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Billet de blog 23 décembre 2025

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Le placebo de l’Éducation nationale et le tri social par les tables de multiplication

Les tables de multiplication sont souvent vues comme un apprentissage neutre et indispensable. Pourtant, elles sont l'un des outils de tri social dès le plus jeune âge.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

https://www.youtube.com/watch?v=-FaTSYp41yk

Vidéo analyse à partir des documents officiels de l’Éducation nationale.

Illustration 1

Un rituel scolaire pas si anodin

L’apprentissage des tables de multiplication constitue une expérience scolaire quasi universelle. Il est généralement présenté comme un « fondamental », une étape technique et neutre de la scolarité élémentaire. Pourtant, ce rituel est loin d’être anodin.

Tel qu’il est encadré par l’Éducation nationale, l’apprentissage des tables fonctionne comme un dispositif implicite de sélection sociale, pris dans une double contrainte systémique.
D’un côté, une exigence forte de performance chronométrée.
De l’autre, un désengagement méthodologique quasi total sur la manière d’y parvenir.

L’institution évalue avec rigueur une compétence qu’elle n’enseigne pas explicitement.

Cet article se propose de montrer comment ce mécanisme contribue au tri social : par l’obsession de la vitesse, par la délégation de l’apprentissage aux familles, et enfin par une gestion administrative de l’échec qui évite toute remise en cause des choix pédagogiques imposés aux enseignants.

Quand la vitesse devient la norme

La focalisation institutionnelle sur la rapidité de restitution transforme une compétence mathématique en une épreuve de vitesse.

Les évaluations nationales formulent cette norme sans ambiguïté :
« Résoudre le plus grand nombre de calculs en une minute. »

Le calcul, pour un enfant, n’est plus un raisonnement. Il devient une réponse réflexe. La compréhension passe au second plan ; la vitesse devient le critère central de réussite.

Une course contre la montre aux effets sociaux massifs

Cette contrainte temporelle n’est pas neutre. Elle produit des effets sociaux puissants.

D’abord, elle valorise un habitus de performance. Répondre vite sous pression suppose une familiarité avec les situations d’évaluation, une tolérance au stress et une culture de l’efficacité immédiate. Ces dispositions sont socialement différenciées et plus fréquemment acquises dans les milieux favorisés.

Ensuite, le chronomètre disqualifie la réflexion mathématique. Les stratégies de reconstruction mentale — comme calculer 8 × 9 en passant par 80 − 8 — deviennent impraticables. Ces procédures, pourtant révélatrices d’une compréhension profonde, sont rendues incompatibles avec la norme institutionnelle.

Enfin, cette norme fabrique artificiellement la figure de « l’élève lent ».
Lorsque l’institution affirme que « la durée indiquée est celle estimée de travail effectif de l’élève », elle inverse la responsabilité. Si l’élève n’a pas terminé, ce n’est pas que la tâche est mal calibrée, mais que son engagement serait insuffisant.

On attend des élèves qu’ils raisonnent comme des mathématiciens, tout en les sélectionnant comme des calculatrices. L’élève qui comprend mais calcule lentement est disqualifié bien avant que le raisonnement ne soit officiellement valorisé.

Le mythe du plaisir mathématique

Cette pression est renforcée par une rhétorique institutionnelle qui présente le calcul comme une activité ludique.
Affirmer que « la majorité des élèves aiment manipuler les nombres, c’est pour eux une forme de jeu » revient à exclure symboliquement ceux pour qui l’apprentissage est un effort.

La difficulté n’est plus perçue comme un échec pédagogique, mais comme un défaut individuel : manque de goût, de motivation, voire d’appétence pour les mathématiques. C’est une violence symbolique supplémentaire.

« Apprends tes tables » : une injonction sans méthode

L’école évalue rigoureusement une compétence dont elle laisse l’apprentissage dans l’ombre.

Les ressources institutionnelles utilisent le verbe apprendre comme une injonction brute, sans jamais expliciter les stratégies cognitives permettant une mémorisation efficace.

Un document officiel évoque ainsi « l’enfant malheureuse qui n’arrive pas à apprendre ses tables de multiplication ». L’échec est constaté, l’émotion est décrite, mais le processus d’enseignement n’est jamais interrogé. La mémorisation reste une boîte noire, laissée à la charge de l’élève et de son environnement familial.

Quand l’institution délègue aux familles

Le dispositif Devoirs faits constitue un aveu institutionnel. Reconnaître la « difficulté réelle de nombreux élèves à réaliser le travail demandé à la maison » revient à admettre que l’apprentissage effectif — mémorisation, entraînement, fixation des savoirs — n’est pas assuré dans la classe ordinaire.

La classe devient le lieu de l’exposition au savoir.
Le domicile devient le lieu de son appropriation.

Cette organisation transforme mécaniquement les inégalités de capital culturel et matériel entre familles en inégalités de réussite scolaire.

Le paradoxe est saisissant : l’institution produit des analyses lucides sur la socialisation différenciée, tout en agissant comme si tous les élèves disposaient des mêmes ressources pour apprendre.

L’échec scolaire comme dossier administratif

Face aux difficultés qu’il produit, le système répond par une gestion bureaucratique de l’échec.

La difficulté scolaire ordinaire est progressivement pathologisée. Certaines consignes suggèrent, par exemple, de faire épeler les nombres à des élèves en difficulté. Le problème glisse alors du champ pédagogique vers le champ clinique ou moteur. L’élève échoue non parce qu’il n’a pas appris, mais parce qu’il présenterait un déficit individuel.

La fiche des tables de multiplication comme placebo pédagogique

La fourniture des tables de multiplication en guise « d’aménagement » illustre parfaitement cette logique.

Cet outil, en apparence aidant, se révèle largement inefficace pour les tâches essentielles : calcul mental, estimation rapide, résolution de problèmes.

Il permet surtout à l’institution de cocher une case et de donner l’illusion d’agir.

C’est un placebo pédagogique : une réponse consciente de maintenir l’élève dans l’échec.

Ce que révèlent les tables de multiplication

Loin d’être un simple exercice technique, l’apprentissage des tables de multiplication révèle la logique systémique par laquelle l’Éducation nationale peut, par ses propres normes et ses silences, produire l’iniquité qu’elle prétend combattre.

Trois mécanismes apparaissent clairement :

  1. L’imposition d’une norme de rapidité qui agit comme un outil de tri social.
  2. Le vide méthodologique qui privatise l’apprentissage et le délègue aux familles.
  3. La gestion administrative de la difficulté par des placebos pédagogiques.

L’inégalité scolaire n’est alors plus un accident.
Elle devient le produit logique d’un système qui évalue ce qu’il n’enseigne pas.

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