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Billet de blog 9 décembre 2025

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120 ans de la loi de 1905 : le messianisme laïque de Jaurès

« Dans ma pauvre tête, il y a Dieu », lançait Jaurès à la tribune de l’Assemblée. Par quel mystère l’un des députés dont le rôle fut si décisif lors de la loi de 1905, préférant le travail dans les coulisses aux éclats dans l’hémicycle, par quel mystère donc, ce député socialiste pouvait-il mettre « en même temps » Dieu, la laïcité et le socialisme partout ?

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« Dans ma pauvre tête, il y a Dieu », lançait Jaurès à la tribune de l’Assemblée. Par quel mystère l’un des députés dont le rôle fut si décisif lors de la loi de 1905, préférant le travail dans les coulisses aux éclats dans l’hémicycle, par quel mystère donc, ce député socialiste pouvait-il mettre « en même temps » Dieu, la laïcité et le socialisme partout ?

Jaurès avait une obsession : l’unité. J’y reviendrai.

Mais permettez-moi de vous perdre deux minutes. Pour Jaurès, le socialisme était l’accomplissement de la parole du Christ dans un sens qui n’était pas très catholique.

Un texte, redécouvert dans les années soixante, La Question religieuse et le socialisme, a décontenancé plus d’un marxiste de l’époque.

« Le christianisme, écrit-il dans La Question religieuse et le socialisme, dans la société actuelle, n’est qu’une organisation théocratique au service de l’iniquité sociale, et il s’agit avant tout de la renverser. Les hommes n’ont pas besoin de charité, qui est une forme d’oppression ; ils ont besoin de justice. Et ceux qui, au nom du Christ, leur prêchent la résignation à l’injustice sont leurs ennemis. »

On comprend parfaitement là le sens du combat laïque pour le Tarnais. Séparer l’État et les Églises, c’est d’abord séparer la société d’avec cette théocratie qui asservit, quand la laïcité, elle, émancipe. Mais « si nous condamnons l’ordre social actuel, écrit-il plus loin, c’est encore une fois parce qu’en même temps qu’il compromet le bien-être des hommes, qu’il opprime leur liberté, il empêche l’avènement de la vie religieuse de l’humanité. »

La laïcité pourrait-elle libérer l’authentique sentiment religieux humain de l’oppression des religions ?

C’est ici qu’il faut s’arrêter pour comprendre ce qu’entend Jaurès par sentiment religieux. Chaque humain a en lui un désir de justice et de liberté. Justice et liberté sont l’expression du Divin en l’humain et leur accomplissement devient l’avènement de l’Humanité. Un humain devient pleinement humain quand il a accompli la justice et la liberté, qui sont la marque du Divin en lui, et par là même a réussi à s’unir à Dieu.

La justice et la liberté, déjà là dans l’esprit, ne sont donc pas acquises dans le monde ; elles sont fragmentaires. Elles sont alors à conquérir pour être pleines et entières. Une situation n’est pas à moitié juste, et personne n’est vraiment libre s’il n’est pas libre à 100 %.

La justice et la liberté ne souffrent donc pas d’être divisées. Ainsi, tout ce qui divise les humains les prive de leur mission de recherche de la justice et de la liberté.

Le premier éditorial de L’Humanité l’explique : « Le nom même de ce journal, en son ampleur, marque exactement ce que notre parti se propose. C’est, en effet, à la réalisation de l’humanité que travaillent tous les socialistes. L’humanité n’existe point encore ou elle existe à peine. À l’intérieur de chaque nation, elle est compromise et comme brisée par l’antagonisme des classes, par l’inévitable lutte de l’oligarchie capitaliste et du prolétariat. »

La lutte des classes est ainsi une division des humains en classes opérée par le système capitaliste, qui brise l’unité humaine et empêche la justice et la liberté d’être accomplies. Par là, « en même temps qu’il compromet le bien-être des hommes, qu’il opprime leur liberté, il empêche l’avènement de la vie religieuse de l’humanité. »

Le cléricalisme et le capitalisme privent l’humain du véritable contact avec le divin, qui est atteignable dans la justice et la liberté.

« Mais si tout est nature, il faut comprendre la nature dans sa profondeur et dans son mystère, et, comprise à fond, elle révèle Dieu, ou plutôt l’expression même de Dieu. »

La nature étant l’une des expressions du divin, accomplir la justice, agir selon l’ordre de la nature, ou la connaître et l’étudier par les sciences sont autant de manières d’approcher le divin, car tous ces actes cherchent l’unité dans les choses et entre les êtres plutôt que la division.

Ainsi, la manière dont Jaurès aborde la loi de séparation des Églises et de l’État n’est pas guidée par la volonté de détruire le sentiment religieux ou la religiosité, mais de leur donner une place — leur place — dans l’émancipation des consciences. Il s’agit d’ôter de la société ce qui la divise, le clergé ou le capitalisme, pour retrouver ce qui va l’unifier par la justice.

Si Jaurès considère les conceptions métaphysiques comme étant du domaine exclusif de l’appréciation individuelle, supprimer l’influence d’une religion sur la société, c’est accomplir l’unité du pays, puisque, quelle que soit sa religion, chacun pourra librement croire ou ne pas croire à égalité et fraterniser avec son voisin.

La laïcité à la française conduit les individus à refuser les affirmations dogmatiques pour accepter l’évidence de la devise républicaine unificatrice de chaque humain : Liberté, Égalité, Fraternité.

La recherche de l’unité dans toute chose est donc une pratique tout aussi politique et spirituelle, collective et individuelle.

Revenons à la loi de 1905 maintenant.

Pendant l’examen de la loi, Jaurès intervient peu dans l’hémicycle. Les articles 1 et 2 font consensus grâce au travail de Briand et aux craintes de la droite catholique — réactionnaire — de voir les plus radicaux des républicains imposer une version de la laïcité qui permettrait à l’État de contrôler les Églises, voire de les éradiquer d’une manière ou d’une autre. Le député de Carmaux interviendra dans un moment décisif, là où le débat se crispe, étonnamment pour nous, autour de l’article 4 et de la question de la gestion des biens de l’Église.

Puisque le Concordat de 1801 va être abrogé et, avec lui, le financement des cultes par l’État, il est prévu de transmettre les biens ecclésiastiques aux associations qui seront chargées d’organiser les cultes. Mais cette formulation très générale a déclenché, le 20 avril, une levée de boucliers de la droite catholique. Elle redoute d’éventuels conflits entre ces associations et la hiérarchie catholique et donc, in fine, que la République n’introduise perfidement un schisme dans le catholicisme, comme ce fut le cas durant la Grande Révolution.

Pour éviter le blocage, le rapporteur, Briand, a donc précisé que les associations agiront « en se conformant aux règles d’organisation générales » de leur culte.

Du coup, c’est la gauche anticléricale qui a poussé les hauts cris devant cette concession, presque cette trahison. Comment se pouvait-il que la République reconnaisse dans sa loi « les règles d’organisation générale » catholiques ? Cette séparation n’en serait pas une.

On en est là, le lendemain, quand Jaurès intervient*. Et de la manière dont il est resté dans les mémoires : un discours fleuve, érudit, mêlant humour et conviction, interrompu par le dîner et repris dans la soirée !

Outre mille développements juridiques et envolées historiques dont il gratifie son auditoire, il en vient à l’essentiel : « S’il n’avait été question que de créer un régime nouveau en faisant table rase, il eût été facile de ne pas faire allusion au fonctionnement actuel des Églises et des cultes. »

Et il martèle l’argument, à l’adresse de ses « amis républicains » : « Au lieu de planter votre régime nouveau dans un terrain vierge, vous le plantez dans une terre où subsistent les racines des vieux cultes. Vous vous indignez, leur lance-t-il, que l’amendement de la commission consacre la hiérarchie catholique. Mais ce n’est pas le cas, il revient simplement à constater qu’il y a une Église fonctionnant dans des conditions de fait. »

L’argument est spécieux, mais c’est l’esprit de la loi : ménager des « transitions » pour lever les appréhensions des catholiques. Il s’agit de rendre acceptable la séparation pour rendre inévitable la République, encore incertaine après l’affaire Dreyfus, et, dans l’esprit de Jaurès, conduire la marche vers le socialisme. Une fois évacuée de la question laïque, une fois la République établie, les réformes sociales pourront être abordées.

Jaurès voyait loin : « La question est de savoir si vous voulez opprimer par la force et par la ruse les vieilles croyances ou si vous attendez du temps, des progrès de la raison, de l’entière sécularisation de l’État et de l’éducation laïque des générations successives, l’évanouissement des croyances séculaires. » De fait, c’est ce qui s’est produit en quelques décennies.

Peut-être nous invite-t-il aujourd’hui, au moment où les questions de laïcité ressurgissent avec force par l’émergence en France de la pratique de la religion musulmane et de versions politiques, voire fanatiques, à avoir une laïcité sereine.

Ne manquons-nous pas de confiance en nous-mêmes, en la puissance tranquille de la raison, de la liberté de conscience, pour obtenir la pleine séparation que certains — terroristes pour les plus extrêmes — veulent remettre en cause et que d’autres, tout aussi extrémistes, instrumentalisent pour diviser le peuple français ?
Ainsi, Jaurès était animé par deux vertus : la foi et l’espérance en l’humanité.

Pour faire le lien entre liberté de conscience, émancipation, école et socialisme, continuons à lire Jaurès dans La Question religieuse et le socialisme : « La question de la propriété et la question religieuse sont étroitement liées : elles l’ont toujours été dans l’histoire. La révolution chrétienne a été en un sens une révolution sociale, le régime de l’association et même de la communauté se substituant dans le christianisme primitif à la propriété individuelle. Quand la Réforme émancipa les consciences, il y eut en Allemagne un immense mouvement socialiste. En France même, les Camisards mettaient leurs biens en commun. À chaque fois que les hommes ont été vraiment religieux, ce qu’il y a d’égoïste et de brutal dans la propriété les a révoltés. »

« Les vrais croyants sont les ouvriers qui repoussent le prêtre devant le cercueil d’un enfant qui s’est évadé de ce monde injuste. Les vrais croyants sont ceux qui veulent abolir l’exploitation de l’homme par l’homme, les haines de race à race, de nation à nation, et créer l’humanité qui n’est pas encore. Mais créer l’humanité, c’est créer la raison, la douceur, l’amour, et qui sait si Dieu n’est pas au fond des choses ? »

Voyant dans l’épi de blé, la source, la voûte étoilée la manifestation du souffle divin — que l’on peut appeler aussi du nom de Nature — Jaurès plaide pour que l’émancipation et la liberté de conscience passent d’abord par l’école laïque.

L’éducateur n’a pas à imposer telle ou telle formule ou doctrine, nous dit-il dans « Pour la laïque », qui retranscrit un discours de 1910 où il affirme au tout début n'avoir pas peur du mot Dieu. « L’éducateur qui prétend façonner l’esprit d’un élève ne ferait qu’un esprit servile. Et le jour où les socialistes feront des écoles, je considère que le devoir de l’instituteur serait de ne pas prononcer devant les enfants le mot socialisme. […] Les seuls chemins par où l’on puisse conduire des enfants ou des jeunes gens, c’est de leur apprendre la liberté de réflexion et de leur soumettre [les connaissances de la science]. »

Ainsi, l’accomplissement de la justice et de la liberté — sentiment du divin en l’humain que chaque être doit rechercher — est permis par la laïcité. La liberté de conscience ouvre la voie au savoir, qui ouvre le chemin de l’émancipation, qui conduit à la liberté absolue et à la justice, qui est, selon les versions de Jaurès, soit l’amour du divin, soit l’amour de la Nature, soit le socialisme, dont la finalité est la liberté absolue de conscience obtenue par l’unité humaine. « Seul le socialisme, en absorbant toutes les classes dans la propriété commune des moyens de travail, résoudra cet antagonisme et fera de chaque nation enfin réconciliée avec elle-même une parcelle d’humanité. »
L’accomplissement, au-delà de la nation, de l’humanité entière passe par le socialisme, qui fera œuvre de paix quand « le capitalisme porte la guerre comme la nuée porte l’orage ».

Tout se tient et commence par l’école.

« Je suis convaincu qu’à la longue, après bien des résistances et des anathèmes, cette laïcité complète, loyale, de tout l’enseignement sera acceptée par tous les citoyens comme ont été enfin acceptées par eux, après des résistances et des anathèmes dont le souvenir même s’est presque perdu, les autres institutions de laïcité, la laïcité légale de la naissance, de la famille, de la propriété, de la patrie, de la souveraineté. »

Ainsi, « La République doit être laïque et sociale, mais restera laïque, car elle aura su être sociale. »
La place donnée à tous les enfants sur les bancs de l’école laïque devient la condition de l’unité humaine, le début du chemin menant à la paix et à la justice, la cause et la conséquence de la liberté de conscience consacrée à l’article 1 de la loi de 1905, dont nous fêtons les 120 ans aujourd’hui.

* Ce passage reprend largement une chronique faite sur France Culture sur les Fondateurs de la laïcité.

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