Suite de l'article du 30 novembre
Quelles sont les raisons qui auraient amené les Russes à saboter eux-mêmes Nord stream ?
Il me semble que la raison principale pour laquelle les Russes auraient été amenés à saboter eux-mêmes Nord stream réside dans le fait qu’ils avaient décidé, probablement dès juin 2022, de fermer définitivement le robinet de Nord stream 1, en représailles contre les sanctions qui leur étaient imposées, et qu’ils ne pouvaient le faire sans exposer Gazprom à une très lourde condamnation devant un tribunal d’arbitrage pour non-exécution des contrats de livraison. L’explosion de Nord stream 1 réglait le problème : en cas de recours, Gazprom pouvait invoquer la force majeure.
Il faut rappeler que Gazprom a déjà été condamné dans le passé pour non-exécution d’un contrat et a payé. C’était en février 2018. La Cour d’arbitrage de Stockholm le condamnait pour non-exécution d’un contrat avec son partenaire ukrainien Naftogaz. Fin 2019, Gazprom s’était finalement engagé à payer une compensation à ce dernier d’un montant, pénalités comprises, de 2,9 milliards de dollars. En échange, Naftogaz s’engageait à abandonner toutes les autres poursuites, qui étaient en cours contre Gazprom, devant les juridictions internationales.
Il faut aussi rappeler que Nord stream 2 n’avait, dans le contexte de la guerre en Ukraine et des sanction aggravées imposées aux Russes par les Occidentaux, aucune chance de fonctionner avant longtemps. Sa certification avait été suspendue par le chancelier Olaf Scholz le 22 février 2022, soit deux jours avant le début de l’agression russe. Les Russes n’avaient, comme moyen de représailles, que la fermeture de Nord stream 1.
La décision de couper le gaz de Nord stream 1 a été mise à exécution le 3 septembre 2022. Soit, trois semaines avant les explosions. Formellement le robinet a été fermé en représailles face au projet de plafonner le prix du pétrole russe, présenté la veille par les ministres des finances du G7 (États-Unis, Canada, Royaume-Uni, Allemagne, France, Italie et Japon). Dès lors, Gazprom était dans une position particulièrement inconfortable : il risquait d’être condamné par un tribunal d’arbitrage international, à verser à ses clients lésés des dizaines de milliards de dollars.
On se souvient que, déjà, le 11 juillet 2022, Gazprom avait fermé le robinet, pour entamer une opération de maintenance sur Nord Stream 1. On s’était alors inquiété, en Allemagne, mais aussi en France et en Italie, qu’à l’issue de cette opération, prévue le 21 juillet, Gazprom prît prétexte de tel ou tel problème pour interrompre totalement ses livraisons. A l’époque, il n’était plus question de décréter un embargo sur le gaz russe. On était préoccupé de savoir comment on serait chauffé l’hiver suivant.
Le 1er avril, la Russie avait imposé à ses clients de payer en roubles (elle ne voulait plus de dollars qu’elle ne pouvait plus encaisser, du fait de son exclusion du système SWIFT). Elle avait coupé le gaz à ceux qui refusaient (la Pologne et la Bulgarie, le 27 avril, la Finlande, le 21 mai, puis les Pays-Bas et le Danemark, le 30 mai). Les gros clients de Gazprom, les Allemands, les Français et les Italiens s’étaient pliés aux exigences de Moscou, espérant ne pas partager le sort de leurs malheureux voisins. Ce ne fut pour eux que partie remise. A la mi-juin, alors que les Vingt-Sept allaient accorder à Kiev le statut de candidat à l’entrée dans l’Union européenne, Gazprom incrimina les sanctions européennes qui l’empêcheraient de récupérer des pièces nécessaires au bon fonctionnement de Nord Stream 1. Dans la foulée, la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Autriche, la République tchèque et la Slovaquie virent leurs livraisons de gaz réduites.
Les dirigeants russes savaient très bien à quoi ils s’exposaient en cas de fermeture définitive du robinet de Nord stream 1. Ils savaient aussi compter : les réparations d’un gazoduc endommagé par des explosions au fond de la mer Baltique pouvaient coûter très cher. Mais ce n’était rien à côté des pénalités qu’aurait infligées un arbitrage international.
Les Américains et les Ukrainiens ont aussi été suspectés d’avoir saboté Nord stream. Quel aurait été leur intérêt et qu’en est-il des accusations portées contre eux ?
L’intérêt qu’auraient eu les Américains à saboter Nord stream est bien connu : ils en auraient profité pour prendre la place des Russes en tant que principaux fournisseurs de gaz à l’Europe.
De leur côté, les Ukrainiens auraient également profité des explosions de Nord stream : l’exportation du gaz russe destiné à l’Europe devenait encore plus dépendante du transit sur leur territoire. La Russie, avec Nord stream 2 devenait moins dépendante de ce transit. Elle aurait même pu, peut-être, s’en passer. Ce qui signifiait, pour l’Ukraine, un potentiel manque à gagner sur les recettes liées au transport du gaz russe sur son territoire.
Ces arguments sont répétés à l’envi par les médias, agents d’influence ou « idiots utiles » des services spéciaux russes. Cui bono ? A qui profite le crime ? Ils insinuent (ou, pour les derniers, croient) que poser la question exonère la Russie de toute responsabilité.
Ce qui importe, ce n'est pas que le sabotage de Nord stream serve les « intérêts » des Américains ou des Ukrainiens. C’est l’existence ou non d’éléments concrets susceptibles de faire évoluer l’enquête. J’ai dit ce qui me semblait essentiel concernant la « piste russe » et la « piste ukrainienne ». Ces pistes sont sérieuses. Il y a des éléments concrets pour les étayer. Concernant, ce qu’il faudrait appeler la « piste américaine », j’ai la conviction qu’elle est fondée sur une pure fiction. Il n’y a aucun élément concret sur lequel pourrait démarrer une enquête.
La « piste américaine », c’est la piste proposée par Seymour Hersh dans un texte publié sur son site, le 8 février 2023 : « How America Took Out The Nord Stream Pipeline » (Comment l’Amérique a détruit le gazoduc Nord stream). On y apprend que le sabotage aurait été ordonné par Joe Biden et organisé par la CIA, avec le concours de la Norvège. Il n’est pas question de discuter ici du contenu de cette publication. Le lecteur intéressé en trouvera une traduction en français, ici. Il peut aussi consulter la fiche Wikipédia sur Seymour Hersh en anglais (Cf. la partie : « Nord stream pipeline and Ukraine »). Il sera édifié : l’article « How America Took Out The Nord Stream Pipeline », qui se présente comme le travail d’un journaliste d’investigation, est un ensemble d’élucubrations dont les éléments ont été "versés" à l’auteur par une source connectée aux services spéciaux russes. Autrement dit, à leur activité d'influence et de désinformation.
Curieusement, les dirigeants russes n’ont jamais véritablement privilégié officiellement cette « piste américaine ». Ils ont, dans un premier temps, dès les premiers jours qui ont suivi les explosions sur Nord stream, accusé les Britanniques d’être les auteurs du sabotage. Puis, il est vrai, ils ont fait beaucoup de bruit, dans les jours qui ont suivi la publication de Seymour Hersh, en février, accusant Joe Biden et la CIA. Ils ont même réclamé la constitution une « commission d’enquête internationale ». Mais, cela n’a pas duré, car dès le 7 mars, est apparue, avec l’article de Die Zeit, la « piste ukrainienne ». La révélation du yacht « Andromeda » et de l’équipe des six plongeurs « ukrainiens », comme si elle était attendue, est devenue bientôt la base d’un nouveau narratif officiel : le sabotage de Nord stream aurait été l’œuvre d’un commando ukrainien sous la responsabilité du commandant en chef de l’armée ukrainienne, le général Zaloujny. Cette position a été reprise par Patrouchev lors de son fameux discours du 4 novembre dernier, dont un extrait avait des allures d’hommage funèbre à Poutine. Selon Intefax.ru, « Le secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie, Nikolaï Patrouchev, a déclaré que l’Ukraine, avec l’aide de l’Occident, avait organisé un sabotage contre le gazoduc Nord stream et un certain nombre d’installations en Russie ».
Peut-on esquisser un scénario réaliste de l’opération de sabotage ?
A ce stade, on ne peut esquisser que des hypothèses de scénarios. Contrairement à Seymour Hersh qui avait, dans la Marine américaine, une « source ayant une connaissance de la planification opérationnelle », contrairement aux auteurs des articles du Washington Post et du Spiegel qui avaient des sources « dans les cercles de sécurité ukrainiens » ou parmi « les responsables ukrainiens (…) connaissant les détails de l’opération secrète », je n’ai aucune source qui m’aurait révélé quoi que ce soit. Je n’ai évidemment aucune preuve. Mon travail est un travail d’analyste. Je me base sur des données concrètes dont j'analyse sans a priori les relations possibles. Cela me conduit à formuler des hypothèses.
Ces données concrètes sont :
- Pour la « piste russe », la présence du SS-750, observée sur le site des explosions le 22 septembre 2022.
- Pour la « piste ukrainienne », le rapport du Renseignement militaire néerlandais de juin 2022, la « croisière » à bord du yacht « Andromeda » en septembre 2022, et le scoop du Washington Post et du Spiegel, en novembre dernier.
En résumé, le scénario esquissé dans mon article du 30 novembre est le suivant :
- Les dirigeants russes auraient pris la décision, dès juin 2022, de programmer le sabotage de Nord stream. Ils auraient considéré que cela devait se faire sous fausse-bannière ukrainienne. D’où la « fuite » destinée au Renseignement militaire néerlandais, via un membre ukrainien de leurs services spéciaux, présent dans l’entourage de Zelensky.
- La pose des explosifs aurait été réalisée le 22 septembre à partir du mini sous-marin AS-26 ;
- Concernant les plongeurs à bord du yacht « Andromeda », il y a deux hypothèses : ils auraient pu ne faire que des ronds dans les eaux de la Baltique ; ils auraient pu participer à l’opération de sabotage, par exemple, en repérant les canalisations et en installant des bouées de signalisation pour indiquer où devaient être posés les explosifs. Dans tous les cas, il ne pouvait s’agir que de commandos spécialisés des services spéciaux russes. Il est très improbable qu’ils aient transporté et posé des explosifs. S’ils en avaient dans leurs bagages, ce ne pouvait être que pour laisser les traces trouvées sur le yacht. Ils devaient apparaître comme « ukrainiens ».
Ce scénario est évidemment discutable. Ce n’est qu’une hypothèse.