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Billet de blog 5 décembre 2023

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Orlando Preciado : migration dans le genre

Le film de Paul B. Preciado, Orlando, une biographie politique, est à la fois une lecture stimulante du roman de Virginia Woolf et la parole plurielle d'Orlando contemporain·e·s qui tissent, à travers une biographie de fiction, le portrait de celles et ceux qui y racontent aussi leur expérience vécue.

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J’ai regardé Orlando, ma biographie politique (2023), l’hommage cinématographique à Virginia Woolf, le film à l’esthétique kitsch de Paul B.Preciado. Il y est question d’identité, de transition, et d’entre-deux. J’y vois aussi, en concentré, de la migration, de l’exil et de l’entre mondes. Il y a toujours difficulté, pour qui est présumé étrange(r) – « donc » suspect - d’obtenir, par exemple, des documents d’identité. La dissonance est au creux d’un grotesque administratif dans lequel il ne saurait y avoir d’harmonie que préétablie. Ainsi, comme tant d’autres, née en France de deux parents français, je n’ai pu obtenir, à dix-huit ans, de carte nationale d’identité française qu’en passant par un tribunal – et donc un juge - afin d’obtenir un certificat de nationalité française. Aucun employé d’état-civil ne considérait que mon prénom et mon nom pouvaient s’accorder à la nationalité française… Autant dire que l’état-civil était désaccordé et que j’étais moi-même en désaccord avec l’État (in)civil. Bien plus tard, au nom de Vigipirate - j’avais compris qu’il s’agissait là d’un dispositif contre le terrorisme -, d’autres employés d’état-civil, scrupuleux dans leurs aberrations, m’informaient que ma demande de renouvellement de CNI prendrait plus de temps, pour vérifications… Il y a toujours une bonne mauvaise raison d’empêcher quelqu’un de jouir de ses droits. Tout indice d’étrangeté induit la suspicion, le contrôle. En un mot le refus. Et produit des « sans-papiers » divers et variés : migrants, réfugiés et autres apatrides.

Police aux frontières. Quand Pascale a vu, très tard, son prénom d’usage officiellement reconnu, c’en a été fini de certains de ses tourments. C’est pourquoi la scène finale – hélas parfaitement imaginaire – d’Orlando est la manifestation d’un soulagement collectif et d’une joie partagée qui m’a moi-même soulagée. Enfin une juste juge blanche et blonde statuait et permettait de corréler la personne réelle et le sésame de la vie quotidienne. Rien de moins. École, caserne, hôpital : même combat. Il y a peu, dans une école (dite supérieure), à la fin de l’année, en juillet dernier, un grand panneau accueillit le personnel, une fois les étudiant.e.s parti.e.s : Ecole transphobe. Et c’était vrai. Car pourquoi, par exemple, s’évertuer à imposer des prénoms que des étudiantes ou étudiants refusent de porter ? Ou comment transformer des personnes en parias en toute impunité. Tout se passe comme si la répétition était du côté de la santé, l’invention du côté de la maladie. Je reviens à mon propos initial. J’ai immédiatement pensé aux procédures françaises – tatillonnes - de vérification de la « naturalisation » éventuelle d’un.e candidat.e à un document d’identité français.e . Ce n’est pas un examen : c’est un concours. Beaucoup d’appelé.e.s, peu d’élu.e.s. Un autre prénom, voire un autre nom est proposé aux lauréat.e.s. Ceux de l’harmonie préétablie : les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, les nationaux d’un côté, les étrangèr.e.s de l’autre. Comme si le genre était aussi une nationalité.

Orlando m’a beaucoup intéressée – il m’a aussi remémoré La piste d’atterrissage (2003) de Kader Attia - car le film montre ce qu’il fait et fait ce qu’il dit. Il ne suffit pas de dire le multiple, en effet, il faut le faire. L’autobiographie politique – je dirai plutôt l’autobiographie littéraire, et ce n’est pas une injure - est donc inévitablement plurielle. Orlando, c’est moi et d’autres que moi ! Plusieurs personnes, jeunes pour la plupart, incarnent Orlando dans ce film. Car Orlando n’est pas un nom de personne – même si c’est un.e personnage de roman – c’est le nom – d’abord - d’une position incorporée et de son déplacement. Ce film fait ce qu’il affirme. Il est hybride : il articule réalité des faits et vérité de la fiction, sincérité du récit et invention romanesque. Il montre, en gros plan, non pas l’incertitude, mais le flottement. Tout transphobe oppose certitude et vérité (du genre initial) à ce qui serait choix incertain, possibilité d’erreur, voie sans issue. Orlando – le film – substitue, polyphoniquement, le réel flottement – fût-il subjectif - à l’incertitude. La migration dans le genre, comme toute migration, implique qu’on est encore – au moins un peu – qui on a été précédemment, pas encore – ou pas tout à fait – celui ou celle qu’on est devenu.e. Une migration, c’est un devenir sans fin. Pas de vases communicants : le passé ne s’écoule pas pour laisser place au présent. Rien ne se fixe éternellement. Le temps s’écoule peut-être, dans un flux, mais le passé est toujours là, discrètement - Paul B. Preciado – en ombre du présent. Dans un exil, on n’est jamais entièrement parti.e, jamais totalement arrivé.e. La migration, et l’exil, sont moins la recherche d’un lieu – car tout lieu, le genre en est un, est un enfermement - que le déploiement d’un espace. Un espace – et un temps - de liberté.

J’ai beaucoup écrit sur les entre-mondes : ils sont flottants. Dans la transcontinentalité surtout, les normes – contraignantes - du pays ou de la région de départ, autrement dit de la vie antérieure ne disparaissent pas pour être remplacées par les normes – contraignantes - du pays ou de la région d’arrivée et donc de la vie ultérieure. Pourtant, la métamorphose est ce que l’extrême- droite et la droite xénophobes européennes attendent, exigent, et cherchent à imposer à celles et ceux qu’elles perçoivent – quelle que soit leur nationalité - étranger.e.s. Que les musulman.e.s se convertissent enfin au christianisme - qu’ils.elles mangent du porc n’est pas suffisant - ils et elles seront toléré.e.s. Au minimum, qu’ils deviennent des athées prosélytes… et « on » verra… Que les « noirs » deviennent blancs et tout ira bien… « Faut-il », « en effet », se « convertir » au masculin ou au féminin ? Quand Orlando se métamorphose – on se sait comment - en femme, c’est, chez Virginia Woolf, au pays de la Sublime Porte, à Constantinople, à l’étranger, ailleurs. « L’Orient » a abondamment pratiqué – mais pas toujours - l’ambiguïté des genres. Ils y sont une différence de degré, non une différence de nature. « L’Orient » a été féminisé, comme si le féminin était oriental. Abandonnant illico son statut d’ambassadeur, Orlando se nomadise, se déterritorialise et suit une troupe de bohémiens en Anatolie. Revenue à Londres, elle se marie. Marmaduke Bonthrop Shelmerdine est marin, il veut franchir le cap Horn… Pendant ce temps, Orlando écrit. Et se meut dans un autre espace encore, tout à fait différent, et pourtant presque le même. La métamorphose de genre – la transition - semble l’effet d’une migration voire sa concrétisation. Chez Woolf, cependant, le genre dépend surtout du vêtement tant l’habit fait le moine, l’homme ou la femme. Chez Preciado, il s’agit bien davantage de corps, et d’hormones.

Chez Woolf, tout se passe comme si, aussi, le féminin, resté en sommeil, se réveillait.  Comme si le féminin était, comme dans l’opéra Orlando, un rebondissement, non un saut : « No more monkey business jumping bouncing on the bed ». La compositrice australienne Olga Neuwirth a adapté Orlando et en a proposé, en 2019, à Vienne, une « biographie musicale fictionnelle en 19 tableaux », un opéra performance. Orlando y a un enfant non-binaire, interprété par Justin Vivian Bond. Olga Neuwirth a travaillé la distorsion sur des sonorités androgynes, vie intérieure du son. La mezzo-soprano Kate Lindsey joue Orlando tout en ornementations baroques. Avec les chœurs, la voix se dédouble. Orlando est la biographie artistique de la compositrice mais aussi, en un sens, celle de la co-autrice du livret, Catherine Filloux. Car celle-ci dit ne pas vraiment savoir quelle est son « appartenance ». De mère algérienne, de père français, ayant grandi à San Diego, aux Etats-Unis, elle dit avoir été élevée au milieu d’un schisme. Dans Eyes of the Earth, elle évoque la cécité physico-psychique de femmes cambodgiennes ayant assisté aux massacres perpétrés par les Khmers rouges. En 2005, Lemkin’s House se réfère à Raphael Lemkin, l’avocat inventeur du terme de génocide, en 1944. En 2010, elle écrit Dog and Wolf, dont Jasmina, une réfugiée bosniaque, en est l’héroïne. C'est une écrivaine témoin.

Orlando a été « adapté » souvent, tout comme le Rapport pour une Académie de Kafka. La biographie politique de Preciado est ainsi un croisement d’Orlando et de Rotpeter  – Rotpeter n’est pas, bien sûr, son nom de naissance -. La puissance de Kafka, en effet, tient à ce qu’il fait tenir par un Africain du Ghana – soit-disant singe : hélas nombreux sont celles et ceux qui prennent Kafka au pied de la lettre - un discours ironique et caustique sur son humanisation prétendue – migration de plus : de l’Afrique à l’Europe, de la « sauvagerie » à la « civilisation » - auprès des hommes blancs, les seuls – prétendent ils - à même de posséder l’humanité en propre. Ce singe peut-il parler ? A la fois acteur, auteur, juge et commentateur, Rotpeter se joue aisément du discours dominant. Pour cela, il a payé le prix – fort -. Mis en cage, exposé, il lui a fallu, à défaut de liberté, trouver une issue, et résister ou : résister, et trouver une issue. Le troisième terme, outre la double identification de Preciado, est un impératif, celui de Lady Macbeth. « Unsex me here ! » intime-t-elle aux esprits – dès l’acte 1 - quand elle comprend que Macbeth hésite à assassiner le roi Duncan. Shakespeare a inventé une multitude de mots. Unsex en est un. L’Unsex – que ce soit dans la transition, le non-binarisme, ou ailleurs – est un refus général de l’assignation à résidence surveillée, une affirmation de la liberté d’action et de circulation des personnes. Dans un contexte où la police politique entrave largement – et donc précarise et fragilise - et l’action et la circulation. Donc les personnes. 

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