Serge Métais (avatar)

Serge Métais

Abonné·e de Mediapart

23 Billets

0 Édition

Billet de blog 1 juin 2024

Serge Métais (avatar)

Serge Métais

Abonné·e de Mediapart

La dissuasion nucléaire russe empêchée par des drones

Ces derniers jours, des attaques de drones kamikazes ukrainiens ont mis hors d’état de fonctionnement des radars de type « Voronej ». Il s’agit d’un évènement considérable, car c’est l’usage même de dissuasion nucléaire russe, rendue aveugle, qui est mis cause.

Serge Métais (avatar)

Serge Métais

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La première attaque a eu lieu le 23 mai. Elle visait les deux radars installés près d’Armavir, dans le Kouban (le territoire – kraï – de Krasnodar). La deuxième, plus spectaculaire, car elle s’est produite à 1800 km du front du Donbass (un record de distance pour un drone d’attaque ukrainien sur un objectif en Russie), a touché, le 27 mai, le radar de Orsk, dans la région d’Orenbourg, au nord du Kazakhstan.

De toute évidence, les deux radars du Kouban ont été mis hors de fonctionnement. Les images des deux bâtiments hébergeant les systèmes de communication ne laissent pas de doute sur l’ampleur des dégâts. En ce qui concerne, le radar de Orsk, c’est moins évident. Skhemy (Radio Svoboda) a publié des images satellite de la station peu après l'attaque. Leur faible résolution ne permet pas d'évaluer avec précision l'étendue des dégâts. Des taches sombres visibles – peut-être des traces d'incendie – semblent toutefois confirmer que le drone a atteint sa cible.

Pour mesurer l’importance de l’évènement, il faut dire, tout d’abord, ce que sont ces radars dans le dispositif actuel de la dissuasion nucléaire russe.

Les radars de type « Voronej ». Une pièce essentielle de la dissuasion nucléaire russe

Les radars de type « Voronej » sont des radars stratégiques de nouvelle génération, parties intégrantes de la dissuasion nucléaire russe. Ils sont trans-horizon (ils « voient » au-dessus de l’horizon). On en distingue les variantes, principalement, selon la fréquence d’ondes. Ils sont métriques (« Voronej-M »), décimétriques (« Voronej-DM ») ou centimétriques (« Voronej-SM »). 

Leur vocation est de surveiller l’espace aérien en cas d’attaque nucléaire. Il s’agit de radars d’alerte précoce, conçus pour repérer tous les missiles, tant balistiques que de croisière, se dirigeant vers la Russie, depuis de très longues distances. Les plus performants sont capables de suivre jusqu’à 500 missiles à la fois, à plus de 6000 km de distance à l’horizontale, et à 7000 km à la verticale.

Les radars de type « Voronej » ont progressivement remplacé les radars trans-horizon d’ancienne génération, de l’époque soviétique. Cela était rendu nécessaire, non seulement pour des raisons techniques, mais aussi d’évolution de la géographie politique. Car, après l’implosion de l’URSS, certains de ces radars se sont trouvés être situés dans des pays nouvellement indépendants, comme l’Estonie, l’Ukraine ou l’Azerbaïdjan. La Russie post-soviétique n’avait plus, dès lors, les « yeux » lui permettant de voir dans tous les azimuts les éventuels missiles se dirigeant vers son territoire depuis de très longues distances.

Ce n’est que sous Poutine, que l’on a commencé la construction et l’installation de stations de radars de type « Voronej ». La plus ancienne, composée d’un radar de type « Voronej-M », a été installée à Lekhtoussi, au nord de Saint-Pétersbourg. Elle n’est entièrement opérationnelle que depuis 2012. La deuxième station n’est opérationnelle que depuis à peine une dizaine d’années. C’est celle du Kouban, située près d’Armavir, qui a subi les outrages des drones ukrainiens, le 23 mai. Elle est composée de deux radars « Voronej-DM ». Elle avait vocation à remplacer, pour l’un de ses radars, orienté sud-ouest, la couverture perdue des radars situés en Ukraine ; pour le second, orienté sud-est, la couverture perdue du radar de Gabala (situé en Azerbaïdjan).

La troisième station a été installée dans l’enclave de Kaliningrad (pour couvrir l’Europe du sud et de l’Ouest) ; la quatrième, près d’Irkoutsk, pour couvrir le sud ; la cinquième, à Ienisseïsk (kraï de Krasnoïarsk) ; la sixième, près de Barnaoul (kraï de l’Altaï). La septième station – opérationnelle depuis trois ou quatre ans seulement –, c’est celle qui a été atteinte par un drone kamikaze, le 27 mai : il s’agit de celle de Orsk, dans la région d’Orenbourg. Les dernières, la huitième, près de Vorkouta, dans la république de Komi, et la neuvième, près d’Olenogorsk, dans la région de Mourmansk, ne sont opérationnelles que depuis à peine deux ans.

Il y avait donc, jusqu’à ces derniers jours, neuf stations de radars « Voronej », opérationnelles. Elles permettaient de « voir » dans tous les azimuts d’éventuels missiles balistiques ou de croisière, lancés en direction du territoire russe. Elles formaient un réseau d’alerte avancée, censé prévenir une attaque massive de missiles contre la Russie.

Illustration 1
Stations de radars de type « Voronej » : 1. Лехтуси – Lekhtoussi ; 2. Армавир – Armavir ; 3. Пионерский – Pionerski (Kaliningrad) ; 4. пос. Мишелёвкa – Micheliovka (Irkoutsk) ; 5. Енисейск – Ienisseïsk ; 6. Барнаул – Barnaoul ; 7. Орск – Orsk ; 8. Воркута – Vorkouta ; 9. Оленегорск – Olenogorsk ; 10. Севастополь – Sebastopol (Station non opérationnelle, en construction) © Расположение станций на карте России

On observera que Poutine a attendu que ce réseau fût « bouclé » et opérationnel, pour lancer, en 2022, son « opération militaire spéciale » contre l’Ukraine. La dissuasion nucléaire russe pouvait alors pleinement fonctionner : la Russie avait les moyens de détection et d’alerte précoce nécessaires ; elle « voyait » dans toutes les directions ; elle pouvait neutraliser (détruire) les missiles nucléaires de l'OTAN, le plus tôt possible, et le plus loin possible avant qu'ils n'atteignent le territoire de la Russie.

Ce bouclage du réseau de radars « Voronej » permettait à Poutine d’exercer son chantage (destiné avant tout à l’opinion publique occidentale) : « N’aidez pas les Ukrainiens à résister ! Ne leur donnez pas d’armes ! Sinon… ». Considérant, qu'il avait les moyens de contrer toute riposte conventionnelle ou nucléaire de l'OTAN (dont il pouvait détecter et détruire les missiles avant qu'ils n'atteignent la Russie), il pouvait même être tenté de frapper en premier avec l’arme nucléaire.

Avec la mise hors d’état de fonctionnement de la station d’Armavir, ce chantage n’est plus possible. La carte ci-dessous, permet de comprendre que la Russie est maintenant aveugle dans la direction de la Turquie. Si elle utilisait la moindre arme nucléaire, même « tactique », contre l’Ukraine ou un pays de l'OTAN, elle ne verrait pas venir les missiles que pourrait lancer, en représailles, la VIe flotte américaine depuis l’est de la Méditerranée.

Illustration 2
La station d'Armavir correspond au point 10. Elle voit dans les deux angles sud-ouest et sud-est. Le point 11 correspond à une station en construction (non opérationnelle) à Sébastopol. Le point 9 correspond à la station de Orsk

La mise hors d’état de fonctionnement de la station d’Armavir, pourrait aussi faciliter la destruction du pont de Kertch : les missiles que les F16, bientôt à disposition de l’armée ukrainienne, enverraient à partir du sud de la mer Noire, auraient les meilleures chances de ne pas être détectés à temps avant d’arriver sur leur cible.

Un message des Américains au pouvoir russe

Les deux opérations du 23 et du 27 mai n’ont pas été revendiquées officiellement par les Ukrainiens. Mais tout indique qu’elles ont été exécutées par le GUR (la « Direction Principale du Renseignement » du ministère ukrainien de la Défense, dirigée par Kyrylo Boudanov). On ne saurait douter de leur utilité. Reste que, si l’on met à part la perspective de la destruction du pont de Kertch, on ne voit pas l’intérêt opérationnel que pouvaient avoir les Ukrainiens à s’en prendre aux radars stratégiques russes. Les attaques contre les stations d’Armavir et de Orsk n’ont aucune incidence sur le front du Donbass et n’entravent en aucune manière l’offensive des forces russes au nord de la région de Kharkiv.

Il faut donc considérer que ces opérations ne relèvent pas de la seule initiative du GUR. Vraisemblablement, les attaques contre les radars stratégiques russes ont été planifiées et exécutées en étroite coopération avec les services américains (particulièrement la CIA) présents en Ukraine.

Les Américains n’ont évidemment aucun intérêt rendre publique leur participation à ces opérations. On ne doit pas pouvoir les considérer comme « co-belligérants ». Ils cultiveront, aussi longtemps que possible le « déni plausible » (« plausible deniability »). Rien ne prouve leur engagement : les drones étaient ukrainiens ; ils sont partis d’Ukraine ; ils ont été envoyés sur les radars russes par des militaires ukrainiens…

L’important est que leur message soit entendu. Tout d’abord, du pouvoir poutinien. Ce message peut être résumé, me semble-t-il, de la façon suivante : « Si vous aviez recours à l’arme nucléaire en Ukraine, notre riposte serait massive, tant sur le territoire ukrainien que vous occupez, que sur le sol même de la Russie ».

Il faut rappeler que, début mai, les Russes avaient annoncé la tenue prochaine d’exercices militaires sur l’emploi de l’arme nucléaire. Elles devaient impliquer des troupes basées près de la frontière ukrainienne. L'armée biélorusse a annoncé ensuite, le 7 mai, avoir débuté un exercice pour vérifier la « préparation » de ses lanceurs d'armes nucléaires tactiques. On ne sait si la Russie a bien déployé, comme annoncé à l'été 2023, des armes nucléaires en Biélorussie, et en quoi ces manœuvres ont consisté, en réalité. Mais il fallait répondre, au moins, au chantage.

Il est trop tôt pour dire à quel point les autorités russes ont compris le message. Si leur agressivité verbale contre l'Occident a peu de chance de baisser, elles devraient toutefois, maintenant, en rabattre sur le chantage nucléaire.

Curieusement, le message porté par les attaques des drones ukrainiens contre les radars d'Armavir et de Orsk, semble avoir été entendu... par les dirigeants européens. Le débat sur l'autorisation, à donner ou non aux Ukrainiens, d'utiliser les armes occidentales sur le territoire russe, semblait figé, tant on craignait l'escalade dans la guerre et le déclenchement de l'apocalypse nucléaire. Soudain, le ciel s'est éclairci : le mouvement en faveur de l'autorisation semble maintenant irrésistible. Les Russes n'ont plus les moyens de leur chantage nucléaire. C'est une bonne nouvelle qui incite à la fermeté.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.