longue de plus d’un siècle, celle de la Verrerie du Languedoc a un peu plus de 50 ans. En 1972, la direction de Perrier, entreprise familiale française qui détient les eaux Vittel, Contrex, Vichy, mais aussi les marques Gini, Oasis ou encore les Caves de Roquefort, crée la Verrerie du Languedoc avec l’intention de se doter d’un outil lui permettant de conquérir le marché américain, en produisant plus d’un milliard de bouteilles par an. Le pari est réussi. Le succès est là. L’entreprise — verrerie et source — fait travailler plus de 3 500 salariés, et un ramassage des employés par minibus est organisé dans un rayon de 20 km.
L’histoire de la suppression des emplois ne commence pas le 8 avril 2025. Il y a l’affaire du benzène en 1990. Des traces infinitésimales de ce solvant utilisé pour la mécanique sont retrouvées dans un lot destiné aux Américains. Les ventes chutent de moitié, passant largement sous la barre du milliard, malgré une communication efficace. L'hypothèse la plus courante aujourd’hui est que Coca-Cola, dont Perrier était le concurrent direct, aurait fourni au laboratoire de contrôle américain de la FDA des appareils de mesure plus sensibles que ceux habituellement utilisés, afin de détecter les traces de benzène et de mener ensuite une guerre commerciale par la communication.
Nestlé rachète Perrier ; Nestlé vend ce qui n’est pas “eaux” dans le groupe ; Nestlé vend donc la verrerie, pourtant accolée à la source Perrier, et dont il est le principal donneur d’ordre. Nestlé reprend l’objectif du milliard de bouteilles et le porte à deux milliards. Objectif jamais atteint et se heurte à la limite naturelle de la source à se régénérer du de la surexploitation de la ressource. Sans filtre, de nombreux puits ne sont plus en capacité de fournir de l’eau consommable. La surexploitation de la nature est une composante essentielle du capitalisme. Nous saurons en août si les nouveaux filtres suffiront.
Mon histoire commence là, en 1992, ou un peu avant. En 1979, ma grand-mère, Madeleine Garcia, dite “Mado”, femme de ménage reconnue des cadres, œuvrant dans les bureaux de sièges de grands groupes à Marseille, trouve une place à mon père, qui vient d’être papa d’un petit garçon d’un an. Moi. Il passe par la source Perrier, puis par la verrerie, où les horaires et les contraintes face au four offrent de meilleurs salaires. J’y vois et j’apprends tout ce qui fait l’imaginaire — bien réel pour moi — du monde ouvrier : le bleu de travail, la gamelle du midi portée dans la besace, la chaleur des fours, la mécanique infernale des machines nécessitant de porter des casques de protection au bruit, la CGT, les manifestations et les piquets de grève, les luttes pour conquérir de nouveaux droits sociaux, quand l’époque était conquérante.

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Ce monde, qui n’existe déjà plus beaucoup en France, est en voie d’ultime disparition totale dans le Gard après l’annonce de la fermeture de la verrerie le 8 avril 2025. Éminence, Solvay, Royal Canin… sont autant d’entreprises qui connaissent des suppressions totales ou partielles d’emplois. La verrerie est bien rentable : 7 % l’année dernière. Ce n’est pas assez pour les actionnaires. Mais cette rentabilité est aussi tirée par la surexploitation du four, sur lequel aucun investissement n’a été réalisé par Owen-Illinois. La surexploitation des machines et des hommes est une composante essentielle du capitalisme.
En 1992, quand Nestlé rachète la marque Perrier, il prévoit de supprimer des emplois : 740 dans le groupe. Une manifestation devant le siège à Paris est organisée avec le départ de huit cars. La négociation aboutit, outre les mesures de départ à la retraite anticipée, à une incitation à prendre une “prime à la valise”. Le principe est celui qu’énonce Raymond Barre en 1980 : “Les chômeurs pourraient essayer de créer leur entreprise au lieu de se borner à toucher les allocations de chômage !”
Cette “prime à la valise” est une incitation à la création d’entreprise. Mon père choisit cette option. Imaginez le truc : deux ans de salaire sans aller au travail, avec un accompagnement pour créer une entreprise et un gros chèque négocié (selon l’ancienneté) pour se lancer ! Comme mon père était, selon ses propres dires, un “emmerdeur pour le patron” (vantardises ?), puis pour ses collègues dont il était devenu le chef, il eut un chèque un peu plus gros. Imaginez encore : deux ans pour racheter un bar dans le Gard ; deux ans pour les essayer tous ; deux ans d’enfer quand mon père rentrait, et plus léger quand il était loin ; deux ans à l’éviter à la maison, à chercher à sortir pour en être loin ; deux ans dont l’aboutissement n’avait qu’une seule issue : partir de ce climat de violence.
Bien sûr, il y a la responsabilité individuelle d’un homme ; “un homme, ça s’empêche”, nous dit Camus. Mais déjà à quinze ans, je percevais bien la différence entre un homme réglé par le travail et un homme qui ne l’est plus. Entre un ouvrier qui est dans un collectif de travail et un chômeur qui n’y est plus. Un père qui n’est plus tenu par les fils invisibles qui font liens dans la société, et un parmi tous “ceux-qui-ne sont-rien” qui n’arrivait pas à se transmuter d’ouvrier en patron libre d’entreprendre.

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Dans le petit livre publié en 1994 par la CGT de la verrerie sur l’histoire de l’entreprise — et qui me sert de source principale ici — la lecture de ce dispositif de “prime à la valise” est cinglante. Je cite :
“53 salariés acceptent la prime à la valise, la direction les persuadant que leur avenir est ailleurs. [les auteurs soulignent] Nous leur souhaitons bonne chance, car le taux de réussite au niveau national n’est que de 10 %. (Drôle d’avenir… !)”
Pour mon père, ce sera notre fuite, notre besoin de nous mettre à l’abri, et sa lente descente humaine qui le conduira à la mort d’une cirrhose en 2002. Le capitalisme tue, avec la complicité des lois libérales qui fourbissent les armes. Ici, c’est une loi du Parti socialiste, du gouvernement Rocard, du 2 août 1989, qui institue les “plans sociaux” en échange de la "flexibilité". Précisons : c’est Jean-Pierre Soisson, ministre d’ouverture de droite, qui porte cette loi. Déjà le “en-même-temps” ; déjà les errements du tournant libéral du PS de 1983 qui étaient reproduits ; déjà la “gauche” et encore la “gauche qui trahit les ouvriers.
Édouard Louis le dira dans son livre Qui a tué mon père ? “Les dominants peuvent se plaindre d’un gouvernement de gauche, ils peuvent se plaindre d’un gouvernement de droite, mais un gouvernement ne leur cause jamais de problèmes de digestion, un gouvernement ne leur broie jamais le dos, un gouvernement ne les pousse jamais vers la mer. (…) Pour nous, c’était vivre ou mourir.”
Bien sûr qu’un homme, ça s’empêche. Mais les dominants ne s’empêchent rien — surtout pas de détruire des vies. Pour en finir avec les citations, ajoutons-en une, de Jaurès face à Clemenceau, sur la violence des ouvriers et celle des patrons “Ainsi, tandis que l’acte de violence de l’ouvrier apparaît toujours, est toujours défini, toujours aisément frappé, la responsabilité profonde et meurtrière des grands patrons, des grands capitalistes, elle se dérobe, elle s’évanouit dans une sorte d’obscurité.”
Quelques jours avant sa mort, je suis allé le voir une dernière fois, il ne lui restait plus qu’une poignée de jours à vivre et il me fallait lui parler après 10 ans. Je compris qu’il ne pouvait pas comprendre ce qui s’était passé, notre peur, sa violence. Peu importe, c’était son passé. Le mien, je m’en arrangé avec une promesse que je lui faisais à 25 ans. “Je serai instit et communiste”. Cette figure évoquait chez lui, celle de Christian Fabre, l'instit de mon village de Junas, communiste aux airs IIIe République avec ses grosses moustaches noires, pour lequel mon père avait eu de l'admiration. Instit et insoumis, j’estime que ma promesse réalisée. Je savais qu’il aurait une sorte d’apaisement à me voir fidèle aux combats qu’il avait mené avec ses camarades de la Verrerie. Ce qu’il ne savait pas, c’est que c’est à moi à qui je faisais cette promesse ; comme pour lui donner une dernière fois ma parole, ma voix, et la reprendre aussitôt ; comme pour inscrire dans l’intime d’une vie le combat collectif ; comme pour graver dans ma mémoire que sa mort est la même mort que celle de millions de femmes et d’hommes sur l’autel des profits.
Un peu avant le 8 avril 2025, quelques hommes se sont rassemblés, à huis clos, dans la sécurité, dans l’intimité d’un conseil d’administration d’Owen-Illinois, ayant pris leurs ordres auprès du fonds d’investissement BlackRock. Et à quelques-uns, sans violence, sans gestes désordonnés, sans éclats de voix, comme des diplomates causant autour d’un tapis vert, ils ont décidé de fermer la verrerie de Vergèze. Là encore, la complicité du Parti socialiste, ayant abdiqué devant le capital, est patente. Je dois le rappeler.
Pour lever “les freins trop nombreux à l'investissement” et “mener une politique de l’offre” permettant de réaliser “un pacte de compétitivité”, “une révolution”, Hollande et Valls, sous les conseils de Macron, font passer par 49.3 les lois Travail, et n’hésitent pas à réprimer et nasser les responsables syndicaux, dont ceux de la CGT, pour briser la contestation.

Ce 3 juillet 2025, lors du défilé régional à Vergèze organisé par la même CGT avec la présence de Sophie Binet, des responsables du Parti socialiste qui ont soutenu ces lois Travail seront présents. Comme pour le père d’Édouard Louis, comme pour mon père, chacun est bien conscient que les profits des actionnaires, lois libérales, sont les mêmes lames acérées qui s’approchent inexorablement des ouvriers de la verrerie.
En 1975, Chirac — oui, Chirac, voilà à quoi nous sommes réduits à gauche, citer Chirac contre le PS… Chirac alors Premier ministre, instaure l'autorisation administrative de licenciement, c’est-à-dire le contrôle de l’État sur les licenciements. Il la supprimera onze ans plus tard, de retour à Matignon. Du gaullisme au libéralisme. Du socialisme au libéralisme, le PS a suivi le même parcours.
Le 3 juillet, lors des défilés, n’oublions pas que ce sont des lois des gouvernements successifs de “gauche”, de droite et de l’extrême-centre qui exposent les ouvriers au chômage. N’oublions pas que ces gouvernements ont fait le choix du chômage pour garantir les profits des grands groupes et des actionnaires. N’oublions pas, ce jeudi 3 juillet, que des fonds d’investissement sont derrière cette fermeture d’usine, et que du Rassemblement national à Glucksmann, en passant par Philippe et Attal, tous proposent de voler une partie (pour l’instant une partie) de nos cotisations retraites pour les offrir à des fonds de pension. Ce sont les emplois de demain qu’ils détruiront — et notre modèle social avec. Gagnant sur les travailleurs deux ans de vie par la réforme des retraites, à l’étape suivante est la promotion du chacun pour soi. Une nouvelle “prime à la valise” pour les retraités.
La lutte des verriers de Vergèze n’est donc pas uniquement une lutte pour leurs 164 emplois. C’est l’urgence, bien sûr. Nous voulons gagner. Mais c’est aussi une lutte pour un modèle d’industrie, de travail qui appartient aux travailleurs et de solidarité sociale par la “sécu”. Rien ne se passera sans une radicalité et un affrontement avec les forces qui brisent les corps et les vies de millions de travailleuses et de travailleurs, de chômeuses et de chômeurs. Il faut, pour briser les misères et la suprématie de quelques-uns, organiser la communauté des citoyens pour que cette communauté accède collectivement, par petits ou grands groupes, dès que l’occasion le permet, à une propriété collective des moyens d’existence et de production, par la coopération de tous associés.
À quoi sommes-nous fidèles ? Aux luttes de nos pères, de nos mères, et à la volonté d’offrir un monde pas si moche à nos enfants. À quoi sommes-nous fidèles ? A nos histoires intimes qui nous conduisent à continuer la lutte, par la compréhension claire des événements et des choix politiques d’une poignée de dominants — tantôt à la tête de fonds d’investissement, tantôt à la tête de grandes entreprises ou des gouvernements.
L’histoire ne commence pas le 8 avril 2025, mais travaillons à ce que notre histoire, une autre histoire, recommence le 3 juillet 2025.

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