On pourrait d'emblée se demander comment se fait-il que l'exécutif puisse « légiférer par ordonnance ». On nous a pourtant appris (merci Montesquieu) qu'il fallait séparer les trois pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire) pour en limiter les abus… D'autant plus que LREM possède une large majorité à l'Assemblée nationale sur laquelle l'exécutif aurait pu se reposer. Alors pourquoi passer par des ordonnances, qui sont des 49.3 au carré ? Au-delà de montrer les défauts de notre Vème république, cette attitude dévoile une volonté de faire passer au plus vite, et sans débats, des mesures que le gouvernement sait impopulaires depuis les précédentes lois Macron, El Khomri et leurs 49.3 respectifs… ce n'est politiquement pas très propre. Mais passons.
Pour connaître la justice et la justesse des ordonnances, il convient d'en comprendre les présupposés théoriques et les conséquences pratiques. Au nom de quoi, et au nom de qui elles ont été pensées. Nous comprendrons alors ceux qu'elle avantage et ceux qu'elle pénalise. Ici l'analyse ne laisse pas la place au doute.
I - Au nom de quoi ? Des mythologies économiques.
La philosophie générale des textes est la suivante : en flexibilisant le « marché du travail », on va inciter les embauches, même précaires, et cela remettra les chômeurs au travail en plus de relancer la croissance. Déjà en 1999 T. Blaire et M. Schröder co-signaient un manifeste explicite : « un travail à temps partiel ou un emploi faiblement rémunéré valent mieux que pas de travail du tout, parce qu’ils facilitent la transition du chômage vers l’emploi » (cf. Europe : la troisième voie).
Et à première vue, cela semble marcher. Si l'on regarde le cas allemand, entre 1994 et 2014, quatre millions d'emplois créés. Pas mal. Seul bémol, le volume d'heures travaillées global est resté constant (ref.). Les lois Hartz (les cousines germaines des lois Macron, El Khomri et des ordonnances) n'ont fait que fragiliser les emplois stables en une myriade d'emplois précaires, faisant de l'humain un capital, et de son travail un actif facile à mobiliser et démobiliser (ref.). Résultat : l’intérim explose, passant de 300 000 recrues en 2000 à près d’un million en 2016, le nombre de femmes travaillant à temps partiel a doublé depuis 1994 et les inégalités (de salaire notamment où l'Allemagne a un des taux les plus élevés d'Europe) ont augmenté (voir le rapport de France Stratégie). Donc baisse du chômage certes, mais transition vers l'emploi stable : nenni. Nous passons du chômage de masse à la précarité de masse. Et pour ce qui est de la quête de sens au travail, la réduction des inégalités, l'amélioration des conditions de vie… non, soyons sérieux.
Mais, pourraient me rétorquer les sérieux, si ces mesures étaient accompagnées d'une certaine sécurité, vous savez la fameuse «flexi-sécurité», elles seraient justes en plus d'être efficaces !
Alors pour commencer, pas vraiment : un rapport scientifique publié l'année dernière par une agence gouvernementale hollandaise, analysant vingt ans de flexi-sécurité dans ce pays pionnier en la matière, en montre les effets pervers et tire un bilan globalement négatif : ralentissement de la productivité et de l’innovation, manque d’implication et de productivité des salariés, surexposition des moins qualifiés et des plus âgés à la précarité, trous dans la constitution de leur retraite, etc. En sens contraire du voisin français, trois lois y ont d'ailleurs été votées depuis 2013 pour diminuer la flexibilité…

Et ensuite, à la différence d'autres gouvernements de pays nordiques champions de la flexi-sécurité, le gouvernement Phillipe semble oublier, comme celui d'A. Merkle, la deuxième partie du terme... la sécurité . Et les conséquences sont graves. Outre-Rhin, malgré un faible taux de chômage, une croissance convenable et un système redistributif meilleur que dans d'autres pays comparables, la pauvreté y est de 17% ! Plus d'une personne sur six… Et cela concerne également les travailleurs : près de 10% vivent là-bas sous le seuil de pauvreté, 280 000 ont des «euro-jobs» payés 1€ et 7 millions de personnes font un «mini-job», ces emplois à bas salaire qu'exercent les étudiants, les retraités et les autres. Bref. Le graphique ci-dessous montre bien une chose : certains indicateurs, qui intéressent politiciens et investisseurs, sont au vert, les autres qui concernent la vie de millions de gens, sont au rouge.
Pour nous concentrer sur le cas français (les comparaisons économiques internationales sont toujours dangereuses), n'oublions pas que juste avant la crise de 2008, avec un code du travail encore plus « rigide » que celui sur lequel sont passés les gouvernements Fillon, Ayrault et Valls, la France avait son taux de chômage le plus bas depuis 1983. Et sur les trois périodes qui ont vu baisser le chômage depuis cette date, aucune n'a été précédée d'une flexibilisation du marché du travail . Par ailleurs, l'exemple du récent CICE (crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi) mis en place en 2012 est significatif. Cette réduction d'impôts de 20 milliards d'euros par an (soit 100 milliards d'euro depuis sa création) pour alléger le coût du travail avait été souhaitée par P.Gattaz qui, souriant lors de sa mise en place, pavanait avec un pims : ' 1 million d'emplois'. Ce cadeau fiscal n'a finalement permis de maintenir ou créer, selon les deux équipes de recherche sur leur rapport de 2016 … qu'entre zero et 150 000 emplois. La corrélation « flexibilité sans sécurité » = « emplois stables » n'a donc jamais été prouvée (à ma connaissance, n'hésitez pas ceux qui peuvent m'en apporter des preuves en commentaire). Et tenez ça encore : l'INSEE a publié une enquête portant sur les freins à l'emploi sur un échantillon de 10 000 employeurs français. Le frein numero 1 est « l'incertitude liée à la situation économique » (pour 28% d'entre eux) suivi de « la main-d'oeuvre compétente indisponible » (27%), loin devant « le niveau des cotisations sociales » (18%) et « les barrières à l'embauche liée à la législation » (14%)…
Donc 1) les mesures que prendra le gouvernement Philippe n'ont jamais prouvé leur efficacité en France, 2) elles ont par contre prouvé leurs effets sociaux néfastes à l'étranger 3) et en plus elles ne répondent pas aux problèmes principaux des employeurs, à savoir la stabilité et des carnets de commande remplis durablement … Le gouvernement semble bercé par des mythologies économiques, non vérifiées scientifiquement, mais bien orientées idéologiquement, comme le dénonce, entre beaucoup d'autres chercheurs malheureusement peu médiatisés, E. Laurent, professeur d'économie à Science Po et à l'université de Stanford.
II - Au nom de qui ? Les injustices creusées par ces ordonnances.
Nous avons fait un (long, mais nécessaire) détour : rentrons maintenant dans le concret. Au-delà d'être irrationnelles au niveau macroéconomique, ces ordonnances vont avoir des effets directs sur des millions de travailleurs. Et devinez sur lesquels ?
Les femmes
Comme l'alertent 60 personnalités et organisation féministes dans une lettre ouverte publiée sur Médiapart : « les salariés les plus touchés par les ordonnances}sont ceux en CDD ou travaillant dans des petites entreprises. Deux catégories où les femmes sont surreprésentées». La lettre ouverte précise : « Les congés enfants malades pris en immense majorité par les femmes, l’allongement du congé maternité et le maintien de la rémunération à 100%, l’allègement du temps de travail des femmes enceintes… tous ces droits, prévus jusqu’alors dans les conventions collectives de branche, pourront être demain remis en cause par accord d’entreprise (…). Les femmes, plus souvent à temps partiels, plus souvent précaires, à la tête de familles monoparentales et prenant en charge une immense partie des tâches parentales seront particulièrement pénalisées par ces mesures »
Les classes populaires : le cas du 'compte prévision pénibilité'
Bien que ces chiffres puissent surprendre, sachez que les conditions de travail en France sont plus dures qu'ailleurs en Europe. Comme le montrent C.Hugrée, E.Pénissant et A.Spire, 79 % des classes populaires de notre pays portent des charges lourdes , 79 % travaillent debout, 45 % travaillent dans la fumée ou la poussière. C'est énorme, mais cela s'explique, selon ces sociologues, par le grand nombre d'immigrés (merci à eux), généralement plus « ouverts » à ces emplois difficiles. S'ils avaient jusqu'aujourd'hui la possibilité de cumuler des points pour partir plus tôt à la retraite (sur le fameux « compte prévention pénibilité »), les ordonnances vont changer la donne. Sur les dix critères de pénibilité, quatre vont être supprimés 1) port de charges lourdes, 2) exposition à des risques chimiques, 3) à des vibrations, et 4) postures inconfortables. Allez comprendre pourquoi diable ont-ils supprimé ces critères qui touchent au moins 79% des classes populaires. Peut être parce que cette mesure était voulue depuis des années par le Medef ? On a en tout cas ici un joli cas de mépris pour la condition laborieuse de millions de français, mépris qui va jusqu'au déni sémantique : « les mots « compte personnel de prévention de la pénibilité » sont remplacés par les mots « compte professionnel de prévention » (Ord. III sec. 6 art. 2 ). Merci pour cette mesure absolument vitale pour relancer l'emploi…
Mais d'autre part, si les licenciements seront facilités afin de permettre aux entreprises de mieux s'adapter aux variations du marché (c'est tout le fond de l'affaire), comment expliquer les mesures suivantes sinon simplement comme des indices montrant l'importance accordée par le gouvernement aux actionnaires au détriment des salariés.
Licenciement économique
Alors que c'était jusqu'ici interdit, une multinationale aura maintenant la possibilité d'invoquer un licenciement pour cause économique en France, même si cette multinationale fait des bénéfices globalement (et on sait que modifier les comptes de résultat pour rendre une filiale nationale déficitaire, c'est très facile). Ici, ce n'est donc plus seulement le bénéfice qui est favorisé par rapport à l'emploi (ce qui est compréhensible), mais l'augmentation toujours plus importante d'un bénéfice déjà acquis. En d'autres termes, c'est l'accumulation du capital pour les actionnaires qui est favorisée par rapport à la vie des gens, quand on connait la violence psychique d'un licenciement… Et n'allez pas croire naïvement que l'augmentation toujours plus grande des bénéfices est importante pour l'investissement : en France, la distribution de dividendes représente aujourd’hui 2 fois plus que l'investissement alors que ce n’était que la moitié en 1980 (ref.). 55 milliard d'euros (soit 8 fois le budget de la justice) ont ainsi été distribués aux actionnaires, ce qui place la France à la tête de l'Europe en terme de distribution de dividende. Si le travail a un coût, le capital aussi...
Plafonnement de la fraude
Les indemnités prud'homales pour licenciement abusif seront plafonnées : un groupe pourra donc licencier frauduleusement un employé en sachant exactement combien ça va lui coûter au maximum, alors même que ce maximum est abaissé dans ces ordonnances par rapport à la précédente loi Macron. Cette mesure permet donc de calculer une fraude comme une variable économique, au détriment de la vie d'un homme, et de pouvoir ajuster cette variable si besoin …
Les accords d'entreprise : ou la fable de La Génisse, la Chèvre, et la Brebis, en société avec le Lion

Enfin dernier point : au coeur de ces ordonnances, il y a la prévalence des accords d'entreprises par rapport à ceux de la branche et de la loi. Si dans l'idée cela semble intéressant, il faut prendre en compte trois facteurs : 1) le rapport de force n'est pas équilibré dans les entreprises, et il faut garder en tête que l'employeur mobilise le travail de l'employé à son profit, avec le pouvoir de lui donner des ordres, d'en contrôler l'exécution et d'en sanctionner les manquements. Une démocratie d'entreprise dans ces conditions et au vu de nombreux exemples, relève de l'utopique comme l'explique S. Beroud, Maîtresse de conférence en science politique à Lyon II. 2) nous ne serons plus « libres et égaux en droit » : des citoyens verront leurs conditions de travail (et leur vie sociale et familiale) changer au gré des accords d'entreprises. La loi permettait tous les accords d'entreprises qui établissaient des conditions plus favorables que la loi elle-même. Aujourd'hui, on peut s'attendre aux scandales qui ont frappé l'Allemagne lorsque certains accords d'entreprises honteux sont passés sous fond d'intimidation, et que les salariés, souvent étrangers, n'étaient plus, comme cela sera le cas en France, protégés par la loi ou un accord de branche 3) finalement, et en cohérence avec ce dernier point, cela entrainera une compétition au moins-disant social. Mettons qu'une entreprise dans la construction automobile négocie une augmentation du temps de travail en même temps que des réductions de salaire, les concurrents du même secteur plus généreux avec leurs salariés seront désavantagés économiquement à cause … de leur générosité. C'est ce qu'on appelle du dumping social. L'avantage est donné aux moins vertueux.
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Ces ordonnances, dont le président du MEDEF P.Gattaz tient à saluer une "étape importante et intéressante", vont entrainer une régression sociale ET économique qui va affecter la vie réelle de millions de personnes et avantager celle de quelques-uns. Même C. de Margerie, ancien PDG de Total, avait accusé le MEDEF de s'éloigner des objectifs de prospérité, d'innovation et de création d'emploi pour se focaliser sur la protection des intérêts personnels des patrons et investisseurs, notamment dans son combat contre l'ISF. Or sur l'ISF, le compte pénibilité, la flexibilité du licenciement, le plafonnement des sanctions prud'homal, c'est le MEDEF qu'E. Macron a écouté. D'autres options écologiques et sociales existent pourtant pour relancer les emplois comme la diminution du temps de travail ou l'investissement massif dans les énergies renouvelables, nécessitant une main-d'oeuvre nombreuse. Portant une vision du travail réduit à une simple variable, loin des préoccupations sociales et écologiques, ces ordonnances s'inscrivent dans la droite ligne d'une vague néolibérale qui n'en finit pas de rogner les acquis sociaux depuis plus de 40 ans, et qui n'en finira pas tant qu'on ne s'éduquera pas, qu'on ne comprendra pas qui elle avantage et qui elle pénalise, qu'on n'aura pas « le gout de la vérité » face aux dogmes économiques que les médias agitent et qu'on avale comme des évidences, et qu'enfin on l'arrête. Par justice, et par raison. Mardi 12, jeudi 21, samedi 23, et tous les autres jours qui seront nécessaires, manifestions.
" Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire " A. Einstein.