Lorsque l’on veut documenter la réalité du racisme en France ainsi que son impact au quotidien, comme Mediapart s’y emploie sous divers formats (enquêtes, entretiens, émissions, reportages ou chroniques de la haine ordinaire), l’appel à témoignage est un outil utile. Notamment pour atteindre des cercles différents de ceux de nos sources habituelles, et aussi parce que Mediapart est un journal fondamentalement participatif. C’est ça aussi, un journal : ouvrir l’espace public aux voix de celles et ceux que l'on n’entend pas, et raconter la société qui l'entoure. C’est d’ailleurs via des appels à témoignages que nombre d’institutions de défense des droits de l’homme et des libertés publiques documentent leurs propres travaux.
Mercredi 5 juillet, nous avons publié, par une story sur Instagram, l’appel à témoignages suivant : « Depuis la mort de Nahel et les révoltes qui ont suivi, vous êtes témoin de propos racistes et déplacés au travail ? Votre témoignage nous intéresse. » Cet appel était assorti de quelques exemples de situations, déjà connues de la rédaction. C’est parce que nous savions déjà qu’elles existaient que nous avons souhaité questionner ce phénomène et en savoir davantage.
Cet appel a été vu par 80 000 personnes sur Instagram – ce qui est plutôt supérieur à la normale – et nous a rapidement permis de recueillir de nombreux témoignages intéressants, envoyés au service abonné·es de Mediapart. Sur les réseaux sociaux, les jours qui suivent, pas de remous particuliers.
C’est au moment de la publication de notre article, le 14 juillet, qu’une capture d’écran de la story Instagram arrive sur Twitter. Le compte de Pierre Sautarel, fondateur du site d’extrême droite Fdesouche, réagit à la publication de l’article : « L’extrême gauche pro-voyous contribue plus à faire monter le racisme que la droite identitaire ». Puis il publie une capture d’écran de notre appel, accompagné d’un commentaire. De nombreux comptes proches de la fachosphère reprennent le message tout au long du week-end, souvent accompagné d’une référence à la pratique de la délation sous l’occupation nazie.
La machine s’emballe plus encore lorsque ces invectives sont reprises par des figures médiatiques comme Eric Naulleau (« Pour les messages de délation des mal pensants que vous souhaiteriez adresser à Mediapart, les langues autorisées sont le français inclusif et l’allemand de l’Occupation »). Plus tard, c’est une rédactrice en chef du Point qui ajoute aussi son tweet au concert général.
Plus largement, ce que ces groupes cherchent à faire, aidés par la viralité de Twitter, réseau social qui joue un rôle prépondérant dans la diffusion de leurs idées, c’est empêcher le travail de documentation du racisme. Sur ces sujets, l’atmosphère est devenue particulièrement irrespirable ces temps-ci, comme en témoigne l'ouragan d’insultes racistes que nous lisons sous les posts des articles du journal, ou après le billet plus personnel de notre collègue Khedidja Zerouali.
Sur ce point, la spécificité de notre travail sur les discriminations, qui crispe les droites identitaires, ne fait aucun doute. Notre appel à témoignages précédent portait sur la rémunération des enseignants : « Professeur·es, êtes-vous prêt·es à toper avec Pap Ndiaye pour un meilleur salaire ? » Cet appel a été diffusé exactement de la même façon, via une story quelques jours avant. Elle a fait 30 000 impressions et n’a suscité aucune réaction de l’extrême droite.
À celles et ceux qui font semblant d’en douter, oui, nous vérifions nos sources et si l’anonymat des témoignages est préservé à leur demande dans le récit écrit que nous en faisons, les témoins ne sont évidemment pas anonymes pour nous. Sur ce sujet comme sur tous les autres, Mediapart vérifie, recoupe et contextualise, bref respecte les règles professionnelles qui ont fait sa réputation. On s’interrogera dès lors sur le fait que des personnes, y compris des journalistes, non suspectes a priori de sympathies pour l’extrême droite, se soient soudain émues de cet appel à témoignages sur le racisme ordinaire et quotidien, au travail et entre collègues, alors que, jusqu’ici, elles ne trouvaient rien à redire au travail de Mediapart.
À celles et ceux qui surjouent l’indignation face à cet exemple donné dans notre appel, selon lequel un patron ou un collègue pourrait se vanter d’avoir abondé la cagnotte du policier ayant tué Nahel, la simple lecture de l’article exploitant les témoignages reçus n’en contient pas trace, preuve s’il le fallait que notre article n’était pas écrit à l’avance.
Mais le sujet n’est au fond pas là : face à l'extrême droite, qui s’affiche en pleine lumière, du Parlement au Journal du dimanche, en prenant particulièrement ses aises sur Twitter, voilà qu’elle voudrait aussi influer sur les lignes éditoriales des médias qui ont toujours combattu sa dédiabolisation.
Sommes-nous surpris·es ? Non. Intimidé·es ? Non plus.
Mais oui, nous sommes affligé·es et inquiet·es, au service des réseaux sociaux ou au service abonné·es, où nous recevons chaque jour les messages et alertes qui nous permettent de construire un journal ou d’être alerté·es sur des sujets de société, de voir qu’un tel appel suscite autant de réponses de « trolls » et de réactions identitaires.
Si cette inquiétude reste à relativiser — ces élucubrations outrancières émanaient pour la plus part des réseaux sociaux où le poids de la fachosphère agit comme un effet loupe sur sa force réelle —, nous avons souhaité alerter sur la difficulté, actuellement, d’effectuer notre travail.
Déterminé·es à « tenir la digue » vis-à-vis du racisme, des discriminations et de l’extrême droite, sur ces sujets comme sur d’autres, nous ne reculons pas car, comme déclaré dans notre Charte de déontologie, « Mediapart entend également promouvoir un journalisme d’intérêt public, portant des valeurs humanistes, démocratiques et sociales, au service du bien commun, de l’égalité des droits, du rejet des discriminations et du refus des injustices ».
Enfin, le plus important : merci à toutes celles et ceux qui nous ont confié leur histoire suite à cet appel. Même si tous les témoignages n'ont pas pu être retenus — précisément parce que nous sommes prudents —, nous sommes reconnaissant·es envers ceux et celles qui ont participé à ce récit, et tous ont été lus.
Pour témoigner sur ce sujet ou sur d'autres, c'est dans vos blogs d'abonné·es, ou par ici : contact@mediapart.fr