La scène se déroule dans une classe de maternelle, lors du temps de l’accueil. Les enfants entrent en classe, « déposés » par leurs parents. Ce moment de transition quotidien permet à chacun d’accomplir rituellement cette transformation attendue et qui figure dans les programmes de l’école maternelle : passer du statut d’enfant de ses parents à celui d’élève. Un premier pas vers l’universel républicain. Les enfants jouent donc librement dans la classe : au coin cuisine, très prisé par les garçons et les filles, avec les poupées, ou bien ils se retrouvent autour d'une table pour discuter ensemble. Certains préfèrent s’isoler dans un coin pour finir de se réveiller, tandis que d’autres se lancent dans un jeu de construction ou un coloriage. Ils apprivoisent peu à peu leur aptitude à vivre en groupe, à toucher la face sociale de l'humanité, alors que les tous les instants de leur vie jusqu'à ce moment les avaient individualisés. Être soi dans un groupe et être un groupe en restant soi, l'équilibre à rechercher vaut aussi bien pour la personne que pour la communauté républicaine.
C’est à ce moment qu’une petite fille de 4 ans vient me voir, après une discussion animée avec ses camarades. « Le Père Noël existe-t-il ? » Cette question, qui survient généralement plutôt vers 6 ans, au CP, quand les apprentis lecteurs rencontrent les plus grands – lesquels ne manquent pas de les instruire sur les mystères de la vie –, surgit ici dans un contexte particulier. Ce dernier mystère, qui n’en est qu’une première étape, prend ici une dimension religieuse et engage une réponse enseignante. Ma jeune interrogatrice m’explique que, dans sa religion, le Père Noël n’existe pas. Ses parents le lui ont bien affirmé : il est impossible de croire au Père Noël quand on croit en « Jésus du Temple ».
Toute dérobade de ma part est impossible. Cette question exige une réponse immédiate, adaptée à une enfant de 4 ans, avec des mots suffisamment clairs pour qu’elle puisse les réutiliser auprès de ses camarades, croyants au Père Noël, et de ses parents, qui n’y croient pas. Il faut préserver ses croyances à elle, celles de ses parents et celles de ses camarades pourtant contradictoires. « Vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée, qui est la conscience de l’enfant. » Ces mots de Jules Ferry me traversent l’esprit à ce moment-là. D’autant plus que j’ai déjà eu une première discussion avec le père de l’enfant, qui m’avait informé qu’il ne souhaitait pas que son enfant fête les anniversaires, car cela allait à l’encontre de ses convictions religieuses.
À peu de chose près, ma réponse à la petite fille fut la suivante :
— Est-ce que tu penses que le Père Noël existe, toi ? Dans ton cœur, que crois-tu ?
— Je pense que le Père Noël n’existe pas.
— Et que penses-tu de Jésus du Temple ?
— Je pense qu’il existe, comme mes parents.
— Ce qui compte, c’est ce que tu crois dans ton cœur. Ça, c’est à toi, et c’est important. Les autres enfants ont aussi des croyances dans leur cœur, et elles sont aussi importantes pour eux que pour toi. Ils croient au Père Noël, et c’est important pour eux. Mais ce qui est bien, c’est qu’à l’école, tous les enfants peuvent avoir des croyances dans leur cœur, et le maître va tous les aider de la même façon, car vous êtes tous des enfants qui avez envie de grandir et d’apprendre.
Voici une tentative de traduction, pour une enfant de 4 ans, de plusieurs articles de la Charte de la Laïcité, élaborée pour clarifier les rapports entre personnels, élèves et parents autour des questions de liberté, d’égalité et de fraternité. Cette Charte, mise en place par Vincent Peillon, est le point d’appui qui manquait aux écoles pour faire levier. La loi de 1905 n’est ni adaptée ni renforcée : elle est rendue visible à tous.
"3. La laïcité garantit la liberté de conscience à tous. Chacun est libre de croire ou de ne pas croire. Elle permet la libre expression de ses convictions, dans le respect de celles d’autrui et dans les limites de l’ordre public."
"8. La laïcité permet l’exercice de la liberté d’expression des élèves dans la limite du bon fonctionnement de l’École ainsi que du respect des valeurs républicaines et du pluralisme des convictions."
Hier, j’ai pu constater que les mots prononcés ont eu un écho, car les enfants, échangeant sur ce sujet, ont pu à la fois affirmer leurs convictions sans se sentir remis en cause et sans remettre en cause la croyance de l’autre.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Les parents, très impliqués et respectueux des enseignants, ont tout de même fait le choix de ne pas mettre leur enfant à l’école le jour où des anniversaires sont célébrés. La difficulté de l’exercice de la laïcité ne réside pas dans sa définition – bien qu’étonnamment les débats restent nombreux sur l’un des textes de loi les plus solides et les mieux écrits de notre République – mais dans ses mises en pratique. Est-ce que des parents ont le droit de garder leur enfant à la maison pour ne pas l’exposer à des pratiques, apparemment aussi anodines qu’un anniversaire, contraires à leurs convictions ?
Plusieurs problématiques se dégagent de cette situation. Certaines relèvent de l’interprétation différente de faits, d’autres du refus d’un enseignement, et enfin de la réponse que l’institution doit adopter. L’interprétation que les parents font de l’anniversaire est religieuse : selon eux, l’école perpétuerait une origine païenne, consacrerait des croyances astrologiques et attribuerait une portée magique à la bougie, capable de réaliser des vœux. Faut-il que l’école passe au crible ses réflexes culturels pour éviter tout problème interprétatif ? Faut-il exclure les sapins et les Pères Noël des écoles ? Contre cette interprétation religieuse, on peut remarquer qu’un anniversaire n’est que le signe du temps qui passe, une révolution solaire. Quelle interprétation est légitime ?
« Avant de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire. »
Devons-nous comprendre cette recommandation de Jules Ferry comme une obligation de s’abstenir de fêter les anniversaires ?
Le débat sur l’installation de crèches dans les mairies repose également sur l’interprétation : culturel ou cultuel ? En 2016, le Conseil d’État a tranché sans trancher :
« Eu égard à cette pluralité de significations, l’installation d’une crèche de Noël, à titre temporaire, à l’initiative d’une personne publique, dans un emplacement public, n’est légalement possible que lorsqu’elle présente un caractère culturel, artistique ou festif, sans exprimer la reconnaissance d’un culte ou marquer une préférence religieuse. »
L’enjeu réside donc dans l’interprétation. Laissons-nous imaginer aux parents qu’en fêtant un anniversaire en classe, on privilégie certaines croyances religieuses (ici païennes), ou ne faisons-nous qu’un simple acte culturel ? Seul le dialogue école-famille peut répondre à cette question. Les principes ne règlent pas tout lorsque l’interprétation se niche dans les détails.
Mais a-t-on le droit, pour préserver son enfant de considérations religieuses jugées païennes, de lui faire manquer une journée de classe sous prétexte que l’école n’est pas neutre ? Si l’école est obligatoire, « 13. Nul ne peut se prévaloir de son appartenance religieuse pour refuser de se conformer aux règles applicables dans l’École de la République. »
Quand on a 4 ans, avoir une année de plus est un élément d’apprentissage indéniable. Faire des gâteaux, gérer des quantités, réaliser des gestes complexes, partager « le fruit » d’un travail collectif sont autant de moments d’apprentissage inscrits dans les programmes. La journée ne se limitant pas à l’anniversaire, l’enfant a été privé d’apprentissages à cause de convictions religieuses. Cela le place dans une situation où ses convictions le distinguent et le différencient de ses camarades.
Quelles réponses adopter face à ces questions posées par les parents d’élèves ? C’est ici que l’on retrouve peut-être deux attitudes vis-à-vis de l’application de la laïcité : faut-il ouvrir le dialogue ou agir de manière ferme et sans équivoque ?
L’assassinat de Samuel Paty et l’enchaînement cruel des faits rappellent de manière glaçante que cette question n’est pas anodine. D’un côté, le rapport de l’inspection générale de l’éducation nationale souligne que l’attitude de dialogue avec les parents d’élèves était adaptée (ce qui ne l’était pas aurait été le suivi des appels implicites au lynchage sur les réseaux sociaux) quand d’autres estiment que « le principe même de demander à un professeur de s’expliquer auprès d’un parent d’élève est inacceptable. Cela est très clairement ressenti par ces personnes aux comportements « compliqués » comme une victoire contre l’institution, et comme un recul du professeur. »
Est-ce qu’une attitude ferme, consistant à dire aux parents qu’aucune explication n’était envisageable, aurait permis d’éviter le drame et l'intention terroriste ? Peut-on demander des explications à un enseignant sur ce qui se passe dans sa classe alors qu’il représente l’Institution et la République ? Transposé autrement sur une autre profession, peut-on demander des explications à un policier sur ce qui se passe dans ses interventions alors qu’il représente l’Institution et la République ?
La République est-elle un ordre qui s’impose à tous sans un mot ? Ou est-elle, par essence, du fait de son caractère laïque, le lieu où le dialogue entre tous les citoyens est rendu possible ? C'est-à-dire est-ce que la laïcité est une valeur qui impose une norme à la société ou un principe qui organise la société ? Nous le savons, c'est un principe et c'est comme cela que les députés l'ont pensé en 1905.
« Si la laïcité est, comme l’écrit Jaurès, un "acte de foi dans l’efficacité morale et sociale de la raison", "dans la valeur de la personne humaine raisonnable et éducable", elle éduque à la liberté par la liberté et à la raison par la raison, et non par la force, le mépris, l’injure ou la contrainte »
(Vincent Peillon, L’émancipation, p.62).
De manière moins dramatique et difficile que dans le cas de Samuel Paty, mais tout aussi complexe, doit-on recevoir ce parent et dialoguer, ou engager un processus plus contraignant ?
Le vif débat actuel autour de la laïcité, entre renoncement et fermeté, défense face à l’intrusion des religions, dialogue et fraternité, trouve une traduction sur le terrain qui, loin des postures politiques, implique des actes concrets des enseignants. Il y a des mots à choisir, il y a des gestes à accomplir. Il y a du temps à donner aux enseignants et de la réactivité à obtenir de la hiérarchie pour obtenir des médiations efficaces.
La question est-elle vraiment de savoir quels choix sont les bons ? N’est-elle pas plutôt de savoir quelle société nous voulons ? Doit-elle se fonder sur le dialogue ou sur la contrainte ? Mais n’y a-t-il pas une alternative entre ceux qui considèrent le dialogue comme une forme de lâcheté et ceux qui perçoivent la contrainte comme une brimade du sentiment religieux ?
N’y a-t-il pas un moyen d’être dans l’affirmation des convictions républicaines tout en restant ouvert à un dialogue éclairé ? N’est-ce pas cela, au fond, la définition originelle de la laïcité ?