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Billet de blog 18 août 2024

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La “preuve par la Palestine”, analyse d’une théorie antisémite banalisée

Le 1er juillet 2024 à la soirée “Voices for Gaza”, les humoristes Aymeric Lomperet et Blanche Gardin ont fait un sketch sur “l’instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme”. Le 19 juillet, cette dernière a été invitée sur un média en ligne à propos de son sketch, et l'une des invités invoque à son égard “la preuve par la Palestine”. C’est de cette idée de “preuve” dont il sera question.

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Le 1er juillet 2024 à la soirée “Voices for Gaza”, les humoristes Aymeric Lomperet et Blanche Gardin ont fait un sketch sur “l’instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme”. Le 19 juillet, cette dernière a été invitée sur un média en ligne à propos de son sketch. Lors de cette émission, une des invités invoque à son égard ce qu’elle appelle : “la preuve par la Palestine”.

C’est de cette idée de “preuve” dont il sera question ici.

Pour présenter cette théorie de “la preuve par la Palestine”, je m'appuierai sur la pensée d’une des personnes ayant le plus contribué à la propager à l’heure actuelle. Cette personne s’appelle Houria Bouteldja (qui elle même dit avoir repris la formule de son compagnon de route Youssef Boussoumah). Précisons, pour court-circuiter les islamophobes adeptes de la théorie du “nouvel antisémitisme”, que Bouteldja n’a rien inventé, et qu’elle a plutôt recyclé une conception du monde qui la précède en de nouveaux termes. Avant elle, Alain Soral cultivait une rhétorique similaire, et avant ce dernier, multiples franges de l’extrême droite antisioniste antisémite. Précisons également que les plus ardents défenseurs de cette théorie ne sont pas ce que certains fantasment comme “les jeunes de banlieue” ou autre catégorie socio-économique fumeuse, mais plutôt maintes figures du groupe social dominant en France.

Dans son livre de 2016, “Les blancs, les Juifs, et nous. Pour une politique de l’amour révolutionnaire”, édité par les éditions la Fabrique, Bouteldja explicite clairement où et comment ce qu’elle appelle la “preuve” prend forme. Et c’est intéressant, puisque dans son supposé, il est moins question de la Palestine en tant que telle, que de “l’antisionisme”. Pour la citer par exemple, “l’antisionisme (...) sera l’espace de la confrontation historique entre vous et nous (...) entre vous et les Blancs (..) entre nous et les Blancs.” (p. 65-66). Il est important de préciser que ce “vous” dont elle parle, c’est tout simplement comme l’indique son titre, “les Juifs”. On peut alors commencer à saisir l’articulation de cette fameuse “preuve”. Elle se fait entre ce que les adeptes de ce discours appellent “le sionisme”, et “l’antisionisme”.

Dans ce triptyque romantique hors sol, elle articule une séparation du monde entre les “Blancs” et le “nous” (qu’elle appelle aussi les “indigènes”), et au milieu de ce tableau, on trouve “les Juifs”, qui pour elle héritent du triste privilège de devoir choisir. Ce choix reposant entièrement sur le fait d’être “sioniste” ou “antisioniste”.

La “preuve par la Palestine” a donc au final bien plus à voir avec son “nous”, “les Juifs” et “les Blancs” qu’avec les Palestiniens en tant que tels.

Tout cela peut paraître n’avoir aucun sens, et à juste titre, alors grâce à une autre citation de cette dernière, je vais vous proposer une illustration de cette “preuve”, noir sur blanc, directement de sa plume :

“Sartre mourra anticolonialiste et sioniste. Il mourra blanc” (p. 19)

Sartre, non-juif, et parfaitement blanc, aurait pu ne pas l’être s’il n’était pas “sioniste”. Le facteur déterminant est éminemment clair. L’acceptation ou non de “la légitimité de l’existence d’Israël” (p.16) et donc du “sionisme”. Et pour répondre d’avance aux personnes qui voudront se persuader que c’est vis à vis du sort des palestiniens que s’articule cette pensée, alors il faudra venir m’expliquer ce que veut dire l’autrice lorsqu’elle écrit que “la greffe sioniste ne prendra jamais en terre arabe” (p.64). 

Il n’est pas question de la Palestine, mais des fantasmes civilisationnels propre à l’écrivaine et aux adeptes de ce genre de concepts ethno-nationalistes.

Ceci étant posé, on comprend alors que la “preuve” est surtout une manière détournée de justifier une séparation globale du monde entre ce qui est perçu comme “le sionisme” et de ce fait “l’antisionisme”, sa dite “terre d’asile” (p.66).

Car si l’on analyse concrètement ces deux signifiants, ils ne servent pas à réfléchir activement à une situation géopolitique tragique dont les évènements en cours doivent à juste titre susciter l’indignation. Ces termes flous ne font que justifier une idéologie éminemment problématique qui cherche à balayer la complexité inhérente au monde, précisément en prenant le prétexte de la situation au Proche-Orient. Cela est évident au regard de ce que renferment ces signifiants pour les personnes qui les emploient.

Le terme “sionisme”, depuis maintenant quelque temps, fait l’objet d’un intérêt croissant et de plus en plus confus de la part de personnes qui le découvrent généralement sans en connaître ni les tenants, ni les aboutissants, ni l’Histoire complète. Si dans son sens initial, le sionisme défini la volonté de création d’un foyer national juif sur une partie de la Palestine mandataire alors sous domination coloniale britannique, aujourd’hui, il signifie avant tout la légitimité de l’existence de cet état, Israël, au minima dans ses frontières définies par le plan de partage voté à l’ONU en 1947.

Toutefois ce signifiant déborde abondamment de l’objet initial. Et c’est précisément parce qu’il est identifié comme la frontière abstraite et universelle entre celles et ceux qui seraient disons “du bon côté de l’Histoire”, et donc, les autres.

Outre le fait qu’élaborer n’importe quelle théorie politique autour d’un épicentre qui supposément sépare l’humanité en deux est assez médiocre intellectuellement parlant, c’est également infiniment problématique.

Pour la simple et bonne raison que pour toute personne de bonne foi, le “sionisme”, c’est quand même très juif à la base.

Et quiconque à une conception non amnésique de l’Histoire des théories politiques européennes du XXe siècle, devrait savoir qu’une conception du monde qui place les Juifs au centre de tout, en faisant du concept “Juif” (ou maintenant “sioniste”) et des personnes qui l’incarneraient, la séparation symbolique entre le “nous” et le “vous”, ça s’appelle de l’antisémitisme.

La porte de sortie habituelle face à cette critique est de répondre que “le sionisme ce n’est pas les Juifs”. Bien que cela ne soit pas entièrement faux, dans le sens où par principe une théorie politique n’est pas un peuple, il demeure de très mauvaise foi. Car le sionisme reste une des applications les plus conséquentes dans l’Histoire des théories d’autodétermination du peuple juif. Ce n’est pas négligeable.

Pour que le “sionisme” devienne ce facteur déterminant, il faut alors réussir l’exploit de transformer un mouvement d’autodétermination juif, en un signifiant abstrait qui sert de boussole pour les non-juifs.

C’est alors que l’on a pu voir Blanche Gardin, qui faisait rire une salle entière aux côtés de son collègue Aymeric Lomperet avec des “blagues” telles que “Ici, on est TOUS antisémites !”, se voir expliquer par un média plateforme des idées bouteldjistes, qu’elle aurait quitté la “blanchité” en faisant preuve “d’antisionisme”.

La voilà, la fameuse “preuve par la Palestine”. Il suffit d’être “antisioniste” pour être du “bon côté”.

Peu importe que Gardin ait tenu à de multiples reprises des propos antiféministes, qu’elle ait soutenu un dessinateur de BD épinglé pour ses publications pédo-pornographiques.

Peut importe également que son “antisionisme” pour lequel elle se retrouve encensée ce soit exprimé à travers la moquerie du vécu des français·es juif·ves en matière d’antisémitisme, minimisant par le rire la gravité des discriminations que subissent ces dernier·es.

La subversion accordée à ce sketch est initialement formulée comme étant “une critique de l’instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme”. Toutefois, la réalité concrète de ce sketch, c’est le fait de participer à amalgamer complètement la lutte contre l’antisémitisme (même lorsqu’il se dit “antisioniste”) à la répression politique émanante du pouvoir. Le fait que nombre d’actes et de discours antisionistes soient des cache-sexe à antisémites n’importe plus du tout. L’essentiel est, pour deux personnes blanches, de se faire passer pour des victimes réprimées par la fameuse “accusation infamante” qui les préoccupent visiblement bien plus que l’antisémitisme en tant que tel.

Se percevoir soi-même comme étant “victime” du “sionisme” permet alors à des personnes appartenant au groupe social dominant en France, de se percevoir comme dominées par un pouvoir ressenti et identifié au sein de ce signifiant “sioniste”. La “preuve par la Palestine” est de ce fait une machine à laver qui peut permettre à des “Blancs” de quitter leur “blanchité” (et tout ce qui va avec de culpabilité post-coloniale intériorisée par exemple), par le simple acte de s’opposer au “sionisme”. Et s’opposer au “sionisme” dans le cas présent, c’était tout simplement de faire un sketch minimisant de facto la réalité de l’antisémitisme en France, en faisant passer ça pour un acte de “résistance”.

Nous pouvons constater aujourd’hui que de plus en plus de personnalités privilégiées de premier plan s’adonnent abondamment à développer des discours confus et de plus en plus empreints de conceptions parfaitement antisémites.

Bien des reproches leur sont faits, et ces reproches, malgré la diversité de leurs émetteurs, ont ce triste privilège d’être totalement associés à la droite et à l’extrême droite. La question de l’antisémitisme, et de la lutte contre celui ci, n’est alors plus un enjeu à comprendre, mais une frontière symbolique et abstraite qui sépare les gens qui sont du coté du “pouvoir”, et les autres qui y “résistent”.

Si tous ces discours, dont les signataires refusent l’introspection et l’écoute des critiques honnêtes, se réclament non antisémites, c’est parce qu’ils mobilisent une idée toute faite qui voudrait que tout discours identifié comme “antisioniste” ne peut pas être antisémite. C’est même précisément parce que leur discours est “antisioniste” que l’accusation d’antisémitisme leur serait faite dans le but de les censurer.

On se retrouve alors devant un paradoxe incroyable. 

Alors que l’antisionisme et l’antisémitimsme ont une longue histoire commune indéniable , cet état de fait est totalement nié, et l’antisionisme devient alors la preuve d’un non-antisémitisme. L’antisémitisme devient un terme vidé de son sens, qui ne sert qu’à renforcer les positions idéologiques dans lesquelles se retranchent les personnes qui s’imaginent comme en étant les victimes de son “instrumentalisation”. Le contorsionnisme intellectuel est à son paroxysme.

À partir du moment où la lutte contre l’antisémitisme est entièrement amalgamée et associée à la répression des discours politiques jugés comme “contestataires”, alors l’antisémitisme est considéré comme non existant là où l’on veut pas le voir, mais également comme le “rayon paralysant” du “sionisme” pour baîlloner les voix “antisionistes”. 

Non seulement on nage en plein antisémitisme, mais aussi, tout cela révèle le clou du spectacle de cette fameuse “preuve par la Palestine”.

Faire preuve d’un soutien effectif à la lutte pour les droits des Palestiniens n’est pas le réel objet de tout cela. Qu’a fait Blanche Gardin dans son sketch pour les Palestiniens au final ? Rien. Son sketch ne servait pas les palestiniens, mais servait uniquement les personnes qui refusent d’accepter la possibilité de l’antisémitisme à gauche (et dans “l’antisionisme”) et qui cherchent une légitimité à leur croyance que “l’accusation infamante” n’est par principe qu’un outil du pouvoir, et du “sionisme”, pour les censurer et les dominer.

Et c’est en cela qu’elle a fait sa “preuve”. En rentrant dans cette catégorie de personnes qui luttent contre la lutte contre l’antisémitisme.

Encore une fois, il suffit de re-citer Houria Bouteldja qui explique tout simplement que le fait “d’universaliser l’antisémitisme”, c’est à dire d’affirmer que c’est un phénomène qui n’est ni exclusif à la droite et l’extrême droite, ni exclusif à l’Occident, et ni exclusif au XXe siècle, ça revient à “faire d’une pierre deux coups : justifier le hold-up sur la Palestine et justifier la répression des indigènes en Europe” (p.57). Comme nous l’avons vu, “les indigènes” représente donc autant Bouteldja elle-même que Blanche Gardin…catégorie pour le moins étrange, et à partir de laquelle on ne peut que déduire le fond en ces termes : 

La “preuve par la Palestine”, c’est la validation morale de toute personne qui refuse d’accepter l’antisémitisme existant dans ses propos ou ses actes, qui dans la négation de celui-ci accuse les accusations, et qui enfin identifie son agressivité dirigée envers la lutte contre l’antisémitisme comme une forme de résistance face au pouvoir “sioniste”. 

Ce qui constitue le coeur de cette mécanique, in fine, c’est donc bel et bien l’antisémitisme.

Car si une personne blanche, aisée, et privilégiée en France peut se considerer comme opprimée par un pouvoir flou identifié de près ou de loin au “sionisme”, c’est tout simplement parce que cette personne à une vision antisémite du monde légitimée et renforçée grâce à cette fameuse “preuve par la Palestine”.

Les personnes qui luttent réellement contre l’antisémitisme n’ont jamais eu pour but de censurer le soutien nécessaire aux palestiniens. Cependant, ce soutien a servi, et sert encore trop souvent de faux nez à des discours antisémites. Une lutte contre l’antisémitisme à la hauteur de l’enjeu ne peut pas fermer les yeux là dessus. Nombre de personnes arrivent parfaitement bien à lutter pour les droits des palestiniens sans tomber dans l’antisémitisme. D’autres non. Empêcher l’appropriation de cette cause par des antisémites qui la vident de sa légitimité intrinsèque est un enjeu essentiel. À la fois pour la lutte contre l’antisémitisme, et pour la cause palestinienne.

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