Double Peine
Il n'y a jamais eu grand monde en Iran qui soit favorable aux sanctions. Nous avons toujours su que c'était une fausse bonne idée. Et nous avions raison. Les sanctions n'ont pas fait plier le régime. Les sanctions n'ont eu comme résultat tangible que de blesser et épuiser le peuple.
Je pense que si les grandes puissances du monde libre n'avaient pas emprunté cette voie, cela aurait peut-être donné au peuple iranien une chance de connaître une sorte de croissance ou de développement, même sous cette dictature insupportable, et ce développement aurait pu lui permettre d'accéder à la démocratie et à la liberté d'une manière plus pacifique et plus efficace- et sans payer le prix fort.
Qui sait, si le peuple iranien n'avait pas été forcé à être si pauvre, et s'il n'avait pas été aussi humilié qu'il l'est aujourd'hui, il aurait peut-être trouvé un meilleur chemin vers la liberté. Un chemin moins sanglant aussi.
Mais les puissances occidentales ont fait ce choix pour nous. Malgré tous les avertissements et malgré tous les bons conseils, elles ont choisi cette voie.
Les sanctions ont été dévastatrices pour le peuple iranien, elles nous ont rendus très pauvres. Elles ont réduit notre accès à tout, de la nourriture et des médicaments aux livres et à la technologie- et je crois aussi, notre accès à la liberté.
Il n'y a pas si longtemps, au plus fort de la crise sanitaire, le pays a connu une vague de suicides, souvent de jeunes filles, qui n'avaient pas les moyens de s'offrir le matériel nécessaire pour assister aux cours en ligne, alors que le COVID-19 avait fermé leurs salles de classe.
Les sanctions ont sans aucun doute joué un rôle majeur dans cette tragédie. Et tandis que les pauvres subissaient ces effets si horribles, même les riches Iraniens se voyaient humiliés: ils se trouvaient, malgré leur aisance matérielle, dans l'incapacité d'accéder à certains sites Web ou autres services liés aux nouvelles technologies.
D'un côté, les puissances occidentales nous ont punis et humiliés, et de l'autre, notre propre gouvernement a aussi continué à nous opprimer et il nous a également humiliés.
À cette époque, je me demandais pourquoi le gouvernement iranien voulait prendre la responsabilité de nous refuser un service Internet normal, alors que les puissances occidentales le faisaient déjà à leur manière. Ils auraient pu rejeter toutes la faute sur le grand Satan de l'Ouest.
Je me souviens qu'à un moment donné, les choses sont devenues très absurdes: les occidentaux ont dit au gouvernement iranien qu'ils offriraient une infrastructure Internet puissante et fiable, en échange de résultats dans l'accord sur le nucléaire.
Leurs homologues iraniens ont dû se dire: "Non merci. Nous essayons déjà de nous débarrasser du peu d'Internet que nous avons" .
Certains interlocuteurs occidentaux ont aussi menacé de couper Internet ou de le ralentir pour les Iraniens si le régime ne jouait pas le jeu des accords.
À ce moment-là, je m'étonnais que les autorités iraniennes ne réalisent pas que c'était là une menace sérieuse. Si Internet avait disparu à ce stade, les jeunes de ce pays auraient bien pu descendre dans la rue et les manger tous crus.
Mais bon. Peu importe ce que nous voulions : les sanctions sont arrivées malgré tout. Et la République islamique a continué à faire ce qu'elle fait le mieux. Et personne ne se souciait vraiment de ce que voulait le peuple iranien, et c'est comme ça qu'on en est arrivé là.
Le fait est que le peuple iranien aurait trouvé le moyen de se battre pour la liberté et pour la démocratie de toutes façons. Les gens sont comme ça. Ils ne changent pas d'avis simplement parce qu'ils sont devenus pauvres.
Posez vous donc la question sincèrement: dans quel univers parallèle, une nation entière dirait-elle "Je refuse que quiconque, y compris moi-même, ait le droit d'accéder à Whatsapp, et Telegram, ou Instagram, ou BBC ou CNN et NY times et tout ça, et je veux uniquement avoir accès aux médias officiels du gouvernement iranien" ? Cela peut-il être même une infime possibilité, dans le monde réel tel que nous le connaissons?
Se pourrait-il qu'une majorité de plus de 85 millions de personnes dise: "S'il vous plaît, coupez nous l'accès à tous les sites Web d'actualités, tous les sites de médias sociaux et tous les, euh, vous savez, les sites pour adultes…. Parce que nous commençons à nous sentir mal à cause de toutes ces conneries"? (si vous avez des enfants, peut-être que ce discours vous parle... Mais attention, n'oubliez pas qu'on n'est pas du tout en train de parler de contrôle parental).
Pensez vous vraiment qu'il existe ne serait-ce qu'un peuple au monde qui choisisse librement de dire: "Votons pour ce gars qui va réduire notre monnaie en cendres et couper Facebook et Fortnite, afin que nous puissions enfin aller prier tous les jours !"
Franchement est ce que ça ne vous paraît pas louche, que le peuple iranien veuille réellement être gouverné par des gens qui tiennent ce discours ?
Ce genre d'absurdité dure depuis longtemps, et est visible à l'œil nu depuis plus d'une décennie, et pourtant certaines personnes continuent de dire « euh, je ne sais pas ! La majorité du peuple iranien semble vouloir cela !"
Cela semble absurde, mais en y réfléchissant, je me dis que c'est peut-être lié à l'idée que la révolution précédente, c'est-à-dire celle d'il y a 43 ans, en 1979, semblait vouloir ce genre de chose. Je comprends le malentendu... Je vais essayer de le dissiper.
Déjà, la plupart d'entre nous n'existait même pas à l'époque. Pour ma part, j'avais plus ou moins la taille (et la capacité de compréhension) d'un sac de haricots.
(Une note pour ceux qui penseraient que je suis en fait un "quelque chose" - un royaliste, ou un moudjahedine, ou je ne sais pas, un marxiste léniniste, ou un maoïste...Non, je ne suis aucune de ces choses. Contrairement à certains d'entre vous , je n'ai jamais eu le luxe d'être officiellement ou même officieusement quoi que ce soit, car j'ai grandi ici, en Iran, après 1979, où la seule véritable option était de n'être personne. Je suis une de ces "mouches", comme le président continue à nous appeler. Je suis Femme - Vie - Liberté maintenant, à la rigueur, si vous insistez, mais même ça, à reculons, parce que je ne suis pas vraiment à l'aise avec quelque étiquette ou abréviation ou ce que vous pensez que je suis. Je suis juste moi . Et même pas tellement plus à l'aise d'être moi, honnêtement!)
Quoi qu'il en soit, notre histoire n'est pas simple. Désolé pour la grande parenthèse, mais cela aussi fait partie de cette histoire.
On ne peut pas justifier ces doutes absurdes simplement par une révolution qui date de 1979, et à laquelle aucun des enfants qui tombent aujourd'hui sous les coups et les balles du régime n'a pris part.
Et vous ne pouvez pas non plus justifier ces doutes absurdes en disant "S'ils l'avaient voulu, ils auraient changé le régime".
Vous rendez-vous compte à quel point il est difficile de changer un régime ? Ou de ce que ça coûte ?
Si nous sommes là, dans la situation actuelle, c'est malgré tout cela, malgré notre fragilité, malgré notre fatigue existentielle et malgré notre détresse psychologique.
Nous sommes écrasés entre les mâchoires de l'étau depuis très longtemps maintenant. Certains diront, plus de cent ans. Certains diront, "depuis qu'ils ont trouvé du pétrole dans ce pays" (c'était en 1906, pour ceux que ça intéresse) .
Je suppose qu'il est maintenant trop tard pour lever les sanctions, car à la minute où les sanctions seront levées, ce régime théocratique et criminel à la fois, prendra les milliards de dollars qui ont été accumulés au cours des années, dans des comptes bloqués (ces mêmes milliards qui auraient du être injectés dans notre économie, investis dans l'avenir de nos jeunes générations) , et en fera un très gros bâton , et ils ne parleront pas gentiment (même si cela a été prôné dernièrement par un de leurs politiciens très en vue) !
Il est vraisemblablement trop tard pour lever les sanctions, et il est malheureusement trop tard pour vraiment faire quoi que ce soit d'utile.
Ces gens-là n'ont presque jamais parlé gentiment, et ils ont toujours eu l'air d'avoir des bâtons plus gros, même si ces bâtons ne prenaient pas toujours la forme d'une arme nucléaire.
Ces gens ont toujours proclamé haut et fort qu'ils ne voulaient pas d'armes nucléaires. Et honnêtement, j'avoue que j'y ai cru moi-même. Je ne sais pas ce qu'il en est aujourd'hui, mais je suis presque certain que pendant toutes ces années, ils disaient la vérité à ce sujet.
Mais ça ne les rend pas moins dangereux: ils sont, en eux-mêmes, pires que les armes nucléaires. C'est pourquoi, je trouve qu'il est important que nous profitions de cette chance pour mettre fin à toute cette absurdité.
Il est évident que ce sont des Iraniens qui oppriment le peuple Iranien. Mais ils ont toujours été mis en confiance par ceux qui acceptaient les choses les plus obscènes, absurdes et impossibles, au simple motif que « Bah, ce sont des Iraniens, ils aiment ça ! Chez eux çà se passe comme ça ! ».
Non! Nous n'aimons pas ça. Personne n'aime ça. C'est de l'absurdité démultipliée, une "double peine", si on veut, et si vous n'y mettez pas fin, si vous choisissez de laisser la stupidité gagner, eh bien, vous aurez au moins prouvé une chose: que la stupidité, ça fonctionne. Oui... Qu'on peut toujours compter sur la stupidité.
Ce soir, c'est une nuit calme. Enfin relativement calme, ici en Iran. Beaucoup se demandent si l'invitation à descendre dans la rue samedi sera entendue par le plus grand nombre, ou si les manifestations sont en train de faiblir.
On pourrait souhaiter une grande et glorieuse série de manifestations réussies, comme la semaine dernière, ou même encore plus grande et plus glorieuse. On pourrait, oui, on le souhaite sans doute presque tous... mais alors des gens seront arrêtés et tués, et leurs parents et leurs frères et leurs oncles et tantes seront une fois de plus forcés de venir débiter sous la menace des mensonges que personne ne gobe, à la télévision gouvernementale.
On ne devrait jamais souhaiter que de telles choses se produisent. Et pourtant il semble que nous n'ayons toujours rien de mieux à souhaiter.
Voilà où nous en sommes. Malgré les désaccords que nous avons, forcément, entre nous, malgré nos doutes et nos chagrins contradictoires, malgré les priorités qui ne sont pas les mêmes selon qu'on se demande si on pourra un jour rejoindre ses enfants en France ou si on trouvera des bêta-bloquants pour sa mère, ou tout simplement si il y aura du riz demain...
Oui, malgré tout, nous sommes tous unis par cette punition collective qui nous est infligée: celle de devoir vivre sous le joug, jouer selon les règles et prétendre accepter la légitimité, d'un pouvoir qui ne sert que son propre intérêt, et écrase ses opposants avec une efficacité si redoutable qu'il ne reste plus personne pour prendre notre tête (maintenant que la coupe est pleine et que nous sommes de plus en plus nombreux à ne pas tenir suffisamment à une vie pareille pour accepter d'en payer le prix) , plus aucun opposant digne de ce nom, aucun leader, aucun chef. Tous les candidats valables ont été tués, chassés, brisés, achetés, discrédité, réduits au silence par tous les moyens possibles. Et toutes les infrastructures qui auraient pu permettre l'émergence d'une véritable vie politique- pulvérisées.
Il ne reste plus qu'un pays exsangue, et dans ses rues, des gens comme moi- et simultanément tous différents de moi.
Nous ne sommes personne mais...
Nos vies comptent, soyez notre voix.