Quarante et sept et tous les autres jours.
Aujourd'hui était le 40eme jour du deuil de Hadis Najafi, et le 7eme jour du deuil de Mehrshad Shahidi.
"parce qu'à prononcer, leurs noms sont difficiles", il est possible que même ceux d'entre vous qui lisent mes billets depuis le début ne sachent pas de qui je parle, alors je resitue:
Hadis Najafi est la jeune fille qui était partie manifester "le ventre vide" et dont le père a été insulté et frappé quand il a voulu récupérer son corps et obtenir des explications. Elle avait été prise, par erreur, pour la jeune femme blonde qui attachait ses cheveux avant de se lancer dans les affrontements sur un extrait vidéo qui a beaucoup circulé, mais une fois qu'elle a été correctement identifiée, les vraies vidéos d'elle ont circulé aussi. En particulier la toute dernière, où elle apparaît équipée pour manifester, et masquée, et explique que si elle y va ce soir parce que, quand tout sera fini, elle veut se souvenir d'avoir été là, et d'avoir participé au combat (il est possible que ce ne soit pas le verbatim de son message, je cite de mémoire, mais c'est l'idée).
Mehrshad Shahidi, lui, est ce jeune cuisinier prometteur qui apparaît aussi sur de nombreuses vidéos où on le voit faire démonstration de ses talents. Une photo qui a beaucoup circulé le montre, en tenue, prêt pour le coup de feu dans le restaurant où il exerçait, faisant tournoyer une pâte à pizza dans les airs avec ses longs cheveux au vent. Il a été arrêté pendant une manifestation, et "interrogé" à la matraque jusqu'à ce que mort s'ensuive. Sa famille a subi des pressions pour mentir sur les circonstances de sa mort et affirmer qu'il avait fait un arrêt cardiaque parce qu'il avait eu peur pendant son arrestation.
J'ai vraiment hésité avant de reprendre ce dernier détail tellement il paraît invraisemblable, j'avais peur que des lecteurs français, même ouverts d'esprit, ne soient pas prêts à accepter une aberration pareille (qu'ils essaient de faire passer ces meurtres pour des suicides ou des accidents... passe encore... Mais essayer de convaincre une famille de prétendre que leur enfant est mort de peur ?) mais j'ai décidé que la vérité se suffisait à elle même.
Je m'étais déjà auto-censurée sur les témoignages de mères racontant que quand elles demandaient à leurs filles si elles avaient besoin de nourriture ou de vêtements (quand elles étaient enfin autorisées à leur parler après leur arrestation) , elles s'entendaient répondre "je n'ai besoin de rien maman, rien du tout, mais je t'en prie, fais-moi parvenir des pilules (contraceptives)". Je m'étais dit, c'est trop, les gens vont croire que j'invente, pour faire pleurer dans les chaumières.
Mais finalement, oui, la vérité devrait se suffire à elle-même, c'est à chacun d'apprendre à la débusquer, la reconnaître et l'encaisser.
Et puis si on ne raconte pas toute la vérité, si on ne la montre pas dans toute son horreur et sa crudité, alors ils sera difficile de comprendre la suite, je suppose. Difficile de comprendre cette nouvelle phase qui semble débuter, après les dessins et poèmes mélancoliques où le peuple endeuillé souhaitait un doux repos à ses enfants martyrs et invitait Mehrshad (le cuisinier) à faire à manger pour Hadis (la jeune fille qui n'avait pas pris le temps de manger avant de partir manifester et dont la mère hurle de douleur sur la vidéo "elle a dit maman je meurs de faim, ma Hadis est partie manifester, pour Mahsa, avec un ventre vide") dans les cuisines du Paradis.
Aujourd'hui, à Karaj où la foule scande le nom de Hadis, où à Arak ou elle se réunit au nom de Mehrshad, et à travers tout le pays ou depuis une semaine chaque jour qui passe est la cérémonie de deuil d'au moins un de nos enfants, commence la phase où cette foule "aux mains vides", qui protestait pacifiquement et se défendait globalement sans armes depuis des semaines, semble passer ostensiblement à la vitesse supérieure, produisant des cocktails molotovs à la chaîne et s'en prenant violemment aux incarnations physiques de l'oppression: les âkhounds et les forces de l'ordre.
Je n'ai pas réussi à trouver de sources fiables sur les quelques évènements qui viennent confirmer mon intuition, c'est encore plus difficile aujourd'hui que les autres jours car le blocage d'internet sur les lieux des plus fortes protestations est musclé (pour ceux d'entre vous qui suivent les comptes iraniens sur les réseaux sociaux en utilisant la traduction automatique, quand ils écrivent "l'internet est devenu national" cela signifie que le gouvernement a coupé le "world wide web" et a basculé sur son propre réseau "local", contrôlé et limité.)
Mais même en admettant que les images que j'ai vues sur le Twitter persanophone ne soient pas ce qu'elles prétendent être, ou s'avèrent invérifiables, d'autres viendront.
Le glissement vers la violence est inévitable, ainsi que l'escalade qui l'accompagnera automatiquement.
Peu importe que les images des miliciens ou des policiers en sang dans leurs voitures soient réelles, peu importe que cet âkhound ait réellement été lynché et laissé pour mort en pleine rue ou non, et peu importe que cet hélicoptère ait tiré sur la foule des manifestants ou pas.
Le bon sens, et l'histoire de l'humanité nous disent que ce n'est qu'une question de temps avant que ne nous parviennent des images similaires, vérifiables et vérifiées cette fois.
Il est temps d'accepter la réalité de ce qui se passe en Iran, et la nature réelle de ce régime dictatorial et fasciste, qui n'a pas vocation à être un partenaire politique, commercial, culturel, ou même sportif.
Leurs vies comptent, soyons leurs voix.