Depuis la transformation, dès les tous premiers jours, de l'indignation contre la mort de Mahsa-Jina Amini suite à son arrestation par la "police de la protection de la morale", en protestation massive contre le hijab obligatoire, et encore plus quand, suite à la répression sanglante qui a apporté chaque jour son nouveau lot de martyr-es, elle s'est muée en soulèvement national visant à renverser la République Islamique... Je constate souvent que les Français avec qui j'échange sur le sujet, même ceux qui s'intéressent sincèrement à cette Révolution du peuple contre le pouvoir qui l'oppresse, sont parfois déstabilisés par cette histoire de "mot de passe" ou "nom de code" Mahsa.
Je comprends. Vu de l'extérieur, cela peut sembler excessif de coller le hashtag #mahsa_amini partout, de faire de son visage une sorte d'icône, comme si elle était une Vierge Marie, une Jeanne d'Arc ou même une Louise Michel du 21eme siècle, alors que c'était juste une jeune kurde en vacances à Téhéran, qui, par définition, n'a jamais eu l'occasion de manifester pour la cause qui l'a choisie pour emblème.
Alors pourquoi cette fixation ? Pourquoi est-ce que Mahsa, malgré les semaines qui passent et les revendications qui se densifient, se complexifient et se radicalisent, est toujours le mot de passe des manifestants, dans les rues de plus de cent villes d'Iran, sur les réseaux sociaux et à travers le monde ?
C'est écrit sur sa pierre tombale "ton nom deviendra notre code secret", mais ce n'est pas qu'un slogan.
Femme, vie, liberté, c'est un slogan
Mort à la République Islamique, c'est un slogan, ou à la rigueur, un projet
Mahsa, ton nom est notre nom de code, c'est une réalité tangible.
J'ai peu lu dans la presse française le fait que Mahsa Amini n'avait pas été arrêtée pour avoir refusé de porter le foulard (ce qui aurait été un acte de transgression) , non, elle le portait juste "mal" (ce qui est un comportement social courant).
On le voit sur plusieurs photos d'elle, il lui arrivait de porter son foulard un peu en arrière, comme le font aussi la plupart des jeunes femmes de Téhéran. Comme je le fais quand j'y suis, moi aussi.
Cela fait des années que le foulard des Téhéranaises se réduit comme peau de chagrin, et qu'on devine de plus en plus, sous les "manteaux" de moins en moins couvrants, des vêtements parfois bien plus courts, moulants ou échancrés que la loi ne l'autorise .
Alors pourquoi Jina a-t-elle été ciblée (c'est à dire arrêtée et condamnée à un "stage de rééducation" malgré une tenue pas plus "indécente" que celles des autres filles qui marchaient ce soir là à Téhéran)?
Et pourquoi a-t-elle été ensuite traitée plus violemment que ne le sont la plupart des femmes harcelées au quotidien par la police de protection de la moralité pour quelque raison que ce soit (il n'y a pas que le foulard. Il y a quelques années, je me suis trouvée mise en difficulté par cette même police parce que mon manteau n'était pas boutonné jusqu'en bas, mais c'était juste humiliant, à aucun moment je n'ai été en danger)?
La raison, tous ceux qui ont vécu à Téhéran la connaissent ou la devinent, et je n'ai réalisé qu'elle n'était pas évidente pour tout le monde, que quand j'ai lu, récemment, dans une tribune de Chowra Makaremi (je vais essayer de revenir plus tard mettre un lien) une explication très bien construite... mais pour aller vite: c'est parce qu'elle était kurde, et facilement repérable sans doute, ne serait-ce qu'à son accent, comme membre d'une minorité sur laquelle il n'y avait aucun risque à s'acharner en toute impunité.
On imagine facilement que c'était plus que susceptible de provoquer un sentiment d'injustice et de révolte dans sa communauté et ce fut le cas, bien sûr, mais cette expérience de l'injustice, de l'arbitraire, de l'abus de pouvoir, de la violence... elle était tellement familière, tellement quotidienne, pour toutes les femmes qui n'ont pas d'autre option que de vivre en Iran, que le feu a pris et s'est répandu bien plus largement qu'au sein de la communauté kurde.
Il a pris dans le pays tout entier, et quand les femmes qui criaient "non au hijab obligatoire" ont rendu clair qu'elles se battaient pour "la vie" et "la liberté"- c'est à dire contre la mort et l'oppression - c'est la société entière qui a compris que c'était son combat, parce que, s'il s'agit bien d'une révolution des femmes, pas besoin d'avoir des ovaires pour comprendre que "la vie" et "la liberté", c'est précisément ce à quoi le peuple iranien aspire et estime mériter d'avoir accès.
Et avec tout ça, on parle encore de Mahsa ?
Eh oui...non seulement les journalistes qui ont couvert la mort (Niloufar Hamedi) et l'enterrement (Elaheh Mohammad) de Jina sont menacées d'exécution, mais une nouvelle journaliste (Nazila Maroufian) a été arrêtée il y a quelques jours pour avoir publié une interview du père de Jina ou il dénonce les pressions du régime sur sa famille, et les mensonges des médias d'Etat sur les circonstances de sa mort.
Le Gouvernement continue de soutenir et de répandre son scénario de défaillance cardiaque et nie toute violence policière, comme si cela pouvait magiquement effacer aussi les centaines de morts qui ont suivi, et invalider la colère du peuple qui ne veut plus de ce régime "tueur d'enfants".
Alors que le monde entier s'interroge sur l'avenir de cette "révolution sans leader", nombreux sont ceux qui répondent "nos leaders, ce sont les mères de nos martyrs". Parmi les vidéos qui circulent le plus sur les réseaux sociaux en Persan, a égalité avec les vidéos de "journalistes citoyens" montrant l'ampleur de la mobilisation ou la violence de la répression, il y a de nombreux documents (photos, vidéos, dessins, clips, etc) qui mettent en avant les visages, les noms, et toutes sortes de détails sur la vie des victimes, souvent très, très jeunes, ainsi que la douleur et la détermination de leurs mères, qui prennent la parole et se dressent contre le régime .
Et la mère de Jina ne fait pas exception. Tout le monde sait que le régime réduit les familles au silence, et cette famille là encore plus (on sait que le frère de Mahsa a été menacé également, dans le but d'empêcher la famille d'organiser toute cérémonie pour le 40eme jour de deuil) . Alors chaque photo de famille, chaque petite miette de souvenir, une vidéo de quelques secondes ou elle danse, une autre ou elle sourit en costume traditionnel kurde, est reçue comme un tract révolutionnaire.
Le nom de Mahsa reste donc un nom de code plus qu'approprié pour cette Révolution, car chaque chapitre de son histoire continue de symboliser l'injustice, l'oppression, l'impunité, et l'illegitimite d'un régime fasciste qu'il est plus que tant de nommer comme tel.
Je voudrais terminer ce billet à caractère informatif en vous livrant un détail personnel:
même si il est douloureux de traduire chaque jour les témoignages qui me parviennent d'Iran, j'aurais quand même préféré en avoir un à vous offrir aujourd'hui, plutôt que ces généralités, sans doute intéressantes pour certains d'entre vous (elles répondent à des questions qui m'ont été posées) mais facilement trouvables en fouillant un peu l'internet francophone.
Malheureusement à part un petit quart d'heure de messagerie cryptée ce matin, je n'ai eu que silence radio toute la journée.
Mes feeds Twitter et Instagram n'étaient pas complètement silencieux, eux, et témoignent de la persistance de la mobilisation, (et de la tragique répétition du schema, avec chaque celebration de deuil réprimée dans le sang et créant de nouvelles victimes et donc de nouvelles cérémonies de deuil et ainsi de suite... La première victime confirmée dont le nom et le visage nous soient parvenus aujourd'hui est Nasim Sedghi, 23 ans) mais l'accès à internet semble être à nouveau très aléatoire, selon les zones.
Cette obscurité et ce silence, c'est le cauchemar de tous ceux dont le cœur bat, à des milliers de kilomètres de leur poitrine, au rythme de la lutte d'un peuple qui assume de n'avoir plus rien à perdre.
Leurs vies comptent, soyons leur voix !