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Billet de blog 13 novembre 2018

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Identifier les disparus - un avenir pour la Bosnie ?

En Bosnie, rien ne semble inciter à l'optimisme. La division ethnique, oeuvre de la guerre, se maintient et s'aggrave. Comment dans cet Etat déchiré pourrait-il y avoir un avenir commun ? Le travail de l'ICMP, commission internationale indépendante chargée d'identifier les disparus, pourrait bien avoir un rôle central, non seulement humain, mais politique.

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« La guerre n'est pas finie », nous dit Ivan, maître de conférences en littérature française à Sarajevo. Sentence frappante pour nous, 23 ans après les accords de Dayton. Certes, les traces les plus visibles de la guerre sont aujourd'hui en grande partie effacées. Sarajevo et Srebrenica sont reconstruites. On peut bien proclamer la (paresseuse?) volonté de cesser de se retourner toujours vers cette période sombre dont on a bien assez parlé, pour enfin « aller de l'avant ». Mais il y a une présence de la guerre qu'on ne peut dénier : c'est l'absence des disparus.

Le travail de l'ICMP, International Commission of Missing Persons, c'est de collecter des bouts d'os humains, d'en extraire l'ADN (ils sont devenus une référence internationale sur ce sujet) pour le confronter à celui de membres de familles de disparus – victimes présumées de la guerre, ou de crimes de guerre, en Ex-Yougoslavie. L'expertise à la fois technique et juridique de la commission, basée à Sarajevo, est telle que sa mission d'abord limitée aux Balkans couvre maintenant plus de 40 pays et qu'elle travaille aujourd'hui à l'identification des disparus en Irak, en Syrie, ou en Méditerranée. Ce travail hautement humain, au secours des familles de disparus, est éminemment, technique. Mais il est aussi au plus haut point politique, au sens noble du terme, au carrefour de la science, de la morale, de la justice, de l'histoire. Dans une Bosnie où les institutions bloquées, les écoles séparées et les idées nationalistes semblent barrer tout avenir, ce travail long, patient, minutieux, sur des restes de cadavres, est peut-être un des lieux où se construit un avenir possible pour le pays.

La première lutte, qui, selon Sasa Kulukcija, chargé de communication à l'ICMP pour le programme Balkans, se poursuit encore aujourd'hui, a consisté à imposer une organisation unique, pour tout l'Ouest des Balkans, qui soit en charge de l'identification des victimes de la guerre. C'est décisif : car beaucoup de gens en Bosnie souhaiteraient renforcer leur vision particulière de l'histoire, y compris en niant ou au moins en refusant de voir en face les crimes commis, surtout par leur camp. Il n'y a pas plus subversif en un sens, ni plus urgent, que de fonder une instance qui soit chargée pour tous en Bosnie d'établir une forme de vérité factuelle et essentielle sur les victimes de la guerre. Là où la justice internationale a déçu, la justice transitionnelle que pratique l'ICMP est peut-être bien en train de jouer un rôle décisif.

Comment ? Par l'exigence scientifique, la rigueur dans la confrontation des ADN ; l'élaboration de techniques de plus en plus pointues qui désormais font référence, et qui ont permis l'identification de 23000 personnes sur les 31000 disparues à la fin du conflit en ex-Yougoslavie ; mais aussi par le respect de principes de droit, qui garantissent par exemple que les informations sur les ADN recueillis ne soient jamais utilisées à d'autres fins que celles d'identification ; qui garantissent surtout que chacun puisse demander une identification, qu'il soit serbe, croate, bosniaque – cette donnée ne figure pas, bien évidemment, dans les informations dont dispose la commission, qui, si des ADN concordent, charge une autre organisme, l'Institut pour les personnes portées disparues (IMP) de prendre le relais pour informer la famille.

Les résultats chiffrés (70 pour cent de disparus identifiés) sont impressionnants, mais la motivation de Sasa comme d'Elma, c'est d'abord d'apporter un soulagement à chaque famille de disparus. Elma Majstoric Ninkovic est chargée de mission à l'ICMP pour les relations avec la société civile dans les Balkans occidentaux. Elle est quotidiennement confrontée à des personnes dont c'est devenu le seul but, et comme un absolu, de retrouver leur parent disparu. « Maintenant je peux mourir », disent souvent des mères qui enfin ont pu enterrer les restes de leur enfant. L'organisation va plus loin en permettant à des mères de différentes communautés de se rencontrer, de partager leur douleur, de constater qu'elles ont en fait une histoire commune – chemin vers le pardon.

Le niveau politique pourtant fait problème. Si les familles, nous disent Sasa et Elma, sont souvent prêtes, entre autres à l'issue de ce travail d'identification, à pardonner, à vivre ensemble, à raconter la même histoire, les Etats et les différentes entités politiques de Bosnie n'y sont pas prêts. Là, les récits, et les signes, restent différents et divergents. Elma : « Les commémorations sont bien acceptées, mais quand il s'agit de réconciliation, c'est plus compliqué ». Une plaque qui reconnaisse de façon publique un crime de masse, ce n'est pas partout possible. Elle peut être vandalisée, certes, mais aussi refusée par les pouvoirs publics. De plus, les autorités locales ne font pas de la recherche des disparus une priorité. Enfin, «  Les familles des disparus sont très vulnérables, et leurs blessures profondes sont faciles à manipuler », nous dit Sasa. L'espoir, cependant, c'est que la réconciliation des familles, et peut être plus largement au sein de la société civile, semble possible.

L'espoir c'est aussi que de jeunes bosniens de Sarajevo, nés juste avant la guerre, aient envie, malgré toutes les difficultés, de faire ce travail à la commission. Pour Elma, c'est un engagement évident, naturel. « You are just involved », dit-elle, témoignant par là d'une sensibilité humaine et historique qui certes n'est pas partagée par tous les jeunes gens de sa génération. Elle dit avoir été protégée par ses parents pendant la guerre – elle n'avait que 6 ans en 1992 – puis avoir pris conscience peu à peu de l'horreur qui avait été vécue et avait eu lieu ici. Dès lors, travailler à établir des vérités pour la dépasser et le rendre plus tard impossible, lui semble une tâche fondamentale. Sasa, lui, a vécu la guerre à Mostar, ville divisée, dans sa famille également divisée. Au cœur de la guerre, en plein dans une des villes où la division des nationalités croates et bosniaques s'incarne si cruellement, le petit Sasa voit sa famille se déchirer et défendre des versions différentes des faits – mais cela n'a pas déclenché chez lui la haine ou le désir de choisir un camp : cela lui a fait prendre conscience, nous dit-il, de l'absurdité de la guerre.

L'identification des corps est bien une fin en soi, pour les familles qui y voient un but ultime, qui y mettent tout le sens qui reste, dans leur souffrance incommensurable et incompréhensible pour nous qui vivons en paix. Mais cette fin en soi est aussi une partie d'un travail de conciliation des mémoires par la confrontation aux faits : à qui appartient cet os, où est enterré telle partie du corps de telle personne. La commission travaille sur la guerre et ses traces actuelles de façon la plus concrète en se confrontant à l'horreur, à la dissimulation des crimes et à la souffrance des individus ; mais cette souffrance exige peut-être moins réparation que reconnaissance, donc connaissance. Les moyens techniques, juridiques, scientifiques prennent alors un sens très politique, puisque il s'agit bien de lutter contre ceux qui veulent défendre, dans une logique de camps, leur version nationale de l'histoire, et au lieu de cela, d'imposer une vérité qui rende justice à chaque homme et non à chaque camp.

Ces actes techniques, individuels, à résonances psychologiques profondes, sont aussi moraux, au sens de rendre la justice par l'établissement des faits ; et ce n'est pas une justice punitive, mais le rétablissement d'une vérité qu'on a injustement voulu cacher. Ces actes sont bien politiques au sens noble et en un sens très fort : il s'agit d'une lutte pour une cause collective : celle de la possibilité du pardon, du deuil qui accepte de faire face à une histoire profondément commune, beaucoup plus commune qu'on pourrait le croire, entre toutes les victimes de la guerre : dans les deux camps, au fond, tous, dit Sasa, racontent la même histoire, il n'y a que les noms qui changent. Rendre possible cette prise de conscience, c'est peut-être commencer à forger la mémoire collective commune bosnienne qui semble encore si loin d'être constituée, mais sans laquelle il semble impossible que le pays puisse survivre.

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