L’attaque terroriste du « Crocus City Hall », le 22 mars dernier dans la périphérie de Moscou, est l’attentat le plus spectaculaire et le plus meurtrier en Russie depuis la prise d’otages de Beslan, il y a près de vingt ans. Elle aurait fait, selon les dernières données officielles, 145 morts et plus de 550 blessés.
Revendiquée et perpétrée par l’État islamique, l’attaque n’a peut-être pas totalement échappé au contrôle des services spéciaux russes. Elle aurait pu, même, bénéficier de leur concours, et donc, de celui du pouvoir poutinien.
Aucun éclairage n’est à attendre de l’enquête officielle. Nul doute que tout sera fait pour « confirmer » la piste ukrainienne. Au stade actuel, un mois après l’attentat, si le brouillard s’est quelque peu dissipé, il y a encore beaucoup de zones obscures. On se contentera donc de discuter des hypothèses.
Mais, commençons par rappeler les faits. Vendredi 22 mars 2024, peu avant 20 heures, quatre hommes sortent d’une voiture – une Renault blanche – qu’ils abandonnent sur le passage piéton, devant l’une des entrées du Centre des expositions « Crocus City ». A peine sortis du véhicule, ils commencent à tirer sur les vigiles et les personnes présentes. Ils entrent dans l’immense vestibule qui dessert les différentes salles du complexe et parcourent environ deux cent mètres, tout en continuant à tirer sur les gens qu’ils rencontrent. À 20 h 03, pénétrant dans l’auditorium de 6 200 places (le « Crocus City Hall ») où allait se produire le groupe de rock « Piknik », ils se livrent à un massacre. Ils tirent en rafales, dans toutes les directions. Les spectateurs tentent de fuir, se bousculent ou se cachent, comme ils peuvent, derrière les fauteuils. Les terroristes lancent ensuite ce qui ressemble à des cocktails Molotov et un incendie commence à s’étendre. Puis, ils quittent l’amphithéâtre, tout en continuant à tirer sur tout ce qui bouge sur leur chemin. Il est 20 h 13, quand ils remontent dans leur voiture et quittent, sans encombre, le site de « Crocus City ».
On estime que dix-huit minutes seulement se sont écoulées entre leur arrivée et leur départ. Environ, trois quarts d’heure plus tard, le toit du « Crocus City Hall », en flamme, commence à s’effondrer. L’incendie fera finalement plus de victimes que les balles des terroristes.
L’organisation « État islamique » revendique l’attaque terroriste sur le compte Telegram de son agence de presse Amaq, dès la soirée du 22 mars. Elle diffusera, le jour suivant, une vidéo d’une minute et demie filmée par l’un des assaillants avec son téléphone mobile. On y voit deux hommes, avançant dans le vestibule de « Crocus City », en train d’ouvrir le feu avec leurs fusils Kalachnikov. Un troisième, un couteau à la main, apparaît égorgeant une personne au sol. La vidéo les montre tous les trois se dirigeant ensuite vers l’entrée de l’auditorium. L’homme qui filme fait alors un selfie, sur fond de ses trois complices. Il déclare que « les infidèles seront vaincus » et proclame la grandeur de Dieu : « Allahou akbar ».
Les quatre terroristes, sont finalement arrêtés durant la nuit, près de Briansk, leur Renault blanche étant immobilisée après avoir été prise en chasse par les forces de police durant une vingtaine de kilomètres. L’un d’entre eux, blessé, aurait été capturé immédiatement, les trois autres auraient tenté de fuir dans une forêt proche, où ils auraient été finalement arrêtés au petit matin du 23 mars. Ils avaient parcouru plus de 400 kilomètres en direction de Kiev, et n’étaient plus qu’à environ 140 kilomètres de la frontière ukrainienne.
La direction prise par les terroristes quittant le lieu du crime et la durée de leur cavale ne sont pas les faits les moins curieux de cette histoire. Ils s’intègrent parfaitement dans le narratif du pouvoir russe, accusant l’Ukraine. Trop bien certainement, tant la ficelle paraît grosse : les services spéciaux russes auraient pu eux-mêmes, non seulement faciliter l’attaque du « Crocus City Hall », mais aussi, d’une manière ou d’une autre, conduire les terroristes vers le lieu de leur arrestation… pour mieux accuser l’Ukraine. Leur fuite en direction de Kiev aurait eu vocation à « prouver » qu’ils étaient manipulés par le GUR (la Sécurité militaire ukrainienne, dirigée par Kyrylo Boudanov).
Cette hypothèse qui paraissait, au départ, plutôt osée, reste la plus vraisemblable. Elle est confortée par les messages contenus dans les aveux filmés des inculpés, rendus publics dans des émissions spéciales de Piervyi Kanal et Rossiia-1 (les deux principales chaînes de télévision en Russie), le 7 avril.
Mais, avant d’aller plus avant dans l’exposé de l'hypothèse d'une manipulation du commando terroriste par les services spéciaux russes, au moins à partir de leur départ dans la Renault blanche, il nous paraît utile de faire le point sur la validité de deux autres hypothèses.
La première, très spéculative, c’est celle d’une opération du FSB sous fausse bannière islamiste. La seconde, plus sérieuse, c’est elle d’une négligence criminelle des services spéciaux russes. Ils avaient connaissance de la menace terroriste de l’État islamique, mais ils auraient laissé faire l’attentat. Ils n’auraient pas pris les mesures de protection nécessaires.
L’attentat du Crocus City Hall n’est pas opération sous fausse bannière
S’il est un point qui paraît établi, c’est que l’attentat du Crocus City Hall est bien une opération terroriste de l’État islamique. Plus précisément, de sa branche afghane (wilaya Khorasan – région du Khorasan).
C’est n’est pas une opération du FSB sous fausse bannière islamiste, comme c’était le cas en 1999, sous fausse bannière indépendantiste tchétchène, pour les attentats en série contre des immeubles d’habitation (cinq, entre le 31 août et le 16 septembre, à Moscou et dans d’autres villes). On se souvient que les explosions causant l’effondrement des immeubles avaient fait, alors, en tout, au moins 300 morts et un millier de blessés. Elles avaient été le moyen pour Poutine, alors nouveau premier ministre, inconnu et sans charisme évident, de légitimer le déclenchement de la deuxième guerre de Tchétchénie. Il se présentait ainsi comme l’homme à poigne attendu dans une Russie qui allait à vau-l’eau, et se donnait les meilleures chances de l’emporter lors de l’élection présidentielle qui suivrait la démission de Eltsine.
Les quatre hommes qui ont été capturés dans la forêt près de Briansk sont bien les auteurs l’attentat du Crocus City Hall. Ce sont bien les terroristes que l’on voit en action dans la vidéo mise en ligne par l’État islamique. Il s’agit de Dalerdjon Mirzoev, 32 ans, de Saidakram Radjabalizoda Murodali, 30 ans, de Shamsidin Faridouni, 25 ans et de Muhammadsobir Fayzov, 19 ans. Tous les quatre sont tadjiks, originaires du Tadjikistan ex-soviétique.
Ce sont eux que l’on voit aussi sur d’autres vidéos mises en ligne dès le lendemain après-midi de l’attentat, samedi 23 mars. Cette fois, non par les réseaux islamistes, mais par ceux du FSB et de la propagande poutinienne. Et pour cause : les terroristes apparaissent soumis, séparément, à des interrogatoires musclés ou à des actes de torture sur les lieux mêmes de leur arrestation ou de leur détention provisoire. On y voit, en particulier l’un d’eux, à terre, les mains attachées dans le dos, vraisemblablement dans la forêt où il a été capturé, se faire couper un bout de l’oreille droite avec un couteau, et se le faire mettre dans la bouche, en le menaçant de lui « couper les couilles, comme aux autres » s’il ne l’avale pas. Une autre vidéo, montre un autre terroriste, allongé, pantalon baissé, ses parties génitales au contact d’une électrode reliée à un petit générateur, soumis à ce qu’on appelait au temps de la guerre d’Algérie, la « gégène ».
Ces vidéos provoquèrent, lundi 25 mars, une réaction très vive de la branche afghane (wilaya Khorasan) de l’État islamique. Celle-ci, selon le média « Al Azaim », reconnaissait les quatre auteurs de l’attentat comme ses « moudjahidines » et promettait de nouvelles attaques contre « tous les sauvages russes », y compris Poutine. Cela, en guise de représailles pour les tortures que les forces de sécurité russes leur avait infligées.
Si les quatre Tadjiks arrêtés du côté de Briansk sont bien membres de l’État islamique (wilaya Khorasan), et que c’est bien à un ordre de cette organisation qu’ils ont répondu, l’hypothèse d’une opération du FSB sous fausse bannière islamiste n’est pas valide. L’attentat du Crocus City Hall n’est pas une opération sous fausse bannière. C’est une opération de l’État islamique.
Une négligence criminelle des services de sécurité russes
L’hypothèse d’une négligence criminelle des services spéciaux russes est plus sérieuse. De toute évidence, ils ont, à un certain moment, baissé la garde, permettant la réalisation d’un attentat terroriste dont ils ne pouvaient ignorer la menace.
Rappelons les faits. Le 7 mars, les services de renseignements américains alertent les autorités russes sur l’imminence d’un attentat, à Moscou, « dans les quarante-huit heures ». Ils indiquent même le lieu probable de l’attentat. Des mesures de sécurité exceptionnelles sont prises les 9, 10 et 11 mars, au « Crocus City Hall », pour les concerts du chanteur « Z-patriote » Shaman (cf. son tube : « Я русский » – « Je suis russe », le 11 mars). Et tout se passe bien.
Le week-end suivant est celui de l’élection présidentielle et de la réélection de Poutine pour un cinquième mandat. À nouveau, des mesures de sécurité exceptionnelles sont prises pour les concerts au « Crocus City Hall ». Et tout se passe bien.
Le 19 mars se tient la réunion annuelle des cadres (le « Collège élargi ») du FSB. Poutine y fait un discours introductif dans lequel il considère que l’alerte donnée par les Américains n’est qu’une provocation. Dans les faits, cela conduira à lever les mesures de sécurité exceptionnelles au « Crocus City Hall ».
Comme souvent, en ce genre d’occasions, les discours de Poutine contiennent un message implicite destiné à ses pairs, enrobé dans de la propagande destinée à l’opinion publique. On en retiendra quelques extraits significatifs pour mieux le donner à comprendre :
Poutine insiste sur la priorité que doit être, pour le FSB, l’engagement dans « l’opération militaire spéciale » (un euphémisme pour désigner la guerre en Ukraine). Il considère que le combat contre le « terrorisme » en est inséparable, car, selon lui, l’essentiel des « actes terroristes » commis en Russie sont à mettre, sur le compte du « régime néo-nazi de Kiev » … et des Occidentaux qui lui donnent « directement des ordres ».
Ces « actes terroristes » sont, selon Poutine, des « bombardements de villes pacifiques, des tentatives d’assassinats de représentants du pouvoir, (…) de recrutement de saboteurs et d’attaques terroristes (…) dans des lieux très fréquentés » (c’est nous qui soulignons).
Après quoi, dans ce discours devant les hauts gradés du FSB, Poutine délivre le message qu’ils sauront décrypter :
« Permettez-moi également de vous rappeler les récentes déclarations franchement provocatrices d'un certain nombre de structures officielles occidentales sur la possibilité d'attentats terroristes en Russie. Tout cela s’apparente à un pur chantage et à une intention d’intimidation et de déstabilisation de notre société ».
Le FSB et les autres services de sécurité entendront le message : si l’alerte donnée par les Américains n’est qu’une provocation, alors il n’y a plus de raison de maintenir le dispositif policier exceptionnel, mis en place pour assurer la protection des concerts au « Crocus City Hall ».
De fait, trois jours plus tard, le 22 mars, il n’y aurait, à l’entrée de « Crocus City », que des vigiles et des contrôleurs non-armés pour contenir l’assaut des terroristes. La sécurité du concert de « Piknik », serait l’affaire des seuls organisateurs.
La faillite des services de sécurité russes, observée dans l’attentat du « Crocus City Hall », le 22 mars, ne pouvait être, dès lors, être imputée qu’à Poutine. Sa déclaration du 19 mars les exonérait de toute responsabilité en cas d’attentat terroriste. Ni le FSB, ni la Rosgvardia, ni même la police (le ministère de l’Intérieur) n’auraient de compte à rendre pour ne pas avoir su le prévenir. On comprend que, depuis le 22 mars, aucune tête ne soit tombée. Ni celle de Bortnikov (le chef du FSB), ni celle de Zolotov (le chef de la Rosgvardia), ni celle du ministre de l’Intérieur. Bien au contraire : plusieurs membres de la Rosgvardia furent décorés pour avoir participé « héroïquement » à la capture des terroristes dans la forêt des environs de Briansk. Les dirigeants des services de sécurité ont entendu le message du président. Les responsables, à tous les niveaux, n’ont pris aucune initiative sans en avoir reçu l’ordre de leurs supérieurs. Les fonctionnaires ont exécuté les ordres qu’ils ont reçus. Tous ont fait leur travail.
On observera qu’à aucun moment, dans son discours du 19 mars, Poutine n’a évoqué la menace du terrorisme islamiste. Croyait-il ce qu’il disait en parlant de provocation ? Ignorait-il que l’État islamique préparait un attentat au « Crocus City Hall » ? Était-il obnubilé par son « opération militaire spéciale » au point de ne voir de menace terroriste que venant du « régime néo-nazi de Kiev » ?
On ne peut l’exclure. En ce cas, la négligence criminelle ne serait due qu’à l’aveuglement et à la bêtise. Mais, c’est très peu vraisemblable. Les services de renseignement iraniens avaient, après d’autres, détecté les préparatifs de l’attentat et en avaient informé les Russes, peu avant le 22 mars. Et quand on apprend que les terroristes échangeaient sur Telegram, et peut-être même avaient été recrutés sur Telegram, le doute n’est plus permis, tant on sait la messagerie sous haute surveillance du FSB.
En définitive, l’hypothèse de la négligence criminelle des services spéciaux russes apparaît solide. Et le plus probable est qu’il s’agisse d’une négligence délibérée.
Mais, il y a plus problématique : comment expliquer que les quatre terroristes aient pu, après l’attaque du « Crocus City Hall », repartir dans leur voiture et prendre la route de Kiev ? Le commando terroriste a fait alors des choix tellement improbables, qu’on ne peut les concevoir sans une manipulation.
Une manipulation du commando terroriste, à quel stade ?
Le comportement du commando après l’attaque du Crocus City Hall apparaît très étrange. Il repart avec la même voiture, sans changer les plaques minéralogiques. Il rentre quasiment aussitôt sur le MKAD (le grand périphérique, d’une longueur de plus de cent kilomètres, entourant Moscou), ce qui est logique étant donné la configuration des lieux, mais, au lieu de le quitter rapidement pour s’évanouir dans la nature ou dans les rues, il y reste sur 23 km, le temps d’être repéré par un maximum de caméras de surveillance. Puis, il prend l’autoroute en direction de Kiev, pour être arrêté, comme on l’a vu, dans la région de Briansk, à environ 140 kilomètres de la frontière ukrainienne Tout cela, est incompréhensible : les terroristes auraient dû se disperser le plus tôt possible, abandonnant le véhicule, avant qu’il ne soit repéré et pris en chasse.
Les aveux filmés des terroristes présentés sur les chaînes de télévision Piervyi Kanal et Rossiia-1, le 7 avril, ajoutent encore au caractère abracadabrantesque de leur cavale. Ils reconnaissent avoir pris la direction de Kiev, … parce qu’ils y étaient attendus ! Ils auraient commis l’attentat pour de l’argent. On leur aurait promis, à chacun, un million de roubles qu’ils devaient toucher en Ukraine. Et, dans toute cette affaire, ils auraient suivi les instructions, via les réseaux sociaux, d'un homme se faisant appeler Saïfoullo.
Les médias russes, alimentés par leurs « sources » au FSB, expliquent, par ailleurs, que l'armée ukrainienne avait déminé spécialement deux couloirs dans la zone frontalière, près des villages de Tchouïkovka et Sopytch. « Cela donnait aux tueurs une marge de manœuvre. Ils avaient le choix de l'une des deux fenêtres pour passer du côté ukrainien », raconte-t-on sur Rossiia-1. Les terroristes devaient mettre le feu à la voiture avant d’arriver à la frontière. Ils devaient ensuite la franchir à pied, puis entrer dans l’un de ces couloirs dégagés au milieu des champs de mines ukrainiens…
Qui peut croire de telles histoires à dormir debout ? De toute évidence, elles sont destinées à un public infantilisé, privé de liberté et de médias indépendants, gavé de la propagande d’un pouvoir totalitaire. On rapporte certaines réactions de défiance, y compris dans les milieux de la Sécurité, depuis l’attaque terroriste. Mais, beaucoup, en Russie, croient à la version officielle des autorités : à en juger par un sondage OpenMinds, la moitié des citoyens russes pensent que l'Ukraine est à l'origine de l'attaque terroriste, et seulement 27 %, qu’elle a été menée par des terroristes de l'État islamique.
Reste que ce récit officiel, aussi infantile soit-il, ne peut être une construction opportuniste, faite après un attentat terroriste que le pouvoir n’aurait pas vu venir. Il a été pensé avant l’attentat. On ne peut comprendre autrement la cavale des terroristes de Krasnogorsk (où se trouve « Crocus City »), jusqu’à une forêt perdue du côté de Briansk, sans une manipulation du commando par les services spéciaux russes.
La question n’est donc plus de savoir si le commando a été manipulé, mais à quel stade. A-t-il été manipulé en amont, avant (juste avant ou bien avant) l’attaque terroriste, ou seulement après, à partir du moment où il a repris la voiture ? Et par quels moyens ? On ne connaîtra la vérité, vraisemblablement, qu’après l’effondrement du régime poutinien. Autant dire que ce n’est pas pour demain.