« J'ai créé le groupe Arcade en 1980, mais j'en suis parti le 23 mai 1995, lorsque j'ai été nommé ministre du Logement », déclarait Pierre-André Périssol en juin 2018 au quotidien La Montagne. « J’ai quitté le groupe en 1995, lorsque je suis devenu ministre du Logement », a-t-il insisté lors du conseil communautaire du 29 juin 2021. Ce qu'il a encore répété le 14 décembre dernier à la barre du tribunal correctionnel de Cusset, comme le rapporte Mediacités [1], qui a révélé l'affaire Evoléa.
M. Périssol a beau dire, la récente audience cussétoise a mis en lumière les liens étroits qu'il a maintenus avec le groupe Arcade après 1995, puis avec le groupe Arcade-VYV depuis 2019. Elle nous invite à revisiter l'ère « PAP » à Moulins, qu'avait ouverte en 1993 sa courte victoire aux élections législatives.
Le groupe Arcade et l'associé commandité HDG (1982-2005)
M. Périssol s'est toujours présenté comme le fondateur du groupe de logement social Arcade. A ses électeurs de 1993, il vantait d'ailleurs le modèle social de l'entreprise : « Grâce à la participation [dans la société en commandite par actions Habitat Développement], les salariés détiennent la majorité du capital. » Il n'avait pas mentionné jusqu'ici la SARL Habitat Développement Gestion (HDG), qui était jusqu'à début 2019 l'associée commanditée de Habitat Développement.
Avant l'audience du 14 décembre 2023, M. Périssol n'avait pas non plus précisé qu'il détenait entre 1993 et 2005 les 500 parts de HDG, qui lui assuraient le contrôle de Habitat Développement, et par conséquent du groupe Arcade [2].
Puisqu'il contrôlait alors Arcade (500 salarié·es en 1995), M. Périssol ne se trouvait-il pas dans une situation de conflit d'intérêts pendant les deux années où il fut ministre du Logement, entre 1995 et 1997 ?
La même question peut aussi se poser pour les sept années où il fut député (1993-1995 et 2002-2007), ainsi que pour ses vingt-huit années à la tête de la mairie de Moulins (depuis juin 1995). Dans l'affaire Evoléa, dont le délibéré est attendu ce 1er février, une peine d’un an d’emprisonnement avec sursis et de cinq ans d’inéligibilité a été requise par le procureur Eric Neveu pour « prise illégale d'intérêts ».
Rappelons ici que la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) n'a été créée que fin 2013, et que lors de sa nomination au gouvernement, le journal Le Monde rappelait déjà qu'entre 1980 et 1995 « M. Périssol [avait] cumulé les présidences et les postes de directeur général dans une myriade de sociétés du secteur du logement : la Société générale de crédit immobilier, le groupe Arcade, le Crédit immobilier de France, la Fédération nationale des sociétés de crédit immobilier et l'Union des HLM ».
Toujours actionnaire et associé de HDG (2005-2019)
L'année 2005 a visiblement marqué un tournant dans la carrière de M. Périssol. Il cède cette année-là — suite à une « seconde médiation » dans le cadre d'un « divorce difficile », a-t-il déclaré à la barre le 14 décembre — l'essentiel de ses parts dans HDG : 161 seraient allées à son ex-femme, les autres aux nouveaux dirigeants du groupe Arcade, lui-même n'en gardant que dix.
Coïncidence ? C'est « à partir de 2005 » que M. Périssol déclare s'être « mobilisé » pour revivifier le cœur de ville de Moulins [3]. Peut-être a-t-il alors trouvé davantage de temps à consacrer à sa terre d'élection ?
Après 2005, M. Périssol reste actionnaire de HDG. Un petit actionnaire, certes, mais malgré tout l'un des sept associés de la SARL — le procureur la présente comme la « holding de tête du groupe Arcade » —, aux côtés notamment de l'actuel directeur général d'Arcade-VYV Jacques Wolfrom (qui dirigea France Loire entre 2005 et 2011) et du dernier président d'Arcade Marc Simon — le procureur de Cusset les présente comme des « amis » de M. Périssol. En demeurant actionnaire et associé de HDG jusqu'à début 2019 [4], M. Périssol, fort de son double statut de fondateur historique et d'ancien ministre, serait ainsi resté au cœur du groupe, voire son « dirigeant exécutif ».
Agrandissement : Illustration 2
Le 1er juillet 2019 apparaît comme une autre date charnière dans la longue carrière de M. Périssol : ce jour-là, le groupe Arcade et le groupe VYV (Harmonie Mutuelle, MGEN, etc.) ont officiellement donné naissance au groupe Arcade-VYV, et, dans l'Allier, Moulins Habitat (4 200 logements), la branche bourbonnaise de France Loire (2 500 logements) et l'Opac de Commentry (900 logements) se sont regroupés au sein de la SCIC Evoléa, qui fait désormais partie du nouveau géant (210 000 logements et 3 000 salarié·es). Quelques mois plus tard, « l'homme d'action » Périssol [3] lançait sa cinquième campagne municipale, qu'il remportera peu après son 73e anniversaire [5] face à l'un de ses anciens adjoints.
Les Moulinois·es savaient que leur maire n'était généralement présent dans l'Allier qu'en fin de semaine, y compris pendant les (longues) périodes où il n'était ni ministre ni député (de 1997 à 2002 et depuis 2007), et qu'il laissait des proches (en particulier son directeur de cabinet Guillaume Boutié dans les années 2000 et 2010) gérer les affaires courantes. Mais les Moulinois·es ignoraient ce que faisait leur maire quand il n'était pas là. Tout au plus se doutaient-iels qu'il se trouvait à Paris (M. Périssol fut un élu de la capitale entre 1983 et 1993), et savaient-iels qu'entre 2010 et 2013, il avait aussi trouvé le temps d'assurer la présidence de l'Agence française de développement (AFD). Iels apprennent aujourd'hui que son adresse professionnelle est visiblement restée le 59 rue de Provence, dans le 9e arrondissement de Paris, c'est-à-dire le siège du groupe Arcade (aujourd'hui d'Arcade-VYV) situé à deux pas des Galeries Lafayette. Les Moulinois·es apprennent aussi ces jours-ci que M. Périssol est resté locataire à Moulins (et un locataire modeste), alors qu'il est propriétaire à Paris d'un bel appartement.
Agrandissement : Illustration 3
La SCCI Arcade, l'ALFI et Croix-Rouge Habitat (2014-2024)
• M. Périssol disait avoir quitté le groupe Arcade en 1995. Il a tout de même concédé devant le tribunal y avoir fait un « retour » en 2014 — c'est-à-dire quelques mois après la fin de sa mission à la tête de l'AFD —, en acceptant un siège au conseil d'administration de la Société centrale de crédit immobilier Arcade (SCCI Arcade) : « Pour soutenir la dimension sociale de la société », a-t-il assuré le 14 décembre. Sur ses déclarations à la HATVP, M. Périssol s'est contenté d'écrire « Société centrale de crédit immobilier », sans mentionner « Arcade » : comment les Moulinois·es auraient-iels pu deviner que derrière ce banal énoncé se trouvait rien de moins que le « pôle privé » du groupe, qui a préfiguré la SCCI-Arcade VYV ? Début 2024, M. Périssol détient visiblement toujours la part de cette dernière société qu'il a déclarée en 2020 à la HATVP, puisqu'il est toujours membre de son conseil d'administration.
• En 2014-2015, M. Périssol a également accepté de devenir « membre d'honneur » du conseil d'administration de l'Association pour le logement des familles et des isolés. Il se trouve que l'ALFI est l'une des premières structures à avoir été accueillies par le groupe Arcade (en 1982), que celle-ci est présidée par Claude Sadoun, dont l'arrivée en 1991 à la présidence du Crédit immobilier de France s'était faite « dans le sillage de Pierre-André Périssol », et que M. Sadoun est lui aussi administrateur de la SCCI-Arcade VYV. En juillet 2020, M. Périssol siégeait toujours au conseil d'administration de l'association.
• En 2017, année de sa dernière candidature aux législatives, M. Périssol prit la vice-présidence du conseil d'administration de la toute nouvelle « joint venture » Croix-Rouge Habitat, créée par le groupe Arcade et la Croix-Rouge française. Cette dernière se trouve être aujourd'hui l'une des actionnaires du groupe Arcade-VYV (lire l'infographie insérée plus haut). Début 2024, M. Périssol est toujours l'un des administrateurs de la société anonyme Croix-Rouge Habitat.
Deux arrêtés de déport (2019-2020)
Dans le cadre de ses fonctions de président de Moulins Communauté, M. Périssol a pris deux arrêtés de déport : le premier en mars 2019, le second en septembre 2020. Dans ce dernier document (qui est reproduit dans ce billet de blog), on peut notamment lire que M. Périssol « ne possède [...] aucun intérêt financier ou personnel quelconque dans les sociétés Evoléa, France Loire, Coopérer pour Habiter [CPH-Arcade VYV, c'est-à-dire le « pôle social » du groupe] et leur société holding Groupe Arcade-VYV ». Comment croire que l'auteur de l'arrêté fût soucieux de la bonne information des élu·es communautaires et des habitant·es de l'agglomération moulinoise, alors qu'il n'y a mentionné ni la SCCI-Arcade VYV, ni l'ALFI, ni Croix-Rouge Habitat ?
Agrandissement : Illustration 5
Le 14 décembre dernier, pendant les 75 minutes qu'il a passées à la barre du tribunal de Cusset (entre 16h40 et 17h55), M. Périssol n'a pas non plus cherché à rendre plus aisée la lecture de l'architecture du groupe Arcade, que le procureur a comparée à un « jeu de poupées russes ». Pour expliquer son arrivée au conseil d'administration de la SCCI-Arcade en 2014, le maire de Moulins a aussi jugé utile de revenir sur la crise de financement du logement créée par la guerre du Golfe : c'était il y a plus de trente ans, juste avant qu'il ne vienne « faire bouger » l'Allier.
* Définition de l'expression « mentir par omission » : « Déformer la réalité en oubliant volontairement de dire quelque chose, s'abstenir volontairement de révéler un fait. »
[1] J'ai assisté à cette audience, qui a duré plus de cinq heures et dont Mediacités, Le Figaro (avec l'AFP), Charlie Hebdo, France 3 Auvergne (lire ici et voir là) et La Montagne ont proposé un compte rendu.
[2] La société à responsabilité limitée Habitat Développement Gestion (HDG) et la société en commandite par actions Habitat Développement ont été créées respectivement en avril et en juillet 1982 : la première a été dissoute en juillet 2019 ; la seconde, qui a été transformée en une société coopérative d'intérêt collectif (SCIC) lors de l'assemblée générale extraordinaire du 29 janvier 2019, demeure un pilier du groupe Arcade-VYV né le 1er juillet 2019 (lire l'infographie extraite du site d'Arcade-VYV insérée plus haut dans ce billet).
[3] Podcast « Ma vie de ministre du Logement », Pascal Bonnefille, « Immoweek », 28 avril 2021.
[4] Les 10 parts de Habitat Développement Gestion (HDG) ont bien été déclarées à la HATVP par M. Périssol fin 2018, selon un billet de l'ancien député-maire socialiste d'Yzeure Guy Chambefort, dont le blog a contribué à l'éclosion de l'affaire Evoléa entre octobre 2018 et juillet 2021. En 2021, c'est un signalement de la section bourbonnaise de l'association Anticor qui avait provoqué l'ouverture d'une enquête préliminaire par le procureur de la République de Cusset.
[5] Ses prédécesseurs Paul Chauvat (1989-1995) et Hector Rolland (1971-1989) ont quitté leurs fonctions de maire de Moulins à l'âge respectif de 72 et 77 ans, et Jacques Pligot n'était plus non plus un jeune homme en 1971, à l'issue de ses douze années de mandat.
Agrandissement : Illustration 6