Cet article a été publié originellement en anglais par Rayhan Asat le 1er juin 2020 sur le site de The Harvard Crimson. Pour accéder à la version originale :https://www.thecrimson.com/article/2020/6/1/asat-back-at-hls-seeking-justice/
Agrandissement : Illustration 1
Je tremblais au plus profond de moi en retournant cette fois-ci à Harvard. Depuis que j'ai obtenu mon diplôme de la faculté de droit de Harvard en 2016, j'y suis retournée plusieurs fois pour parler aux étudiants de ma pratique en tant qu'avocate anti-corruption. Mais le 9 mars, je suis revenue pour partager une histoire profondément personnelle au sujet de mon frère Ekpar Asat, un éminent entrepreneur technologique ouïghour qui est arbitrairement détenu depuis son retour des États-Unis en Chine au printemps 2016.
Me rendre ainsi vulnérable à un moment où la liberté académique est constamment attaquée m'a inquiété. Mais je ne pouvais pas imaginer un meilleur endroit pour partager l'histoire de mon frère aux côtés de mon mentor, le professeur de droit William P. Alford, qui est bien connu pour son véritable souci des étudiants et des collègues. D'une certaine manière, c'était thérapeutique car la faculté et les étudiants m'encourageaient. J'avais l'impression de rentrer à la maison.
La devise de Harvard, « Veritas », signifie la vérité. Je suis retournée à mon alma mater pour dire la vérité, même si ma voix tremblait.
Le héros de cette histoire est mon frère, Ekpar Asat. Mon pilier, mon mentor, le plus grand homme que j'ai jamais connu. Tout a commencé il y a presque quatre ans, lorsque j'étais étudiante à la faculté de droit. Vers la fin janvier 2016, mon frère m'a annoncé qu'il allait venir aux États-Unis. Il avait été accepté au Programme de leadership des visiteurs internationaux du Département d'État - dont les anciens élèves comprennent la Première ministre néo-zélandaise Jacinda Ardern et le Secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, parmi d'autres dirigeants mondiaux. De nombreux Chinois Han ont également bénéficié de programmes similaires du département d'État, notamment Xie Feng, commissaire du ministère des affaires étrangères à Hong Kong.
Mon frère est un entrepreneur technologique et un philanthrope. Pendant ses études, il a fondé une grande plate-forme de médias sociaux pour les Ouïghours. Il était conscient des risques liés à l'activité des médias en Chine, et il a été très prudent avec le contenu publié et s'est conformé strictement aux politiques de censure du gouvernement. Les médias d'État chinois l'ont salué comme une force positive, une étoile brillante et un bâtisseur de ponts entre les différentes cultures.
J'étais plus qu'enthousiaste pour lui à l'idée qu'il soit admis dans un programme aussi prestigieux. Jamais je n'aurais pensé que cette nomination ne serait pas une bénédiction mais une malédiction ! Quelques semaines après son retour de voyage, mon frère a été arrêté et on ne sait toujours pas où il se trouve. Une chose est devenue claire pour moi après la disparition de mon frère : tant que vous êtes ouïghour, aucune de vos contributions n'a d'importance. Le gouvernement chinois peut vous faire disparaître comme si vous n'étiez personne et plus personne ne peut remettre la main sur vous. Cela me fait de la peine de ne pas pouvoir demander à ma famille si mon frère est vivant !
Beaucoup d'entre vous connaissent le célèbre cours "Justice" du professeur Michael J. Sandel, dans lequel il analyse des questions de moralité, comme celle de savoir si sacrifier une vie pour en sauver cinq autres est juste. J'ai réfléchi à cette question lorsque, ces dernières années, j'ai choisi de ne pas m'exprimer, par crainte de représailles contre les autres membres de ma famille. Il y a évidemment une différence dans mon cas, puisque c'est l'État qui a injustement emmené mon frère. Néanmoins, malgré ma formation en droit à Harvard et mon expérience d'avocate, je les ai choisis au dépend de mon frère et l'ai laissé sans espoir.
Pourtant, tout comme mon frère, je me suis engagée pour l'amélioration du monde. J'espérais notamment promouvoir les relations entre la Chine et la Turquie. En 2012, j'ai co-organisé une conférence historique qui a réuni des avocats et des universitaires chinois à Istanbul pour qu'ils puissent dialoguer avec mes collègues turcs. Parmi les intervenants figuraient le consul général chinois à Istanbul et le vice-premier ministre turc. Alors que je travaillais comme avocate à Istanbul, j'étais également engagée dans mon propre travail bénévole et je souhaitais améliorer la vie des réfugiés syriens. C'est la beauté d'être avocat - on peut changer des vies. Mais quand il s'agissait de mon propre frère, je me sentais si impuissante. En tant qu'avocate qui vit et respire pour trouver une solution, je me sens tellement impuissante face à l'injustice commise par un pays aussi puissant et autoritaire à l'encontre de mon propre frère.
En outre, ces dernières années, j'ai eu recours à d'autres formes de plaidoyer, comme la rencontre avec des fonctionnaires du département d'État, pour me battre pour lui. Aucun de ces efforts n'a abouti à un résultat positif. J'ai réalisé que la prise de parole est la seule forme puissante de sensibilisation et de changement. Mon frère va continuer et est déjà devenu l'un des visages humains des atrocités commises par le gouvernement chinois dans la Région autonome ouïghoure du Xinjiang.
Je partage l'histoire de mon frère, une histoire de courage, pour envoyer un message à mon université et à mes collègues de Harvard. Beaucoup d'entre vous seront des façonneurs et des moteurs de notre société. Vos paroles ont du poids. C'est pourquoi je vous le demande : Rejoignez le combat, soyez la lumière, soyez l'intégrité, soyez la voix de mon frère et de mon peuple. Parce que vous êtes aussi mon peuple.
Rayhan Asat est diplômée de la Harvard Law School.