On connaît la violence qui consiste à réduire l'identité d'un homme à son appartenance. Ou à une de ses appartenances, arbitrairement choisie. Certes, l'identité, y compris au sens psychologique, est toujours une réduction - sans doute nécessaire pour la survie psychique de l'individu – du multiple au simple. La question est donc surtout de savoir combien de multiples je suis capable de supporter en moi. Car la pluralité de mes appartenances, mais aussi celle de mes désirs, des rencontres que je fais, des humeurs et exigences de mon propre corps, provoque nécessairement une série de chocs et des crises qui peuvent mener ou non à une conciliation.
Ainsi se pose le problème de l'identité incarnée d'un individu dans le livre de Marko Sosic, Tito amor mijo.Le narrateur, un enfant de dix ans qui vit dans les années 60 sur les hauteurs de Trieste, est pris dans un tourbillon.
Son appartenance slovène lui est insufflée profondément par sa mère, qui l'emmène se promener dans l'air supposé sain des sapins et lui dit « respire, respire », ainsi tu guériras de ta maladie des poumons, respire sinon tu vas mourir, or il faut vivre et faire des enfants sinon nous allons disparaître. Voilà l'enfant face au « nous » de sa communauté menacée. Mais lui ne veut pas guérir, parce que cette ombre au poumon lui permettra d'être envoyé à Laze, où il a rencontré Alina, qu'il aime et qui est toujours présente en lui. Sa mère encore veut qu'il parle un beau slovène, que doit lui apprendre Mme Slapnik, mais son mari a « du sang sur les mains », expression dont l'enfant saisit sans doute le sens profond en la prenant à la lettre dans son imagination.
Un autre aspect de l'héritage est transmis par l'oncle Albert, « qui a été partisan ». C'est lui qui pose des frontières plus ou moins compréhensibles entre ami et ennemi, bien et mal. Les fascistes, pires que les allemands, qui ont fait taire les slovènes pendant trente ans, les ont torturés pendant la guerre, et qui ont leurs héritiers, réels ou supposés, parmi les Italiens d'Istrie, émigrés de la Yougoslavie titiste, et vivent à la Mandrijia, territoire interdit par Albert comme repaire de fascistes. Mais c'est là que vit Nicola, le garçon qui sait faire parler les morts. Où se tenir alors, entre fidélité à une mémoire de persécutés et désir d'accéder au mystère de la mort ? Entre monde adulte et monde d'enfant aussi : Ivan, l'ami du narrateur, explique que Nicola n'est pas fasciste. Mais le passé de persécution est bien là vivant dans l'esprit du narrateur : quand, dans un film vu chez l'oncle Albert pour son anniversaire, une jeune femme est torturée par des fascistes, l'enfant voit son amour Alina prendre la place de la victime. Quand il court vers l'église, le dimanche matin, il est Partisan, essayant d'échapper aux traîtres dont on ne sait quand ils vont surgir d'un buisson pour vous égorger.
Les temps sont donc mêlés dans le récit et dans l'esprit du narrateur, comme sont mêlés imaginaire et réel. Les souhaits de l'enfant, nombreux face à toutes les souffrances qui l'entourent, s'expriment face à son ange à la tête mal recollée, dans sa chambre. Mais aussi se transforment en réalité fantasmée, dans une sorte de vision de sa mère avec Tito, ou encore en destinée, puisque l'enfant deviendra chirurgien pour sauver sa grand mère en lui retirant enfin la balle qu'elle a, depuis la guerre, dans la mâchoire. Ainsi se battent en lui les haines, les amalgames, les désirs, ancrage dans le passé hérité, amour et projets. Passé, présent, buts imaginaires et réels coexistent et bouillonnent ensemble dans l'esprit de l'enfant. Marko Sosic transforme cette crise en un récit de rêve extraordinaire.
Ainsi l'enfant n'est-il pas enfermé dans une identité collective fatale qu'il subirait : ce ne sera pas qu'un slovène. Ce n'est pas non plus un sujet qui pourrait s'inventer à partir de rien : ce n'est pas l'homme universel. Mais ce sera une personne singulière qui devra bien faire une synthèse inédite de ses appartenances multiples. C'est au prix de ce travail qu'on échappe au piège mortel de l'identité simple.