Cet article a été publié originellement en anglais le 8 juin 2020 par la rédaction du site Heritage Daily. Pour accéder à la version originale :https://www.heritagedaily.com/2020/06/radiocarbon-dating-pins-date-for-construction-of-uyghur-complex-to-the-year-777/132204?fbclid=IwAR38xv90-z7knV5ksmzntRF1d1hjeK16-PvEgBlIF_aRRnNCtYuvrJVL86k
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A l’aide d’une méthode récemment développée, basée sur la présence de pics brusques dans les concentrations en carbone-14, des scientifiques de l’université de Groningen, aidés de collègues Russes, ont réussi à identifier précisément l’année de construction d’un complexe Ouighour dans le Sud de la Sibérie. Cela a permis aux archéologues d’enfin comprendre les raisons de la construction de ce site – et pourquoi il ne fut jamais utilisé.
Le complexe Por-Bajin, situé au croisement des frontières entre la Fédération de Russie et la Mongolie, a des dimensions de 215 mètres de long, 162 mètres de large, et des murs extérieurs faisant douze mètres de haut. Tous les murs sont en argiles (Por-Bajin signifie « maison d’argile »), et construits sur des fondations consistant en poutres de bois. La structure était connue pour avoir été construite par des Ouighours nomades dans le courant du 8ème siècle, mais la fonction du bâtiment et la raison pour laquelle il semble n’avoir jamais été utilisé, restaient une énigme pour les archéologues.
Khans
« Pour éclaircir notre compréhension, il était nécessaire de connaître la date exacte du site afin de savoir quel chef, ou khan, donna les ordres de construction », explique Margot Kuitems, une post-doctorante au Centre de Recherches Isotopiques de l’Université de Groningen. Elle participe au projet Exact Chronology of Early Societies (ECHOES) (Chronologie Exacte des Sociétés Anciennes [NdT]) , fondé par le Conseil de la Recherche Européenne, et dirigé par l’Assistant-Professeur en Chronologie Isotopique Michael Dee, également un auteur de l’article, publié dans les PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences, une revue spécialisée aux Etats-Unis [NdT].
Lorsqu’il s’agit d’études historiques se rapportant au début de la période médiévale, la datation au radiocarbone atteint généralement une précision correcte à quelques décennies près. Dans le cas du 8ème siècle cependant, en raison du nombre important de khans qui se sont succédés sur une courte période, il était nécessaire d’affiner la date de manière plus exacte, afin de pouvoir associer la construction à un chef bien précis.
Pics
Le carbone-14 (un isotope radioactif du carbone) est créé dans la haute atmosphère. Les plantes absorbent du dioxyde de carbone, qui s’avère contenir une petite proportion de ce carbone-14. Lorsque, par la suite, la plante meurt – la plante elle-même, ou un animal qui s’en est nourrit, l’accumulation supplémentaire de carbone s’arrête, et la quantité déjà existante entre dans un lent processus de désintégration radioactive. La proportion de carbone-14 diminue de moitié tous les 5730 ans. En conséquence, la concentration en carbone-14 permet de calculer l’âge de l’objet considéré, que ce soit un animal, une plante ou tout matériau organique[1].
Les taux de production du carbone-14 dans l’atmosphère changent au fil du temps, mais les variations entre deux années consécutives sont faibles. C’était en tout cas l’opinion répandue jusqu’en 2013. Cette année-là, le Professeur Fusa Miyake, du Japon, effectua l’analyse de cernes d’arbres[2] individuels, et découvrit l’existence d’un pic spectaculaire de carbone-14 correspondant très exactement à l’année 775. « Lorsque du bois est découvert sur un site archéologique datant de cette période-là, on peut essayer de rechercher la présence de ce pic particulier en mesurant le contenu en carbone-14 dans les cernes d’arbres consécutifs », explique Kuitems. « Le pic indique alors une croissance de l’arbre en l’année 775. Et si l’échantillon de bois étudiée inclut l’écorce, on peut alors même connaître l’année où l’arbre a été abattu »
Princesse chinoise
Cette approche fut utilisée pour étudier une poutre extraite des fondations mêmes du complexe de Por-Bajin. L’échantillon de bois utilisé comprenait 45 anneaux, se terminant par l’écorce externe. Les mesures indiquèrent que le pic connu et associée à l’année 775 était présent sur le 43eme anneau. « Ainsi, on sut que l’arbre avait été coupée en l’an 777. La dendrochronologiste (c’est-à-dire l’experte en chronologie basée sur l’étude des anneaux des arbres) Petra Doeve, également co-auteure de l’étude, détermina par ailleurs que le tout dernier anneau, incomplet, était un anneau de printemps. Ce détail a son importance car dans les régions du Sud de la Sibérie, les bois de printemps et d’hiver sont différents.
Des archéologues Russes étaient auparavant arrivés à la conclusion que l’entièreté du complexe avait été bâtie sur un intervalle de temps très court, autour de deux ans seulement. Por-Bajin se trouve sur une île située sur dans un lac, et on put établir que les arbres étaient originaires de la région. « Nous sommes relativement certains que les arbres abattus servirent à la construction du complexe, et il est donc hautement probable que la construction a eu lieu autour de 777 ». Une estimation antérieure situait la construction du site en l’an 750, et basée sur une inscription runique sur un monument appelé la « Pierre de Selanga[3] », qui décrit la construction d’un large complexe que l’on pensait être celui-ci. Or, en 750, le chef des Ouighours était Bayan-Chur Khan. Il était marié à une princesse chinoise, et l’on pensait que cela pouvait expliquer la présence d’influences chinoises trouvées à Por-Bajin. « Cependant, d’autres tentatives antérieures de datation au radiocarbone suggéraient déjà la possibilité que les bâtiments de la structure pouvaient être légèrement plus récents »
Manichéisme
En 777, le chef était Tengri Bogu Khan. Il s’était auparavant converti au Manichéisme, une religion gnostique fortement rejetée. De fait, Bogu Khan fut lui-même tué au cours d’une révolte anti-manichéenne en 779. « Tout ceci converge vers une explication cohérente qui est en accord avec les preuves archéologiques », explique Kuitems. « Il est probable que ce complexe fut construit afin de servir de monastère manichéen. Cela explique pourquoi il ne fut jamais utilisé après la défaite de Bogu Khan par les anti-manichéens. Si l’endroit avait eu la fonction d’un palais ou d’une forteresse, il est plus probable que les vainqueurs s’y seraient établis. »
« L’étude montre comment des pics de carbone-14 peut contribuer à résoudre des énigmes archéologiques, dit Kuitems. Cette technologie peut être vraiment utile dans des cas ou une date exacte est nécessaire. L’identification d’autres pics associés à des années spécifiques rendra ce type de méthode plus répandu. »
Résumé en langage scientifique simplifié
A la frontière entre la Fédération de Russie et la Mongolie se trouve un grand complexe de constructions appelé Por-Bajin. Les archéologues ne sont pas sûrs de l’identité du chef qui l’a construit, ni à quelle fin. Ils savent juste que l’endroit n‘a jamais été utilisé. Les scientifiques ont utilisé une méthode prometteuse permettant d’en établir très précisément la date de construction. Les datations habituelles au carbone effectuées sur le bois conduisent au mieux à une date précise à quelques décennies près. Cependant, de temps en temps, un pic de carbone-14 peut apparaître sur l’anneau de croissance d’un arbre. Cet anneau sera présent sur tous les arbres du monde (qui ont vécu à cette époque-là [NdT]). Ces pics ont été datés à l’année près en comptant la succession d’anneaux dans des « catalogues » de tronc de bois dont l’âge est connu grâce à leurs anneaux de croissance. Dans le complexe, les scientifiques trouvèrent une poutre avec un pic correspondant à l’année 775. Comme ils ont pu déterminer avec certitude que l’arbre dont la poutre était issue, était tombé deux ans plus tard, ils en ont déduit que le bâtiment était daté de l’an 777. Peu avant cette date, le chef local (khan) s’était converti à la religion manichéenne, mais il fut tué par les anti-manichéens en 779. On en conclut donc que le complexe fut construit pour servir de monastère manichéen mais qu’il ne fut jamais utilisé car les anti-manichéens prirent contrôle de l’endroit.
[1] Car ce qui caractérise les matériaux organiques, c’est qu’ils contiennent un nombre fondamentalement important de carbone. Par exemple, « chimie organique » signifie essentiellement « chimie du carbone ». Dans ce cas-ci, les matériaux organiques sont pas exemple des outils, vêtements, etc. et donc construits à partir d’animaux ou de plantes. D’où la présence de carbone-14 [NdT]
[2] Appelés parfois anneaux de croissance : quand on coupe le tronc d’un arbre, ce sont les cercles concentriques partant du milieu. Ces anneaux permettent d’estimer l’âge d’un arbre [NdT].
[3] Cette « pierre » est en fait une stèle affaissée, et porte des noms divers dans la littérature archéologique, selon que les auteurs soient Européens, Russes, Mongols etc. Elle est parfois appelée « pierre de Moyan-Chur », « pierre de Bayan-Chur » etc. Voir par exemple https://bitig.kz/?lang=e&mod=1&tid=1&oid=23&m=0 [NdT]