Cet article a été publié originellement en anglais le 10 mars 2020 sur le site du South China Morning Post. Pour accéder à la version originale : https://www.scmp.com/news/china/diplomacy/article/3074511/psychological-torture-uygurs-abroad-face-mental-health-crisis?fbclid=IwAR3bsmTlR4Yd6WGaK2z2otwrTXiSv4QPqHopU39Znx0Prhgj3rhfaR7s0Bg
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Il y a plusieurs années, Ilshat Hassan envisageait d'acheter une arme à feu. Il recevait des menaces en ligne et par téléphone de personnes qui contestaient son plaidoyer pour le peuple ouïghour, dit-il. Il craignait pour la sécurité de sa famille.
Mais sa femme s'y est opposée et Hassan a finalement abandonné cette idée. Ils avaient tous deux peur de la possibilité que l'état de la santé mentale de Hassan l’incite un jour à retourner l'arme à feu contre lui-même.
« Me blesser », explique Hassan, un informaticien vivant en Virginie, « c'était ma préoccupation ».
Aux prises avec l'anxiété et la dépression, Hassan, 58 ans, n'est qu'un des nombreux membres de la diaspora ouïghoure qui déclarent que leur santé mentale est en crise, déclenchée ou exacerbée par la situation de leur famille et de leurs amis, à des milliers de kilomètres dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang, en Chine.
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Là-bas, le gouvernement chinois mène depuis presque trois ans une campagne systématique pour « rééduquer » une grande partie des Ouïghours de la région et d'autres populations minoritaires ethniques largement musulmanes, mesures qui ont fait l'objet d'un examen approfondi ces derniers mois après une série de fuites gouvernementales documentant l’ampleur, les objectifs et les méthodes de la répression.
En public, le gouvernement a décrit la campagne comme un effort humain et légitime pour lutter contre « l'extrémisme religieux », en créant des « centres de formation professionnelle » où les « stagiaires » apprennent les lois et la langue du pays, tout en étant formés à des compétences pratiques.
En 2018, l’Organisation des Nations Unies a estimé qu'environ 1 million de personnes avaient été envoyées dans les camps d'internement.
Cela a laissé de nombreux membres de la diaspora ouïghoure complètement dans l’ignorance concernant le sort et le bien-être des membres de leur famille. Hassan, pour sa part, ne sait pas si sa propre mère est vivante.
Alors que les mesures de Pékin en Chine ont provoqué une vague d’indignation de la part des gouvernements et quelques réponses politiques limitées, les Ouïghours à l'étranger disent que leur propre traumatisme psychologique a également désespérément besoin d'attention, et pourrait en fait être l'arène où l'action est la plus susceptible d'avoir un impact tangible.
« Concrètement, nous ne faisons pas grand-chose pour les habitants du Turkestan oriental », explique Zubayra Shamseden du Uygur Human Rights Project (UHRP), en utilisant un terme par lequel de nombreux membres de la diaspora ouïghoure désignent le Xinjiang.
Selon elle, les rapports, déclarations et autres formes de pressions verbales d'organisations comme la sienne n'ont guère contribué à un réel changement dans les politiques de Pékin. « Mais au moins si vous pouvez faire quelque chose et aider les gens en dehors du Turkestan oriental, ce qui est possible à un million de %, c'est quelque chose qui peut donner de l'espoir aux personnes encore là-bas ».
L'UHRP, basé à Washington, cherche actuellement à s'associer avec des prestataires de soins psychologiques et des experts en soins auto-administrés, afin de produire des documents multilingues auxquels les membres de la diaspora ouïghoure du monde entier peuvent accéder. L'ampleur réelle de la demande d'un tel soutien est difficile à quantifier.
Mais à travers deux enquêtes de 2018 auprès de membres de la diaspora ouïghoure, menées par un chercheur médical dans une université américaine de premier plan, plus de 94 % des répondants ont déclaré avoir souffert d'une forme de trouble de la santé mentale, y compris la dépression, l'agitation, la fatigue et l'incapacité à se concentrer.
Bien que n'étant pas scientifiques, les sondages en ligne ont recueilli quelques 1 900 réponses de Ouïghours à travers le monde, dont la majorité est adulte. Craignant que les membres de sa famille au Xinjiang puissent subir des représailles pour son travail, le chercheur qui a réalisé l’étude, un Ouïghour, n'a pas voulu être nommé.
Les communications des Ouïghours avec leurs proches au Xinjiang étant entravées, ils ont été dépouillés d'une source essentielle de « soutien moral », explique le chercheur, qui lui-même n'a parlé à aucun membre de sa famille depuis avril 2017.
Certains ne peuvent pas joindre leur famille en raison de leur présumé internement. D’autres ont été bloqués sur des applications de messagerie ou informés par des proches qu’ils ne pouvaient pas communiquer avec eux par crainte de subir des représailles de la part des autorités locales. D'autres, comme Shamseden, ont pris la décision de ne pas tenter de communiquer de manière proactive.
« Je peux biper maintenant mais j'ai peur, parce que si je bipe, s'ils répondent et si quelque chose leur arrive, que vais-je faire ? » dit-elle. « L'impuissance, l'impuissance, c'est juste la chose la plus horrible que vous n'aurez jamais connue dans votre vie ».
Un bilan meurtrier
Lors d'une récente visite à Genève, afin d’assister à une conférence sur les droits de l'Homme, la militante ouïghoure Jewher Ilham s'est vue poser une question qui est devenue un incontournable de ses réunions avec des responsables gouvernementaux du monde entier : « Que pouvons-nous faire pour aider les Ouïghours ? ».
« Je leur ai dit: "Il y a une chose que vous êtes certainement en mesure de faire, et cela ne vous coûtera pas trop d'argent, cela ne vous coûtera pas une mauvaise relation avec la Chine ", affirme Ilham. “Vous pouvez fournir un soutien [de santé mentale] aux Ouïghours. Donnez-leur une thérapie gratuite” ».
Ilham, âgée de 25 ans, connaît parfaitement le bilan meurtrier et sait que vivre en dehors de la Chine, tout en plaidant pour sa famille restée là-bas, peut avoir un impact sur son bien-être psychologique.
Dans un café à Arlington, en Virginie, elle raconte plusieurs épisodes au cours des dernières années durant lesquels elle s'est retrouvée aux prises avec sa propre santé mentale. Parmi les événements déclencheurs, citons la condamnation à perpétuité de son père - l'éminent érudit ouïghour Ilham Tohti - à des peines de prison liées au séparatisme en septembre 2014.
Pékin a accusé le professeur d’économie, qui dirigeait un site Web bilingue en ouïghour-mandarin, concernant les tensions ethniques, politiques et sociales au sein de la région agitée, de chercher à diviser le pays et d’inciter à la violence, ce qu’a nié Tohti. La douleur de la perspective de ne pas revoir son père a été aggravée par d’autres angoisses. Est-ce que parler de son cas aggraverait sa situation ? Serait-elle en mesure de continuer à financer ses études à l’Université de l’Indiana sans le soutien financier de sa famille ? Puis, deux ans et demi plus tard, Ilham s’est retrouvée au plus bas après la mort de son mentor et ami proche, le spécialiste du Tibet, Elliot Sperling. Éloignée de force de son propre père, elle était venue voir ce professeur comme une figure paternelle.
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« Mon monde s'est effondré », confie Ilham, racontant une période de deux semaines durant laquelle elle a séché des cours et des examens, enfermée à la maison, perdue et en larmes. Son chagrin et son isolement l'ont poussée au bord de l'abandon total de son travail de plaidoyer : « J'avais de graves problèmes de santé ».
Grâce à la compagnie attentive d'une nouvelle colocataire - qui a amené avec elle un chiot qui est devenu une source de thérapie en lui-même - Ilham a pu se sentir mieux et retourner à l'activisme public, qui, l'été dernier, comprenait une audience avec le président américain Donald Trump au sein du Bureau ovale.
« Si vous ne pouvez pas prendre bien soin de vous », considère-t-elle désormais, « il n'y a aucun moyen de prendre soin des autres ».
Bien qu'elle ne l'ait pas demandé elle-même, Ilham pense que les soins psychiatriques offrent la meilleure solution aux problèmes auxquels sa communauté est confrontée. Mais la stigmatisation entourant la santé mentale dans les cercles ouïghours plus traditionnels empêche certains de s'exprimer et de demander de l'aide, dit-elle, faisant écho aux commentaires de plusieurs personnes interrogées pour cet article.
Bien qu'une telle stigmatisation puisse être présente dans les cultures du monde entier, elle est aggravée par les normes sociétales en Chine, d'où vient une grande partie de la diaspora ouïghoure.
Obstacles supplémentaires
Selon les chiffres de 2015, les dernières données disponibles de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), la Chine ne comptait que 2,2 psychiatres pour 100 000 habitants. Cela est plus de quatre fois inférieur aux États-Unis, avec 10,5 psychiatres pour 100 000 habitants, tandis que la Norvège, à l'extrémité du spectre, en a plus de 48.
« Quand vous dites : “Je me sens déprimé", c'est : “Hé, ne dis pas ça, tu n'es pas fou", affirme Ilham, jouant une conversation imaginaire entre les Ouïghours. « Les gens peuvent être offensés ».
Au-delà des barrières culturelles et sociales, dans un pays comme les États-Unis, un fardeau financier supplémentaire est associé à l'accessibilité aux soins de santé mentale.
« Nous ne verrons probablement qu'une fraction du fardeau de la maladie qui existe en raison de toutes sortes de barrières systémiques », explique le psychiatre new-yorkais Sunny Patel, qui a travaillé avec des demandeurs d'asile, des réfugiés et d'autres personnes immigrées souffrant de traumatismes.
« À chaque étape, à chaque endroit, vous devez toujours penser au coût car dans certains endroits, vous devez payer beaucoup, même si vous avez une assurance », explique Shamseden de l'UHRP, se référant aux co-paiements exigés de beaucoup de ceux qui ont une assurance maladie aux Etats Unis. « C'est comme ça. Je déteste juste le système ».
Le problème est aggravé par le fait que de nombreux psychiatres ne prennent même pas d’assurance, ce qui fait peser la charge sur le patient, explique Patel, chercheur clinique à l’hôpital Langone de l’Université de New York.
De plus, bien qu'il existe des options de santé publique pour les personnes à faible revenu, il peut être difficile d'obtenir des soins qui vont au-delà d'un traitement unique, ajoute-t-il, un obstacle majeur pour ceux qui vivent avec des problèmes de santé mentale chroniques.
« Qui va pouvoir vous voir de façon continue lorsque les ressources sont limitées ? », se demande-t-il.
Revivre le traumatisme
Pour celles et ceux dont l'activisme leur a valu une place importante au sein de la communauté ouïghoure, ce statut s'accompagne souvent du fait qu’on attende d’eux qu'ils soient facilement disponibles afin d’écouter les difficultés personnelles des autres et d’offrir des suggestions constructives.
Ilham, pour sa part, estime qu'en moyenne, elle s'attend à rencontrer entre 10 et 20 personnes ayant leurs propres histoires à partager.
Le besoin constant d'exprimer un optimisme est une forme de « torture psychologique », explique Abduweli Ayup, un linguiste et activiste basé en Norvège, qui dirige une organisation fournissant une assistance aux Ouïghours immigrés, y compris les survivants des camps, pendant qu'ils s'installent dans de nouveaux pays d'accueil.
Pour Ayup, originaire de Kashgar, dans l'ouest du Xinjiang, entendre les histoires des autres est en soi une expérience traumatisante, qui ouvre de vieilles blessures et le laisse aux prises à l'insomnie.
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En 2013, alors qu'il vivait au Xinjiang, Ayup a été arrêté et emprisonné, accusé de détournement de fonds publics alors qu'il dirigeait une entreprise éducative qui se concentrait sur la promotion de la langue ouïghoure, la langue maternelle turcique de ce groupe ethnique.
Au cours de ses 15 mois d'emprisonnement, Ayup raconte qu'il a été interrogé, torturé et maltraité - des souvenirs qui reviennent à la surface lorsqu'il entend des histoires de détention d'autrui.
« Je sais de quoi ils parlent », explique Ayup, 47 ans, la douleur se ressentant dans sa voix. « Je connais cette cage dans cette salle d'interrogatoire... Je sais ce qu’on ressent avec l'électricité. » (Les demandes envoyées par télécopie aux ministères chinois des Affaires étrangères et de la Sécurité publique pour obtenir des commentaires sur la détention d'Ayup sont restées sans réponse.)
En 2015, Ayup a fui la Chine et s'est installé en Turquie, avant de déménager en Norvège, où il vit avec sa femme et ses deux filles.
Mais bien qu'il vive à l'étranger et ait perdu contact avec tous les membres de sa famille au Xinjiang, la situation de ceux qu'il a laissés reste un sujet douloureusement intime pour lui, récemment mis en évidence par la fuite de documents gouvernementaux dans lesquels il a trouvé le nom d'un ami.
Le document de Qaraqash, tel qu'on le connaît désormais dans la presse internationale, a détaillé l'évaluation par les autorités de centaines de résidents et de leurs proches dans le sud du comté du Xinjiang, y compris la décision de poursuivre ou non leur « rééducation » forcée. Un extrait abrégé et expurgé de la liste a été largement publié en février.
En parcourant ses 137 pages, Ayup est tombé sur le nom de son ami, identifié comme le propriétaire d'un jardin d'enfants qu'Ayup avait visité auparavant. Le frère cadet de cet ami a été arrêté et envoyé en « rééducation » pour avoir violé les politiques de planification familiale, note le document, vu par le South China Morning Post.
Alors que toute la famille a été applaudie par les autorités pour avoir subi une « transformation importante de leur façon de penser », le jeune frère étant libéré de son internement, le document demeure néanmoins une indication du degré de surveillance de la vie des Ouïghours au Xinjiang. C'était une lecture « déchirante », selon Ayup.
« C’est ma thérapie »
Polyglotte et professeur de linguistique dans l'âme, Ayup a trouvé du réconfort dans son travail bénévole à Bergen, où il enseigne sa langue maternelle aux enfants ouïghours norvégiens. « C'est ma thérapie », confie-t-il, racontant sa joie d'entendre les mots se former maladroitement et lentement dans leurs bouches.
Ayup, dont la famille de quatre personnes vit de sa bourse d'écriture au Réseau international des villes de réfugiés (ICORN), a pu accéder à des soins psychiatriques par le biais du système de santé publique norvégien. Cependant, il affirme que ses séances avec des thérapeutes n'ont pas aidé.
« Ils m'ont demandé d'arrêter », explique-t-il, éclatant d'un rire incrédule. « Arrêtez de penser à cela, arrêtez de faire [le travail de plaidoyer] pendant un certain temps. Comment puis-je m'arrêter ? Il est impossible de m'arrêter. C'est moi, je ne peux pas me renier ». (En fait, il n'imagine pas s'arrêter avant sa mort, ce qu'il espère dans des années : « Je prévois vivre 80 ans »).
Patel, le psychiatre, estime qu'il n'est pas du tout conseillé d’inciter les personnes comme Ayup d'éviter les choses qui leur causent de la douleur.
« Dire aux gens d'arrêter de penser à quelque chose est probablement la pire chose que vous puissiez dire », explique Patel, arguant que le fardeau incombe aux praticiens de la santé mentale d'aider les patients à comprendre - et non à ignorer - leur traumatisme et leur douleur.
Dans les cas graves, les médicaments, lorsqu'ils sont associés à une psychothérapie, peuvent avoir des « effets synergiques » utiles, dit-il.
« Nous sommes constamment sous pression »
Mais Hassan, qui se décrit avec un petit rire comme « trop traditionnel », hésite à essayer des médicaments, malgré la perturbation liée à ses symptômes dans sa vie quotidienne.
Il avait l'habitude de terminer des livres en quelques jours, mais se retrouve maintenant à lire une seule page encore et encore. Il en est venu à désirer l'isolement et a du mal à se concentrer au travail. Lors d'un check-in avec son mentor professionnel, il a fondu en larmes lorsqu'elle lui a demandé: « Comment va ta vie, Ilshat ? ».
La société de Hassan propose des séances et il reconnaît qu'il « devrait y aller ». Mais ce qui le retient est la croyance selon laquelle, à moins de perdre sa mémoire, rien ne peut apaiser son tourment psychologique.
« Nous subissons constamment cette pression, cela ne va pas disparaître », dit-il, soulignant qu'il n'a pas pu contacter sa mère et sa sœur depuis plusieurs années. « Je ne sais pas si elles sont encore en vie. Après avoir parlé à un psy, quelque chose change-t-il ? Non. »
La jeune fille de Hassan est une source d'espoir et une distraction bienvenue de sa douleur, pense-t-il. Mais, comme tout dans sa vie, même elle détient la capacité involontaire de rappeler à son esprit le Xinjiang.
Parfois, elle demande pourquoi ses grands-parents ne viennent pas la chercher à l'école comme ses camarades de classe. A-t-elle une famille élargie ?
« Et après : “oui”, vous devez lui expliquer… pourquoi elle ne peut pas leur parler », explique Hassan, le ton lourd. « C'est une conversation très stressante ».
A propos de l'auteur de l'article:
Owen Churchill a rejoint le Post en 2018 après plusieurs années de travail en tant que journaliste et rédacteur en chef en Chine. Il couvre les relations américano-chinoises, les droits de l'homme et l'influence de la Chine à l'étranger. Cofondateur de l'agence de presse Sixth Tone basée à Shanghai, il est ancien élève de SOAS à Londres et de l'Université Fudan à Shanghai.