L'ignorance ne saurait se réduire à la définition de La Bruyère: l'ignorance est un état paisible et qui ne coûte rien". Depuis Socrate dénonçant les illusions du savoir qu'il limite à la conscience de notre ignorance-chacun connaît sa formule "tout ce que je sais est que je ne sais rien", l'ignorance n'a cessé d' être évoquée soit comme antidote à l'étalage vaniteux de sa science, comme en témoigne cet alexandrin épinglant cuistres et pédants au sièle de Molière:"un sot savant est sot plus qu'un sot ignorant"; soit comme méthode consistant à replacer l'homme dans une sorte d'innocence originelle,naturellement libre et heureux, pour fonder les bases d'une société, enfin vertueuse; soit comme un état favorisant ce regard ingénu du bon sauvage,démasquant en toute innocence, en toute ignorance les extravagances des moeurs occidentales; il est aussi arrivé qu'elle soit jugée préférable à une culture humaniste où le savoir, censé rendre les hommes libres et solidaires, a fait les preuves de son impuissance tragique à prévenir et à empêcher, et en Europe, l'Europe des Lumières, le plus inédit , le plus concerté des crimes contre l'humanité.
Aucun de ces exemples ne fait de l'ignorance une valeur en soi:il faut chercher sans doute dans la poésie d'un Jaccottet un art poétique où l'ignorance s'impose comme la posture poétique par excellence; elle désencombre le moi de ce qui fait écran entre l'immanence et le poète tout à l'écoute de ses vibrations.L'ignorance peut avoir aussi une fonction inaugurale: elle est mieux désarmée" pour poser les questions fondamentales originelles, celles, nous dit Valéry qu'on a "le malheur de vouloir faire taire" en faisant taire l'ingénu:Valéry, scruteur des ténèbres plus riches par ce qu'ils cachent que par la lueur qu'on y perçoit, ce penseur valorise l'ignorance, elle est l'informe en quête de forme , elle est le champ des possibles ,on a tout à attendre de l'ignorance, plus rien de ce que croit savoir , de ce qui est connu, qui a pris sens:"comprendre dit-il qu'une chose comprise est une chose falsifiée: et c'est en effet le privilège de l'ignorance d'échapper aux illusions, aux duperies du savoir.
On peut se demander quel est dans l'acte d'enseigner le statut de l'ignorance: un paradoxe subversif dont la référence oxymorique "le maitre ignorant" est déjà "le bonnet rouge" qui va secouer l'institution; il est toujours bon de dépoussierer l'institution: mais on doit se demander si l'Ecole et même l'école pour adultes peut être le lieu où le maître feint d'ignorer ce qu'il sait,suspecte en quelque sorte le savoir et expérimente sur une école déjà parente pauvre des savoirs contemporains,des convictions induites de connaissances acquises par des voies dont on ne comprend pas pourquoi il serait si difficile de les faire emprunter à ses semblables, jeunes ou moins jeunes : analyse à poursuivre. On peut dire, en attendant, que l'ignorance célébrée relève d'une vision plutôt idéaliste, induite de la nostalgie d'un paradis d'enfance, et plutôt hostile à l'histoire des hommes.