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Billet de blog 2 octobre 2025

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A corps et à cri

On ne reçoit pas sereinement le dernier film de Nadav Lapid, Oui. On peut d'ailleurs supposer que le réalisateur cherche tout sauf le confort des spectateurices. Mais cette critique puissante et radicale d'une société israélienne qui s'abîme dans un nationalisme guerrier est une expérience formidable, à la fois grand récit politique et célébration des pouvoirs du cinéma.

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 Oui de Nadav Lapid est un film qui frappe fort : d'entrée, un plan séquence vertigineux nous immerge dans une farandole effrénée. Nadav Lapid ne perd pas de temps. Dans Synonymes (2019), déjà, dès le premier plan, les spectateurices couraient après Tom Mercier, nu, dans un immeuble haussmannien, s'engouffrant avec lui dans la cage d'escalier sans comprendre ce qui se passait. 

Dans Oui, Yoav se lance dans une chorégraphie survoltée et interminable avec sa partenaire, Yasmine. Le film affiche ainsi d'emblée ses intentions burlesques, un burlesque inquiétant, dérangeant, épuisant. Les corps sont poussés à leur limite, jusqu'au malaise. La performance proprement monstrueuse d'Ariel Bronz s'incarne dans la figure d'un pantin désarticulé pris dans un mouvement qui lui échappe - comme Tom Mercier qui dans Synonymes, arpentait Paris tête baissée. Nadav Lapid n'hésite pas à maltraiter les corps de ses acteurs, à les jeter, les faire rouler, trébucher - et toujours les faire revenir, indemnes malgré les coups. C'est un ressort de ce comique grinçant et grimaçant qui marque son cinéma. 

On comprend assez vite que le rire, le grand rire venu du cinéma muet, auquel nous convoque Lapid dès le premier plan de son film ne sera pas sans conséquences. Se devinent les rictus grotesques des tableaux de George Grosz, fugacement évoqués dans un plan. Ce courant pictural de la Nouvelle objectivité, du Berlin des années 20, est peut-être une source vive du cinéma de Nadav Lapid avec ses corps disloqués, ses corps sans maîtres qui s'agitent sans dessein, livrés à des forces qui les dépassent, traversés par des rires mauvais et des cris convulsifs. 

Le cinéma de Lapid est celui d'un moraliste dont l'art fouraille dans la plaie - loin de chercher à l'apaiser. Il est un juge sévère de cette société israélienne qu'il regarde avec une rage froide sans la comprendre - ou la comprenant trop bien. Comme Grosz, un siècle avant lui considérant l'Allemagne de son temps, Lapid dépeint avec lucidité une société meurtrie qui se précipite dans l'abîme. 

Y, le personnage qui incarne, littéralement, cette fuite en avant est l'homme qui dit oui. C'est une immense et inconditionnelle approbation, un inébranlable acquiescement, sans limite. Y dit oui et ce geste, à défaut de l'engager - car il ne semble s'y exprimer aucune pensée politique -, l'entraîne, le déplace, le jette. Ce oui est aussi - Yoav le dit lui même - une résignation, une acceptation indiscutée de ce qui advient, de la vie à Tel Aviv, au bord de la mer, dans l'éternel été, dans le confort et l'insouciance, à proximité du drame. 

Car le drame est évidemment présent, même s'il n'apparaît pas frontalement, dans le film de Nadav Lapid -le drame des Palestiniens auquel Y reste extérieur mais qui surgit dans sa vie, par bribes sonores : comme Jonathan Glazer,  dans un autre contexte, Lapid travaille la représentation de l'horreur hors-champ. Les hurlements des déportés du camp de mise à mort installent, dans La zone d'intérêt, au cœur du havre de paix familial, une ombre inquiétante, un bruit gênant et presque indiscernable. A Tel Aviv, dans Oui, le portable de Yoav laisse entendre les bruits de la guerre avec une intensité bien supérieure, de sorte qu'il font effraction dans le quotidien du père de famille, couvrant les sonorités de la vie urbaine sans la troubler, petits morceaux sonores d'une déflagration sans conséquences.

Yoav est résolument imperméable aux bruits qui résonnent dans Gaza bombardé, trop occupé à profiter de sa vie et concentré sur un projet - celui de composer en l'honneur d’Israël un hymne patriotique. Pourtant, dans la deuxième partie du récit, une échappée vers Gaza, en compagnie d'un amour de jeunesse, semble amorcer une prise de conscience. Face à Laura qu'il écoute, assis à ses côtés dans la voiture, il entend, énoncés en termes crus, à la limite du soutenable, des scènes traumatisantes du massacre du 7 octobre perpétré par le Hamas comme d'autres relatives au génocide perpétré à l'encontre des Gazaouis.

Cette fuite du (anti) héros dans le désert, auprès de celle qu'il a aimée, laissant derrière lui, sans explication, femme et enfant, semble suspendre l'apesanteur dans laquelle se déployait sa vie. Elle donne de la gravité, fixe son regard fou, calme la frénésie de son corps désormais lesté - et qui fera l'expérience d'une chute. 

Mais la scène n'est pas le tournant auquel on s'attend. La fuite de Yoav, loin de Tel Aviv, n'est pas un chemin de rédemption. Elle n'est pas le lieu d'une prise de conscience politique qui transformerait Y : Nadav Lapid ne cherche pas la forme du récit initiatique. Dans le désert, Yoav pousse un cri mais ce cri ne signale pas le poids devenu insupportable de la culpabilité : Y n'est descendu si bas, au voisinage de l'enfer - le spectacle obscène de la destruction de Gaza dont il ne voit rien - que pour mieux remonter. Yoav tombe mais cette chute - acmé trompeuse - n'est qu'un simulacre. Yoav tombe sur le sable, se heurte au sol rocailleux, son corps roule au fond du ravin - mais il ne meurt pas et n'est qu'à peine blessé. Il se relèvera. Le déluge de pierres qui s'abat sur lui comme une Intifada concentrée sur son corps n'est qu'une lapidation dérisoire. Sous les cailloux, ce n'est pas le pardon du peuple palestinien qu'il implore mais celui de sa mère. 

Le cri lui-même, proféré par Y dans le désert, s'origine dans la haine des Palestiniens qui fonde le texte écrit en l'honneur d’Israël. La parole hurlée, glaçante est lue sur un texte maculée de son sang - le sang de son genou blessé. Lapid, encore une fois, trompe nos attentes, déjoue nos espoirs, nous fait douter de ce qu'il montre. Si le genou évoque la posture du pardon, et la blessure, en ce qu'elle creuse une brèche dans le corps qu'elle fragilise, semble prédisposer à l'humilité, l'empathie, le sang recouvre les paroles, projetées dans l'immensité, d'un chant de guerre féroce appelant à la destruction d'un peuple. C'est un texte d'une insupportable et prémonitoire cruauté que Lapid fait entendre, chanté par des enfants israéliens, dans une archive intégrée au récit. L'effet de sidération qui saisit les spectateurices apparaît comme le révélateur d'un des ressorts "rhétoriques" du film : l'oxymore. Dans ce film - et sans doute plus largement dans le cinéma de Nadav Lapid -, les images montrent souvent le contraire de ce qu'elles semblent dire. Ainsi un chœur d'enfants, supposé symboliser l'innocence suggère en réalité une pure image de violence. Une larme qui coule sur la joue d'un homme, filmée en gros plan, installe à l'écran non la fragilité mais l’obscénité par sa concomitance avec le contenu haineux du discours de l'homme ému. La fête - celle qui ouvre le film - est une joie sombre et funèbre, les moments d'exultation sont des moments de ferveur patriotique et guerrière. 

La figure de l'oxymore résonne étrangement - et fortuitement - avec les vers de Jean Wahl, poète et philosophe, résistant, cité par Marc O' et Gérard Berreby dans L'art d'en sortir, recensé par Philippe Fauvel (Les Cahiers du Cinéma, 823, septembre 2025), extraits du poème Le soi et le non soi :

"Moi le rien existant

L'irréductible non

Qui se dit oui

Oui à tout, tout accueillant

Jusqu'à la plénitude du rien"

Le "Oui à tout, tout à accueillant" de Y est peut-être un Non, ce non irréductible dont parle Jean Wahl et qui serait le néant.

Nadav Lapid, par son film,  semble superposer son regard à celui d'un autre observateur désolé du devenir de la société israélienne, en prise avec ses névroses : c'est David Grossman, l'auteur de Un cheval entre dans un bar (2014). Grossman fait de Dovalé G., stand upper pathétique, un autre Yoav. Une expression de Dovalé résonne de façon troublante avec le grand acquiescement de Y à l'engagement d’Israël dans une guerre totale contre les Palestiniens de Gaza. C'est un cri - en écho à ce cri de haine qui défigure Yoav -  lancé aux spectateurs : "Applaudissez la mort ! ".  

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