L’arrêté municipal « anti-burkini » pris le 28 Juillet à Cannes, puis le jugement du tribunal administratif de Nice qui rejette le recours contre l’arrêté similaire de Villeneuve Loubet, méritent une lecture attentive. Ces deux textes, en effet, confirment et prolongent deux tendances extrêmement préoccupantes.
Avec l’arrêté de Cannes, la discrétion religieuse, rendue obligatoire à l’école depuis 2004 pour les élèves et non plus seulement pour les professeurs et agents du service public, s’impose sur les plages de la ville. « L’accès aux plages et à la baignade est interdit à compter de la signature du présent arrêté jusqu’au 31 août 2016 à toute personne n’ayant pas une tenue correcte, respectueuse des bonnes mœurs et de la laïcité.[1]»
Sauf que la laïcité, c’est d’abord la neutralité de l’Etat et de ses agents en matière religieuse ; pas la neutralité des individus. On ne comprend pas comment les juges administratifs ont pu accepter un tel usage dévoyé de ce principe. Du reste, loin de discuter ce point, ils écrivent, dans leur argumentaire sur l’arrêté de Villeneuve Loubet : « Elles [les plages] n’ont pas vocation à être érigées en lieu de culte et doivent au contraire rester un lieu de neutralité religieuse.[2] » Au nom de quel texte de loi ? Comment la plage, lieu de loisir, non institutionnel, s’est-elle retrouvée avec le même statut spécifique que l’école ? Est-elle, elle aussi, le lieu de l’apprentissage de la liberté de conscience ?
A travers le dévoiement de ce principe, c’est bien évidemment l’Islam qui est visé. Mais pour que l’équation soit complète, il faut ajouter le facteur « terrorisme ». Le texte de l’arrêté semble, à première lecture, viser n’importe quelle tenue religieuse – ce qui est cohérent, puisque le prétexte est la laïcité : « Une tenue de plage manifestant de manière ostentatoire une appartenance religieuse, alors que la France et les lieux de culte religieux sont actuellement la cible d’attaques terroristes, est de nature à créer des risques de troubles à l’ordre public (attroupements, échauffourées, etc.) qu’il est nécessaire de prévenir. »
Toute tenue religieuse ostentatoire poserait donc problème. Sauf que l’interdiction est justifiée dans et/ou par le contexte des attaques terroristes… ce lien mystérieux est explicité par le texte des juges niçois sur l’arrêté de Villeneuve Loubet, selon lequel, dans le contexte des attentats liés à un certain « fondamentalisme religieux », le port d’un vêtement qui manifeste des convictions religieuses « susceptibles d’être interprétées comme relevant de ce fondamentalisme religieux » pourrait être « ressenti par certains comme une défiance ou une provocation exacerbant les tensions ressenties par la population à la suite de la succession d’attentats islamistes subis en France ». Outre que ce sont les « interprétations » et le « ressenti de certains » qui justifient l’interdiction, on a maintenant une explicitation de ce qui est visé. A la lettre, on n’a plus seulement un problème de laïcité, même si c’est le prétexte de départ ; mais un problème avec l’islamisme terroriste. Ce sont cependant deux problèmes séparés : d’une part la violence terroriste, contre laquelle on lutte par des moyens de renseignement et de police ; d’autre part, la question de la laïcité, principe qui doit protéger la liberté de conscience et de culte des individus… Le lien entre ces enjeux essentiels et les tenues de bain qui risquent de troubler l’ordre public semble de plus en plus improbable, et d’une sinistre futilité.
L’affligeante solution est dans le texte des juges : ce qui relie problème de laïcité, Islam, terrorisme et tenues de bain, ce sont les « interprétations » et le « ressenti » de certains. C’est parce que pour certains la « manifestation de conviction religieuse » qu’est le burkini évoque le terrorisme qu’elle fait courir un risque de trouble à l’ordre public.
Le gros problème ici, c’est que cet amalgame entre signe religieux musulman et terrorisme, on savait bien qu’il existait dans la tête de certains. Mais on ne savait pas que cet amalgame raciste pouvait servir à des juges à justifier une restriction de droits pour des citoyens musulmans.
On redoute depuis longtemps une dérive raciste. On sait l’existence du racisme social. Mais il s’institutionnalise, et on atteint déjà une forme grave et en plus perverse. Les juges prennent acte de l’amalgame « musulman = terroriste » et le retournent contre les musulmans : puisque des gens font cet amalgame, vous devez, comme la laïcité vous y oblige, être discrets, sans quoi vous risquez de provoquer des troubles à l’ordre public ; du reste si vous ne voulez pas l’être, on vous retirera des droits. Ainsi le racisme de fait se transforme-t-il en discrimination officielle, et les musulmans rendus responsables du rejet et des préjugés dont ils sont victimes. Reste à espérer que le Conseil d’Etat, appelé à se prononcer, rappellera le sens de la notion de laïcité et le fait que des ressentis ancrés dans la peur de l’autre ne peuvent justifier des discriminations.
Ainsi voyons-nous à l’œuvre à la fois le dévoiement et l‘instrumentalisation du principe de laïcité en vue de discriminer les musulmans ; et l’institutionnalisation du racisme, par la reconnaissance officielle de l’amalgame entre Islam et terrorisme. Nous en sommes déjà là.
[1] http://www.lemonde.fr/societe/article/2016/08/11/le-maire-de-cannes-interdit-les-vetements-religieux-a-la-plage_4981587_3224.html#Gt7S3FMMiZlP4MaR.99
[2] http://www.lemonde.fr/societe/article/2016/08/22/le-tribunal-administratif-de-nice-valide-l-arrete-anti-burkini-de-villeneuve-loubet_4986457_3224.html