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Billet de blog 29 juin 2024

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Cher camarade Léon

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1


Cher camarade Léon,

Je t’écris depuis le XXIe siècle, plus de 70 ans après ton décès.

Si j’en viens à t’écrire, c’est parce que depuis trois semaines, ta figure a ressurgie brusquement au milieu du débat public contemporain.

Pour faire court, l’extrême droite est aux portes du pouvoir. Une fois de plus.

Face à la menace nationaliste et fasciste, la gauche s’est unie, et c’est ici précisément que tu entre en scène. Elle a acté la formation d’un Nouveau Front Populaire.

L’analogie étant évidente, ta figure est devenue objet de débats et d’interprétations.

Les uns te font les adouber, les autres te font te “retourner dans [ta] tombe”, et d’autres encore se permettent de raconter sensiblement n’importe quoi sur ton histoire. Et c’est sans parler de ton héritage politique et intellectuel qui ne sert d’inspiration et de leçon qu’à un nombre de gens, je le crains, bien trop insuffisant au regard de son importance et de son potentiel émancipateur.

J’ai envie, dans cette lettre, non pas de me plaindre et de m’énerver face à l’ignorance avec laquelle certains instrumentalisent ta figure aujourd’hui, mais plutôt, de proposer une célébration autour de ce que tu as, selon moi, vraiment porté et incarné lors de ta vie.

Je t’avouerai que je t’ai découvert avant la période que l’on traverse, et déjà alors, tu t’es imposée comme une inspiration politique et morale à mes yeux. Plus je plongeais dans l’histoire de ta vie, de tes combats, de tes idées, de tes accomplissements…etc, plus je saisissais ce qui me faisait tant de bien dans le souvenir de ta personne. Je ne saurai le résumer en une phrase. Mais je souhaite essayer de l’exprimer à travers cette lettre.

Ces mots n’ont pas pour vocation de m’adresser au passé depuis le présent, mais plutôt de tenter de permettre au passé de s’adresser au présent, et in fine, d’inspirer notre avenir.

Cher camarade Léon, j’espère qu’au terme de ce texte, les lecteurs et lectrices te verront non plus comme un vulgaire artefact du passé, mais comme un héritage au présent, qui par ses doutes et ses certitudes, nous apprend l’humilité et le courage.

Donc, comme je te l’ai présenté, le présent est quelque peu chaotique, et l’avenir est tout aussi incertain. La période est non sans similarité avec ce que tu as pu vivre à ton époque puis analysé dans tes écrits, en se gardant bien évidemment de tisser une quelconque équivalence historique qui n’aurait pas de sens. On a beau en être à notre Ve République, la vitalité démocratique nationale s’est rarement retrouvée minée à un tel point. A la différence de la IIIe République, et de ses failles dont tu as meilleure conscience que moi, le problème aujourd’hui n’est pas de même nature. Si le régime de ton temps souffrait de, vulgairement dit, trop de parlementarisme; le nôtre aujourd’hui n’en voit même plus la couleur. La monarchie présidentielle en vigueur depuis 1958 a marquée une rupture nette avec cette vieille tradition parlementaire pour mettre en place une République constituée autour d’un pouvoir exécutif infiniment renforcé, au point où la plupart des lois imposées par la présidence se sont vues promulguées sans processus parlementaire véritable et contre l’avis de l’immense majorité de la population.

Des décennies de despotisme bureaucratique alimentées presque exclusivement par des institutions spécialisées dans le formatage des élites bourgeoises, ont profondément miné le pays, ont attaqué violemment les divers acquis sociaux arrachés par les classes ouvrières, paysannes et populaires, aux mains des différents pouvoirs établis dans le cours de l’Histoire. Le capitalisme tourne a plein régime avec tout ce qu'il engendre d'inégalités et de crises sociales et économiques.

Devant le spectacle pittoresque de leur propre incapacité à gouverner correctement, devant le cirque grossier qu’est devenu le débat public, devant le vide abyssal de leur propre implosion sociale, politique, et morale; on pourrait oser la comparaison historique, entre ces deux bourgeoisies défaillantes, qui l’une comme l’autre, sont incapables d’envisager une passation de souveraineté et leur déstitution inévitable.

La bourgeoisie en s’accrochant à son pouvoir, détériore encore et toujours les conditions possibles de réalisation d’une transition politique nécessaire. Mais dénuée de toute forme de légitimité populaire et même nationale, le pouvoir en place n’est aujourd’hui qu’une coquille vide qui n’existe plus qu’à travers un ordre injuste, violent et autoritaire qui le maintient en place.

Notre présent n’est pas étranger à ce que tu désignais comme une “vacance de la souveraineté”. Le pays s’est retrouvé il y a trois semaines dans une situation politique qui nécessite une passation de souveraineté. Comme à ton époque, bien que différemment, la gauche cherche à faire l’union pour barrer la route à l'extrême droite, occuper l’État et ce faisant, tenter de “changer la vie”. Et comme à ton époque, bien que pour des raisons différentes, la gauche est divisée de l’intérieur, et décriée par l’union informelle de ses adversaires (la bourgeoisie capitaliste et les nationalistes racistes/antisémites/xénophobes/sexistes…etc).

Le sursaut de la réaction étendue au Nouveau Front Populaire était prévisible. Ce qui est en réalité plus dérangeant là dedans, c’est non pas la quantité de paroles politiques et médiatiques qui s’insurgent contre la gauche, mais plutôt la nature du sujet sur lequel porte majoritairement ces paroles : l’antisémitisme.

Et oui, je suis désolé de te l’apprendre camarade Léon, mais en 2024, on assiste à des élections nationales dont l’un des, sinon LE sujet principal, est celui des Juifs.

Je me permets d’imaginer que comme moi, la seule lecture de cette phrase te ferait bien de la peine. Elle te rendrait aussi sûrement fou de rage si tu savais qu’aujourd’hui, c’est le Nouveau Front Populaire qui est étiqueté comme “parti antisémite”. Alors qu’en parallèle, la “défense des Juifs” est brandie en étendard par le parti héritier des idées de tes geôliers de 40.

Un beau monde à l’envers, sous réserve qu’il fit déjà, un jour, à l’endroit…

Ce qui est excessivement déchirant en ce moment vient aussi d’un constat. Bien que l’extrême droite ne soit aucunement légitime pour revendiquer la défense des Juifs, étant truffée d’antisémites par exemple, le nœud actuel tient aussi dans le fait que la gauche n’a actuellement pas ou trop peu de légitimité populaire pour la revendiquer elle-même.

Depuis déjà des années, voir quelques décennies, une conséquente partie de la gauche a progressivement désertée la lutte contre l’antisémitisme. Une partie de cette gauche l’a tellement désertée qu’elle s’est même retrouvée dans l’objet d’étude en lui-même.

Je pense que le terme de “faillite morale” te parlera à toi. Car au-delà des erreurs que peuvent commettre les individus, au-delà des errements que peut traverser un mouvement, ce qui pose problème aujourd’hui au sein de la gauche, et plus généralement dans la société entière, c’est surtout le dogmatisme et le refus à la fois du dialogue, et de la coexistence. 

Ce n’est qu’une poignée de personnages d’un des partis du Nouveau Front Populaire qui est concerné, ce qui devrait suffire pour toute personne de bonne foi à ne pas appeler cette union “antisémite”. Il n’en est rien, et je te laisserai donc faire le constat affligeant de cette totale absence d'honnêteté intellectuelle en politique aujourd’hui.

Je ne t’apprendrai rien à toi sur l’existence à gauche de paroles, d’images et de pensées antisémites. Tu en a fait l’expérience en première ligne de ton temps.

Ce que tu peux toi apprendre aux autres cependant, c’est la manière dont tu as agi à une époque où la gauche était comme aujourd’hui divisée, acculée par les réactionnaires, et en proie à des querelles intestines qui n’avaient rien à envier aux nôtres aujourd’hui.

Ce que tu as compris de fondamental, et ce qui devrait constituer une partie importante de ton héritage, c’est ton attachement à la démocratie. Cet attachement avait l’admirable caractéristique de s’articuler efficacement et sincèrement entre une forme de pragmatisme réformiste et une forme d’intransigeance révolutionnaire. Tu as par ta figure et ton action, incarné la fameuse “synthèse de Marx et de Jaurès”, l’articulation cohérente entre la “réforme” et la “révolution”. Tu as réussi à fédérer des gens que rien à première vue ne destinait à l’union, en faisant d’une alliance nécessaire de circonstance le tremplin vers une possible transformation profonde de la société. Tu n’était ni d’accord avec les radicaux, ni d’accords avec les communistes. Mais lorsque l’ensemble des citoyens et citoyennes attendaient un espoir, et que la situation politique demandait une porte de sortie, c’est toi qui a tendu tes bras pour pousser cette porte et qui a permis à l’expérience de 36 d’avoir lieu. Tu n’est pas le seul à remercier, mais tu y es pour beaucoup.

Nous sommes certes rassuré·es qu’il existe une union à gauche, mais inquiet·es de savoir si elle pourra fédérer assez d’espoirs pour l’emporter et ouvrir cette fameuse porte aujourd’hui.

En ce qui me concerne j’y crois.

J’ai aucune raison rationnelle et argumentée d’y croire, mais je n’ai aucune raison de ne pas y croire non plus.

La gauche n’a jamais été, tu le sais bien, un espace politique et social défini et figé.

Le mouvement social traverse et habite les différents espaces politiques les transformant continuellement. Il nous incombe, et je me risque à te déclarer d’accord avec moi, de construire nous même la gauche que l’on souhaite voir. C’est en partie ce que je comprends de ta réflexion autour de la nécessité pour le mouvement socialiste/ouvrier/populaire de témoigner d’une certaine “grandeur morale”, aspect déterminant dans la passation de légitimité d’un pouvoir politique à un autre.

Le chantier n’est pas mince, mais il ne l’a jamais été.

Et il faut bien le faire à un moment.

Je veux te redire merci, et te témoigner encore de cette reconnaissance immense que je ressens lorsque je pense à ta figure, et à tout ce qu’elle porte.

C’est un de mes antidotes au désespoir. Car je penses que quiconque sent résonner en soi les idées que tu incarne, possède alors cette réserve d'inspiration insufflée par les principes d’un humain qui s’est montré à la hauteur de son époque, et de l’Histoire de l’humanité. Ton histoire et celle de quelqu’un qui à recherché la justice sociale à chaque instant, dans le souci de l’autre, et avec foi en l’avenir. Tu l’as dit toi même, que tu ne travaillais pas pour le présent, mais dans le présent, et ce faisant, pour l’avenir.

S’il existe bien une leçon à retenir de ton oeuvre humaine, cher camarade Léon, c’est celle qui nous interdit de baisser les bras, puisque nous en avons besoin pour continuer de “changer la vie”.

Contrairement à ce que j’entends en ce moment comme quoi tu te “[retournerai] dans ta tombe”, je pense plutôt que tu y est calmement décomposé comme le prévoit la biologie du corps humain.

Toutefois, si je pense que tu ne gesticules pas dans ta tombe, c’est aussi parce que je considère que tu nous accompagnes tout autrement. Les morts ne portent pas de jugement sur le présent. C’est la mémoire que l’on entretient d’eux qui survit au temps. Tu as fait don de tes idées à la postérité. C’est à la postérité de s’en saisir. Je m’inscris dans cette postérité qui compte entretenir ta mémoire, et qui compte participer à la hauteur de ses capacités, à construire collectivement le mouvement social et la gauche qu’elle mérite.

Je t’écris à toi, et je ne te fais pas parler, car je n’ai pas pour habitude de faire dire aux disparus ce que veulent entendre les vivants. La seule chose que je peux conseiller aux lecteurs et lectrices de cette lettre, c’est de te lire directement.

L’heure est grave, et j’espère que tu pourras permettre à certain·es, puisque tu es parmi nous en ce moment, à y voir plus clair. Car toi au moins, tu n’as sûrement pas oublié les visages de ceux qui voulaient ta mort à ton époque. Ce sont les mêmes aujourd’hui. Ils ne portent plus les mêmes vêtements, n’utilisent plus les mêmes mots, mais portent en eux ce même poison meurtrier qu’est la haine de l’Autre. Le Rassemblement national aujourd’hui, c’est la Révolution nationale hier. Même les anagrammes nous hurlent l’évidence.

Trop nombreux sont celles et ceux qui ont oublié toute l’énergie mentale et physique que tu as engagé pour leur faire face. Tu t’es allié avec des gens qui t’insultaient, ou qui te voyaient comme potentiellement dangereux. Et tu l’a fait sans hésitation, car tu es de ceux qui face à la haine ont le cœur droit et la tête froide.

Notre époque pourrait en prendre de la graine.

Je te le dis à toi Léon tant qu’à faire, que je voterai pour ce Nouveau Front Populaire moi. Pas par fétichisme d’un passé révolu. Pas par abnégation défaitiste car je m’y refuse. Et pas par calcul intéressé non plus. Je voterai non pas pour que la gauche “sauve” le mouvement social, mais plutôt dans l’espoir qu’une victoire de cette union ouvre la possibilité au mouvement social de “sauver” la gauche.

C’est à ce mouvement social, et in fine, à toutes les personnes dans ce pays désireuses de liberté, d’égalité et de fraternité, qu’il faut faire confiance. Et c’est à toutes ces personnes d’avoir une certaine confiance en l’Histoire de la gauche, et de s’oser à imaginer le potentiel émancipateur qui peut venir ne serait ce que du simple fait de protéger envers et contre tout, la croyance inébranlable en la nécessité historique du progrès social.

En conclusion de cette lettre, je souhaiterai rendre hommage à ta mémoire, mais avec la citation d’un tiers. Ce tiers est quelqu’un pour qui j’ai énormément de respect également, et qui s’appelle Walter Benjamin. Lorsque j’écrivais cette lettre, j’ai pensé à une formule de Benjamin, qui je trouvais, t’allait parfaitement. Le fait que toi, lui, et moi soyons juifs n’est qu’une joyeuse coïncidence, qui je l’avoue, me paraît particulièrement pertinente et savoureuse. Car cette citation de Benjamin à l’avantage de nous concerner. Elle ne nous est pas exclusive, mais elle peut éclairer sur ce rapport à l’Histoire et au temps qui selon moi caractérise ton engagement et ce que je tente d’en raconter : 

Les oracles qui demandaient au temps ce qu’il réservait n’ont certainement pas eu de celui-ci une expérience homogène ou vide. Quand on a cela en tête, on se fait peut-être une idée de la manière dont on ressentait le temps passé, c’est à dire précisément de cette manière-ci. On le sait, il était interdit aux Juifs d’explorer le futur. La Thora et la prière, en revanche, les initiaient à la commémoration. Celle-ci leur désenchantait le futur - or c’est à cet enchantement que succombaient ceux qui fréquentaient les oracles pour se renseigner auprès d’eux. Cela ne rendit pas pour autant, aux yeux des Juifs, le temps homogène et vide. car en lui chaque seconde était la petite porte par laquelle pouvait entrer le Messie.

Ce passage, pour moi, est d’une grande préciosité aujourd’hui. Il représente ce que j’ai souvent la maladresse ou l’ignorance d’appeler l’humilité face à l’Histoire. Cette humilité se situe dans une discipline consistant à penser l’avenir dans le présent plutôt que le présent par l’avenir. Se laisser dicter nos choix par des appréhensions et des illusions futures c’est aller à contre-sens de l’Histoire. C’est je penses ce que veux dire Benjamin lorsqu’il parle de cette “petite porte”. Il parle du présent, au sein duquel est contenu l’infini étendue de l’idée messianique juive.

Si je cite Walter Benjamin, c’est pour m’autoriser cette reformulation en hommage à toi, à Jaurès, et à l’Histoire dans laquelle vous vous êtes inscrits : 

“Cela ne rendit pas pour autant, aux yeux des citoyens et citoyennes, le temps homogène et vide. car en lui chaque seconde était la petite porte par laquelle pouvait entrer le socialisme.”

Merci encore à toi cher camarade Léon

Et profite bien de ton congé.

Sender Vizel

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