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Billet de blog 6 novembre 2022

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Voix d'Iran - À la nage s'il le faut...

« J'ai vu trop de sang. Même pour quelqu'un de peu impressionnable, comme moi, c'est trop. Trop de sang versé. Trop de douleur. Dans la rue, dans les conversations, sur les réseaux... » Le témoignage d'aujourd'hui revient sur l'historique et les perspectives de l'opposition citoyenne au régime, du point de vue d'un quadragénaire vivant à Téhéran.

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C'est de plus en plus intense. 

J'ai vu trop de sang. Même pour quelqu'un de peu impressionnable, comme moi, c'est trop. Trop de sang versé. Trop de douleur. Dans la rue, dans les conversations, sur les réseaux... 

La petite fille kurde, dans son manteau bleu, elle revient sans cesse, au fusain, ou à l'aquarelle, ou à l'aérographe, assise sur une carte de l'Iran, ou sur la tombe de sa mère- ce qui est presque la même chose maintenant. (note de la traductrice: l'auteur fait référence à la photo de la fille de Fereshteh Ahmadi où on la voit sangloter en serrant entre ses doigts la terre où sa mère vient d'être enterrée, après avoir été abattue alors qu'elle observait les manifestations depuis le toit de sa maison

Il y a quelques jours à peine, je me disais qu'une fois que tout cela serait terminé, j'allais faire une pause et partir pour de longues vacances agréables, quelque part au bord de la mer. Après tout, je mérite une pause.

Je ne veux pas avoir l'air de me plaindre, mais même avant Mahsa, j'étais déjà fatigué et épuisé, et j'étais déjà occupé à me battre contre mes propres monstres. Ce n'est pas comme si personne ne se débattait avec la simple réalité que c'est de "vivre en Iran" avant que tout cela n'arrive. 

Mais ensuite, c'est arrivé, et le temps s'est trouvé coupé en deux:  avant et après. Et tout ce qui était avant, c'est comme si cela n'avait jamais existé: tout ce qui se passe depuis est beaucoup plus réel et tangible, et cela a plus de sens.

C'est peut-être parce que toutes les choses qui appartiennent à "l'avant" , sont entachées de l'hypocrisie que nous avons tous pratiquée les uns envers les autres. 

Depuis Mahsa, les choses sont claires et simples. Explicites. Plus personne ne fait vraiment semblant, ni d'un côté ni de l'autre:

Ils ont plus d'armes, et nous avons plus de sang. 

Ils sont plus structurés et nous sommes plus déterminés.

Il n'y a pas grand-chose à dire de plus à ce stade. La conversation est plus ou moins hors de propos maintenant. Res, non Verba. Nous avons parlé, et maintenant nous devons agir.

Mais quand-même, je ne peux pas m'empêcher de me demander si je m'en remettrai un jour: est-ce que quelque chose aura à nouveau un sens pour moi, une fois que tout cela sera terminé ? 

En partant du principe que nous arrivions au bout de ce tunnel, et que la lumière au bout du tunnel, ce ne soit pas les phares d'un train de marchandises qui nous fonce dessus. Bref, si nous sortons par l'autre bout en un seul morceau, et qu'il y ait un ciel bleu au-dessus de nos têtes, et que les nuages ​​et les oiseaux et tout le reste soient toujours là... Alors quoi ? 

Quelque chose me dit que les vacances auxquelles je rêve, elles n'arriveront jamais. Non pas que je ne puisse pas atteindre la mer, car je le peux, ce n'est pas trop loin pour moi. Mais je ne peux pas imaginer comment j'en ferais l'expérience, comment je pourrais jamais être "en vacances" . J'en ai trop vu maintenant.

J'ai vu la révolution précédente, (c'est bizarre, d'écrire précédente !), puis j'ai vu ce qui s'est passé après, et puis la guerre ; 8 ans de guerre. Huit très longues années. Non, en fait, huit ans de très longues journées. Et la façon idiote dont ça s'est terminé ! Cela n'a abouti à rien ! Absolument rien. Tout cela n'avait servi à rien. Et tous ces portraits en noir et blanc, qui continuent de nous regarder du passé, nous demandant si leur vie en valait la peine.

Et nous qui avons continué à nous poser la même question tout le temps, dans cet état d'hypocrisie qui n'a jamais cessé de survivre à tout, et qui avons mis nos espoirs dans les réformes, et qui avons supporté les mots impitoyables de nos détracteurs, qui n'arrêtaient pas de dire que les réformes ne fonctionneraient pas .

Et ils avaient raison. Les réformes n'ont pas fonctionné. Mais c'est nous qui l'avons prouvé. Il fallait bien prouver que cela ne fonctionnerait pas... Nous ne pouvions pas simplement ignorer cette partie de notre histoire, la "zapper" simplement parce que nous savions ce qui allait se passer ensuite.

Et puis les années et les années de toutes ces conneries sur l'énergie nucléaire et le nucléaire ceci et le nucléaire cela. Des années d'attente et encore plus d'attente pour voir ce qui allait se passer ensuite.

Pendant ce temps, se faire battre, emprisonner et fouetter et tout ça, et de temps en temps, protester, pousser, bousculer, revendiquer, jusqu'à ce que Mahsa vienne couper le temps en deux, et que l'hypocrisie cesse enfin.

Depuis Mahsa, et chaque jour un peu plus clairement, nous avons dit ce que nous voulions vraiment dire, et nous avons fait ce que nous voulions vraiment faire, parce qu'il n'y avait plus aucune raison de tenter autre chose.

A ce moment là, beaucoup d'entre nous le savaient déjà, nos vies étaient sur le point de changer pour toujours.Et nous devions nous mettre au travail. Plus rapides, plus efficaces, plus énergiques. Ce n'était pas une grande surprise, parce que nous l'avons vu venir, depuis des années. Nous l'avons presque tous vu venir, et nous n'avons jamais cessé de nous le répéter "Un jour viendra, où ce système s'effondrera, et le peuple se libérera de ces idiots, ou imbéciles, ou monstres" ou n'importe quel choix de mots, pour décrire des gens qui, au fond, étaient quand même encore "nous".

Oui nous étions démoralisés vraiment, de devoir admettre que nos oppresseurs étaient, comme nous "des Iraniens" . Et puis nous en sommes venus à une sorte de consensus absurde, parce qu'à un moment donné, les gens ont commencé à dire, en parlant des "gens du régime" : "ce ne sont pas des Iraniens" et "ils ne sont pas de cette terre" et "ils ne font pas partie de notre peuple" ".

Le peuple iranien a pratiquement "expulsé" une portion de lui-même, et beaucoup ont commencé à se référer en sourdine à l'Iran comme à un pays "occupé".

Peut-être même que c'est le fait d'avoir grandi au sein de ce murmure permanent qui a fait de nos enfants les formidables "résistants" qu'ils sont aujourd'hui.

Il ne faudrait pas interpréter mes mots comme un discours nationaliste.

Les Iraniens sont musulmans en général, avec des racines zoroastriennes, et ils croient depuis des générations et des milliers d'années que les humains doivent être jugés sur leur foi et leurs actions, et non sur leurs gènes ou leurs ancêtres. Au fond de lui, l'Iranien a le sentiment que «Iranien » signifie « honorable ».

Le mot "Arya"/aryen signifie exactement cela pour la plupart d'entre nous, et nous nommons nos enfants avec ce mot (Arya, Aryan, etc) et ce n'est clairement pas parce que nous aurions des sympathies nazies ou eugénistes, mais parce que nous pensons qu'Arya signifie bon et noble, selon la doctrine zoroastrienne : " Bonnes Pensées, Bonnes Paroles, Bonnes Actions».

Et nous appelons aussi nos enfants "Ali" et "Mohammad", parce nous sommes, pour beaucoup, de culture ou de confession musulmane. Mais nous avons quand même "expulsé" ces gens, qui se réclament d'une religion que beaucoup d'entre nous continuent d'appeler "la nôtre". Nous les avons bannis, car, malgré cela, ils ne sont pas « nous ».

Nous les considérons depuis longtemps comme des occupants, et voyez, comme maintenant que les masques sont tombés, ces occupants se comportent avec nous, le "vrai" peuple d'Iran, exactement comme le font des occupants, partout où une puissance étrangère s'arroge des droits sur un peuple qui a vocation à être souverain.

Notre "puissance étrangère" avance masquée, sous les turbans d'akhounds dont la seule allégeance est à leur propre pouvoir, et dont les passeports iraniens masquent de plus en plus mal les comptes offshores et les reels instagram où leurs enfants sont régulièrement mis en vedette dans les universités et clubs selects du monde libre, où ils dépensent dans le luxe l'argent qui manque à notre économie exsangue.

Des rumeurs circulent, selon lesquelles la république islamique importerait des troupes, ou des mercenaires, d'Irak ou de Syrie, pour obtenir de l'aide. Les gens vont manifester et reviennent en disant « nous avons vu que les gardes parlaient arabe » ou « nous avons vu que les gardes avaient l'air étrangers ».

La république islamique recrute-t-elle de l'aide en dehors des frontières iraniennes ? Je ne sais pas. Mais si c'est vrai, alors cela ne fait que confirmer ce que nous disons depuis des années :"Ces gens ne sont pas des Iraniens" . Des Iraniens, ils n'iraient pas chercher en Syrie de l'aide pour conserver le pouvoir dans leur propre pays !

Et n'allez pas croire que je vous raconte tout cela pour détourner l'attention de la possible ingérence d'autres "puissances étrangères" qui seraient à l'œuvre, dans l'ombre, pour nous "voler" notre Révolution, voire nous manipuler et nous pousser à nous tromper d'ennemi. Vous pouvez très bien aussi vous pencher sur cette piste. 

Je vous l'ai dit: j'en ai trop vu. Je ne suis plus en mesure de rejeter quelque théorie que ce soit, tout cela est possible, probable, oui, tout ce que vous voudrez.

Cela ne change rien à notre réalité. Et la réalité, c'est que nous avons reçu d'autres invitations (ndlt: à manifester) , et encore plus de sang sera versé. Il faudra bien le verser.

Je ne suis ni le seul, ni le premier à craindre, qu'une telle quantité de sang ne puisse jamais être essuyée.

Mais à ce stade, nous devons avancer dans tout ce sang, à la nage s'il le faut.

Nous devons y aller, et ramener à cette petite kurde en manteau bleu, l'avenir pour lequel elle a déjà, si lourdement, payé.

Nos vies comptent, soyez notre voix

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