Un rat mort sous le tapis.
Ne vous méprenez pas.
Même si tout le monde s'est lancé ensemble dans le combat, il s'agit toujours d'une révolution des femmes, et il s'agit toujours du corps, peu importe à quel point cela semble s'être transformé en une question d'idéologie ou de régime politique.
Tout est lié à la façon dont le corps humain sera interprété, et à qui revient le contrôle de ce corps.
C'est avec nos corps que nous protestons et c'est avec nos corps que nous souffrons et ce sont nos corps qui doivent endurer la douleur. Et c'est même encore notre corps qui endure ce qui se passe dans notre esprit.
C'est une révolution des femmes, parce que ce régime a fait du corps des femmes un enjeu politique.
Dès le premier jour, quand ils sont arrivés au pouvoir, ils ont dit que les femmes devaient se couvrir le corps.
Ils ont dit que "les cheveux des femmes émettent certains rayons invisibles...". qui "provoquent les hommes…" . C'est de ce genre de chose que je vous parle ici. Au moment même où la Révolution du peuple iranien contre le régime du Shah venait de donner naissance à la République Islamique.
Très peu de temps après, je crois que c'était vers mars ou avril 1979, ma mère a déclaré :"Je n'irai plus jamais au restaurant".
Parce qu'elle trouvait cela trop humiliant, étrange et gênant, de s'asseoir dans ces « couvertures islamiques » (le "manteau" et le hijab), pour manger avec tout le monde, c'est à dire avec les hommes et les enfants, qui n'avaient pas à porter quoi que ce soit de particulier, eux.
Ma mère trouvait cela offensant, inconfortable, humiliant, et je doute qu'un homme comprenne un jour vraiment ce dont elle parlait.
Mais c'est un fait : elle n'est jamais retournée dans un autre restaurant, de tout le reste de sa vie. C'était la fin pour elle. Elle a décidé de se concentrer sur d'autres choses. Elle est allée travailler. Elle a vécu. Mais le problème n'a pas disparu, il est resté là, comme un rat mort sous un tapis.
Le fait qu'un homme, un inconnu sans aucune légitimité, soit en charge de décider si la femme, la sœur ou la fille de quelqu'un "a un comportement provocateur", c'est resté. Cette idée s'est en quelque sorte décomposée et a pourri, comme si il y avait réellement un rat mort sous le tapis, que tout le monde faisait mine d'ignorer- alors l'odeur de sa chair en décomposition nous donne la nausée à tous.
Le corps d'élite sélectionné par le régime, ces hommes et femmes qui sont ensuite devenus la "police des moeurs", étaient l'incarnation de ce rat mort. Ils étaient littéralement cette chair pourrie.
Ils se sont approchés de nos mères et de nos sœurs et parfois même de nous, les hommes, et nous ont dit que nous étions « provocateurs » et que pour cette raison, nous devions être envoyés en prison, avec les agresseurs, les contrebandiers et les voleurs.
Nous, les hommes, devions regarder sans rien faire, pendant que nos femmes étaient inspectées et jugées, pour le peu de peau ou de cheveux qui dépassaient, mais c'était à nos femmes d'être littéralement recouvertes de tissu.
Cette « police des mœurs », c'est une traduction atténuée, inspirée d'une réalité française. Nous, iraniens, la connaissons sous le nom de « police de la sécurité morale ».
Cela signifie que la société iranienne doit être "protégée" de ces rayons qui sont émis par les cheveux des femmes. Cela signifie que la société doit être protégée du corps des femmes.
Quand cette police de la sécurité morale a frappé et tué Mahsa Amini, c'est à ce moment-là que les Iraniens ont dit « ça suffit ! » et sont descendus dans la rue.
Je le sais, car j'ai vu de mes propres yeux pendant des années, que les hommes et même certaines femmes ne comprenaient pas les femmes comme ma mère.
Ce rat mort s'est décomposé au-delà de toute mesure. Il est temps de s'en débarrasser. Et nous y parviendrons, c'est une certitude. Je n'ai vraiment aucun doute là dessus.
Ce qui m'inquiète, c'est de savoir si nous nous souviendrons de cette période comme d'une preuve de la sagesse et de la bonté de l'humanité, ou si elle restera comme une énième illustration de la froideur et de l'indifférence des sociétés humaines.
Ils ont fait du corps des femmes le champ de bataille de cette révolution, et nos femmes, nos lionnes, sont devenues nos chefs de guerre.
Mais quand nous aurons vaincu, saurons nous voir que ce combat dépasse nos corps, et dépasse nos femmes, et que nous sommes aux prises avec un vrai défi de civilisation ?
Pour le savoir un jour, il nous faut vivre- il faut qu'au moins certains d'entre nous, vivent, et arrachent la victoire -et avec elle, enfin, la liberté d'expression- aux griffes de ce régime qui tue nos enfants, bâillonne nos penseurs, et pille nos richesses.
Nos vies comptent, soyez notre voix.