"Ici paris, les iraniens parlent aux iraniens" (note de la traductrice : ne partez pas, c'est intéressant quand même !)
Cher Monsieur Sadegh Zibakalam,
Même si nous sommes pratiquement voisins, et que je pourrais probablement marcher jusqu'à chez vous en ce moment en moins de temps qu'il ne me faudra pour écrire cette lettre, les circonstances font que je réponds sur Médiapart à votre interview dans Marianne, dans ce même "monde libre" où elle a été publiée, plutôt qu'à Téhéran où nous vivons tous les deux sans pouvoir nous parler librement.
J'ai pensé que puisque nous sommes voisins et tout çà, il serait impoli de ne pas mentionner clairement que cet article est une réponse au vôtre, et ce même si les chances sont faibles, qu'une traduction correcte de ce que je vous écris, vous parvienne un jour, à supposer même que vous ayez vent de ma réponse.
J'espère qu'elle vous parviendra, malgré tout. Qui sait? Des choses plus étranges se sont déjà produites par le passé .
C'est plutôt gênant que quelqu'un comme moi, vous parle de cette façon tarabiscotée, et je sais bien que je personifie par ma démarche l' expression que nous avons en persan "mettre la cuillère dans la bouche en passant par l'arrière de la tête".
Mais nous y voilà malgré tout. La raison pour laquelle je fais cela n'est pas très claire pour moi, et je soupçonne que vous n'avez pas une idée tout à fait claire de la raison pour laquelle vous avez vous-même parlé aux médias français.
Mais avant de commencer ma tentative de vous critiquer, et peut-être d'être un peu trop tranchant ou trop direct avec vous parfois, je voudrais dire que je fais partie des rares iraniens qui ont encore du respect pour vous.
Vous êtes un militant endurci et vous avez subi votre propre lot de punitions de la part de vos adversaires et même de vos propres partisans, donc je suppose que vous comprenez que je dise cela et que vous ne serez pas offensé.
Et j'ajoute que vous devriez me considérer, moi, l'auteur anonyme de ces lignes, comme un partisan et un ami, et ne pas prendre ma critique pour une attaque aveugle.
D'ailleurs, puis-je me permettre de vous considérer comme le tout dernier homme debout, qui a encore sincèrement foi dans les réformes en Iran ? Eh bien, si l'on admet que c'est le cas, alors considérez-moi, comme celui qui se tient juste à côté de vous, et qui a continué à croire aux réformes, jusqu'à, disons, il y a dix minutes !
Fondamentalement, si vous êtes le numéro 1, considérez-moi comme le numéro 2. Je veux dire en termes d'où nous nous situons, idéologique ment, tous les deux, en théorie, quand il s'agit de ce sujet. Vous savez bien que nous n'étions déjà plus très nombreux, même avant Mahsa, et avant que nous ne criions "Femme, Vie, Liberté", et tout ça, n'est-ce pas ?
Je veux dire, ne nous leurrons pas. De toute façon, nous n'avions pas beaucoup de soutien, même il y a un an. Quand je dis nous, je veux dire, nous, les réformistes.
Et même si vous en êtes déjà conscient vous même, nos lecteurs pourraient trouver utile d'apprendre que vous et moi avons voté chaque fois qu'il y avait une chance de voter. Nous avons voté, malgré toutes les critiques qui nous étaient adressées, nous disant que notre vote, notre foi toujours présente, et renouvellée, dans les urnes, était surfaite, et même que c'était une trahison. Mais nous avons dit, non, nous ne reculons pas devant les urnes, car ça ne se fait pas ! Et parce que c'est le seul moyen pour nous d'éviter l'effusion de sang. Les urnes, c'est la seule réponse que nous ayons à la violence, n'est-ce pas ?.
Mais maintenant, regardez-nous ; les deux voisins de Téhéran qui se parlent en français, sur des sites internet occidentaux, alors que l'un de nous est à peine sorti de prison, et a perdu son travail, et l'autre, eh bien, c'est moi, qui ne peux même pas révéler mon identité, par peur pour ma propre vie et pour la sécurité de ma famille.
Et qu'est-ce qui nous a donné cette chance de parler? Je veux dire, qu'est-ce qui a amené la presse française à s'intéresser soudainement à vous, ou à moi, d'ailleurs ? Avez-vous pensé à cela? Combien de temps leur a-t-il fallu pour réaliser qu'ils devaient s'intéresser à ce que Zibakalam avait à dire ? 40 jours ? 50 jours ? Vous savez bien ce qu'il leur a fallu. Nous savons tous ce qu'il leur a fallu pour prêter attention à ce que nous avions à dire, n'est-ce pas ?
Et maintenant que d'autres ont payé ce prix, pour que vous et moi soyons entendus, qu'allons-nous dire ? Eh bien, vous, évidemment, parce que vous utilisez votre vrai nom, vous ne pouvez pas dire les choses au-delà d'une certaine frontière. Vos mots sont en France, mais votre corps est en Iran. Vous vous approchez de très près et je dirais même dangereusement près de cette frontière, mais vous ne la franchissez pas.
Mais moi je la franchirai, car je crois que je le dois aux personnes qui m'ont donné une voix ici, malgré mon anonymat. Je vais la franchir, car je pense que c'est mon rôle dans ce travail collectif, de le faire. Vous, je ne m'attends pas à ce que vous fassiez ça. C'est d'accord. Vous restez où vous êtes, et j'accepte votre position tant que vous respectez la mienne.
Mais la question demeure, de savoir si les réformes ont encore une place dans nos vies. Et vous croyez que oui. Et vous croyez que cette république islamique peut être changée, ou réformée, changée en "une meilleure république islamique".
Je suis ici pour défier cette idée. Je suis ici pour vous dire que ce régime ne peut pas être changé. La république islamique ne peut pas être changée, exactement à cause de ce que vous avez dit vous-même, dans votre interview.
Vous avez dit que l'ayatollah Khamenei, celui qui se fait appeler le guide suprême, lâchera ses « 10 % » sur le peuple. Disons que ces 10% existent réellement. Disons que ces 8 millions dont vous parlez sont réels, même si, techniquement, une bonne partie de ces 8 millions serait composée de bébés et de personnes âgées, et autres personnes qui ne pourraient pas se battre.
Mais disons que c'est vraiment un combat entre une population de 70 millions contre 8 millions de ses partisans. J'aimerais savoir, si ces hypothétiques 8 millions de personnes n'ont pas déjà été lâchées sur nous par le chef suprême, alors qui est-ce qui a frappé Mahsa ? Qui a tué Nika ? Qui est-ce qui a massacré plus de 90 personnes à Zahedan ? Qui était-ce qui a ouvert le feu dans l'obscurité de la nuit, sur les maisons des habitants de Sanandaj ? Et qui sont ces personnes qui siègent au parlement iranien, et qui demandent à la justice d'exécuter des gens comme vous et moi, 14000 d'entre nous, pour être précis? Ce ne sont pas eux, les 10% dont vous parlez? Ceux là ne seraient-ils que des échantillons ? (en français dans le texte).
Ces 50 derniers jours étaient-ils un echantillon ? Et cela signifie-t-il que nous "n'avons encore rien vu" du pouvoir réel du Guide Suprême ?Mais si c'est cela, le côté "gentil" de ce régime, pensez-vous vraiment qu'il va rester là et vous écouter, pendant que vous lui donnez des conseils maternels, pour changer ses habitudes et ses laisser réformer ? Sérieusement?
Le guide suprême n'a selon vous pas encore dit à ses 10 % de sortir et de nous "laminer", de nous "râper" pratiquement, en mille copeaux, selon ses propres mots, et vous pensez que ce type est "réformable" ? Grâce à un « changement progressif » ? Quelles garanties avez-vous à nous donner, même simplement en théorie, que si, et seulement si, nous restons sur place, et ne protestons pas et ne faisons rien, et ne cherchons pas à changer quoi que ce soit par la force brute, que ce chef suprême n'utilisera-t-il pas ses 10 % pour nous passer au laminoir de toute façon ? Pourquoi ne le ferait-il pas ? L'avons-nous déjà vu faire autre chose ?
Et puis de toutes manières, il n'a pas 10 %. Vous savez aussi bien que moi que vous ne pouvez pas prouver qu'il ait 10% . Et nous savons tous les deux pourquoi vous ne pouvez pas prouver quel pourcentage il a. C'est simple: cette information, elle classée secret défense. Ultra confidentielle.
Pourquoi quelqu'un classerait-il le nombre de partisans dévouës dont il dispose avec autant de précautions? Serait-ce parce qu'ils sont trop nombreux et que le Guide Suprême est tout en humilité? Est-ce par pudeur ? Bien sûr que non. C'est parce que le nombre est humiliant. Je dirais 1% ou 2%. Et je ne serais pas surpris si c'était moins. Et si vous ne pouvez pas prouver le contraire, pourquoi devrions prendre votre estimation pour estimation pour argent comptant ?
Pourquoi diable devrions-nous croire que 10% de toute une population seraient tout à fait d'accord avec exactement ce que vous avez décrit vous-même en ces termes: "tuer nos filles et nos fils" ? 10% des Iraniens sont d'accord avec ça? Et ils viendront, si Khamenei leur demande, en tuer encore plus ? Si cela est vrai, par Jupiter, il est de notre devoir religieux et moral de nous préparer à défendre nos enfants par tous les moyens possibles, le plus rapidement possible, et dans ce cas la guerre a déjà commencé.
La guerre dont vous parlez serait déjà inévitable et en cours, car nous ne pouvons pas en parler à l'une ou l'autre des parties, n'est-ce pas ? Les gens de mon côté, ceux qui veulent renverser le régime, et ceux de votre côté, qui veulent le changer, pourrions-nous faire quelque chose pour les empêcher de prendre les armes, une fois qu'ils auront réalisé que le guide suprême pourrait libérer ses 10 % sur eux tous ?
Ils ne nous écouteraient pas, et d'ailleurs ils ne nous écoutent pas: ils sont occupés à se préparer, au moment où j'écris ces mots, ils se préparent à se défendre. Car oui, ils appellent cela de la "légitime défense", et vous venez de le légitimer, peut-être par inadvertance, en leur disant qu'ils sont confrontés à 8 millions d'assassins potentiels.
Je ne veux pas faire un trop long article, donc je vais juste dire une dernière chose.
Vous envisagez de demander à des personnes « modérées », comme Hassan Khomeini, l'ancien président Rohani et Ali Larijani, de sortir de leur silence et de « faire quelque chose ». C'est là toute votre stratégie ? Ne pensez-vous pas que ces gens auraient déjà fait quelque chose quand ils en avaient le pouvoir ?Et d'ailleurs, il y a une bonne raison pour laquelle ils se taisent. Ils ont aussi des idées et des pensées. Ce ne sont pas nos pions. Si ils se taisent c'est qu'ils pensent qu'il est dans leur intérêt de se taire. Et je crois que vous le comprendrez aisément.
Ne vous méprenez pas, je pense qu'il est bon que vous-même ne soyez pas resté silencieux. Je respecte cela. Je l'apprécie même. Mais vous avez déjà perdu votre emploi d'enseignant, pour avoir dit ce que vous pensiez, et j'ai bien peur que vous ne vous retrouviez bientôt derrière les barreaux, alors même que vous défendez pratiquement encore la République islamique elle-même.
J'espère que cela n'arrivera pas bien sûr, mais regardez-nous maintenant ! Regardez à quoi ce régime nous a réduits...
On pourrait penser que c'est une blague: Je vous parle en français !.