Un des pouvoirs du cinéma et de la littérature est de créer des archétypes qui, par la suite, structurent nos imaginaires : Madame Bovary, Charlus, Bardamu, et tant d'autres. Au cinéma, Charlot évidemment, mais aussi Monsieur Hulot, Woody Allen (figure de l'intellectuel juif new-yorkais névrosé), le Distrait, etc. C'est justement du côté de Pierre Richard – c'est à dire des grands burlesques – qu'il serait intéressant de chercher ce qui fait la belle singularité – et donc aussi l'universalité – de la figure de Blandine Madec dans Le rendez-vous de l'été.
Le premier geste réussi de Valentine Cadic est dans le titre : ne pas avoir cédé à la tentation du « film-prénom » - non qu'il s'agisse de disqualifier le genre (si c'en est un) mais Blandine ne se laisse pas saisir facilement. Elle ne se laisse pas enfermer dans un prénom, fût-il -sans connotation négative – banal, situé dans son époque.
Dans une scène, au début du film, reconnue par un garçon, elle est appelée Blandine Bolbec et répond à ce nom : un doute saisit légitimement le.la spectateur.trice surpris.e qu'elle reconnaisse et semble valider une déformation de son nom. Il n'en est rien : Madec est le nom de l'actrice, non celui du personnage, malgré la quasi homophonie.
Le léger désajustement des noms suggère un mince écart entre le personnage et l'actrice mais chercher à l'interpréter entraînerait sans doute sur une fausse piste. L'écart, presqu'imperceptible, ne nous parle pas de la comédienne mais de son personnage. La confusion – car c'est de cela qu'il s'agit du fait de la proximité des noms de famille – est un état d'être de la « Blandine du film », un état de la perception que l'on a d'elle. Blandine n'est pas exactement celle que l'on croit – mais elle l'est un peu quand même : interrogée sèchement par un fonctionnaire de police, elle se défend d’appartenir à la catégorie à laquelle on l'assigne - sans pour autant en être l'adversaire : une activiste hostile aux jeux olympiques. Devant le policier qui croit, de bonne foi, la confondre (disposant – avec le sac qu'elle portait- d'une pièce à conviction), elle cherche moins à se dédouaner qu'à détourner le regard de son interlocuteur, à déplacer son attention. Le plan suivant, - sa sortie, libre, du commissariat – indique qu'elle y est parvenue.
Blandine porte donc le prénom – et à peu de chose près le nom - de son interprète mais la piste biographique est vaine : la Blandine que nous voyons est avant tout un personnage. C'est une créature de cinéma. Directrice photo, réalisatrice, monteuse, ingénieure du son, actrice : toutes fabriquent cette présence si particulière de Blandine, faite de micro-décalages, de brefs temps d'hésitation, de regards perdus.
Elle semble ainsi être ce personnage finement travaillé, en très léger décalage avec son environnement – c'est à cet endroit qu'elle devient burlesque - sans pour autant reconduire – loin de là – le cliché assez pauvre de la provinciale naïve montée à la capitale. Le mélange de bienveillance et de résignation qui caractérisent son attitude face au fiasco annoncé de son programme olympique ne signalent pas une cruche qui se laisserait aller au fil du courant (au risque de se casser), bien au contraire : il y a chez elle une forme de contrôle. Blandine subit moins les évènements qu'elle ne les jauge. Son intimité lui appartient, ce qui signifie qu'elle décide de la dévoiler ou non. Sa demi-sœur, Julie, constate qu'elle garde ses secrets. C'est aussi ce que pense le doux Benjamin, vigile de la piscine-électricien, qui porte sur Blandine un regard tendre et vaguement enamouré.
Mais le personnage ne se résume pas à cette opacité. Blandine se livre, y compris à des inconnu.es : c'est alors une sorte de don de soi dont la force réside dans la douceur. Le flux de paroles qui la traverse opère une étrange bifurcation, déplace les autres protagonistes. Le journaliste (inexpérimenté, semble-t-il) de Radio-campus, dans une très belle scène de comédie absurde, est littéralement pris dans le récit de Blandine qui s'éloigne inexorablement de la question posée. S'il parvient à la ramener à son sujet, ce n'est qu'après l'avoir écoutée.
Dans une autre scène d'un romantisme joliment assumée, teintée de mélancolie, Benjamin a cette même qualité d'écoute lorsqu'elle se confie à lui de façon inattendue. Mais c'est peut-être avec Alma, sa nièce, que Blandine s'ouvre le plus. Le partage de son intimité avec une jeune fille au seuil de l'adolescence ne relève pas du passage obligé de la transmission. C'est un simple – et beau – geste d'amour comme celui – mal reçu – qu'elle esquisse auprès de Julie.
Blandine – et c'est la beauté du film – se laisse découvrir au long du récit. Cette familière étrangeté qui la nimbait se dissipe progressivement. Les petits décalages qu'elle provoque, le trouble qui s'inscrit dans son visage, dans ses gestes, dans son sourire légèrement inquiet, deviennent lisibles. Une jeune femme se révèle à nous, dans l'étendue de sa sensibilité et la profondeur de son attention à autrui. Fragilisée par ses qualités, dans un monde qui les considère peu, elle en découvre la force cachée, progressivement, au hasard des rencontres.
De retour en Normandie, une scène très belle la surprend au bord de la mer, les cheveux dénoués, au milieu de la végétation. Le film se clôt sur un plan fixe de Blandine vue de dos, assise face à la mer après le bain que l'on devine à ses sous-vêtements mouillés. Ce plan résonne avec un autre, plus tôt dans le film, dans lequel elle est assise avec Benjamin dans les gradins, filmée de dos là encore dans le même axe, regardant le bassin dans la nuit silencieuse. Son bonheur se devine mais l'heureuse pudeur de la caméra de Valentine Cadic ne le montre pas.
Au générique de fin dont on peine à se détacher, on éprouve une reconnaissance pour l'équipe du film, celle de nous avoir accompagné dans cette Odyssée tranquille. Celle de nous avoir donné à aimer Blandine avec cette délicatesse qu'elle met, elle-même, à aimer les gens. C'est un sentiment assez voisin de celui qui nous gagne, à la fin du Rayon vert d'Eric Rohmer, pour Delphine – mais s'ajoute ici, comme pour enrichir la texture du personnage de Blandine, cette douce fantaisie qui l'imprègne.
Au moment où s'achève, dans ce beau plan contemplatif, Le rendez-vous de l'été, un autre plan final affleure, qui semble s'y superposer quoique la thématique en soit très différente. C'est celui de Little Girl Blue de Mona Achache. Une même sensation d'apaisement se dégage de la dernière image du plan fixe qui conclut le film. Mona, comme Blandine, est filmée de dos. Elle est avec sa mère dont elle a recouvert les épaules d'un vêtement, pour prendre soin d'elle. Toutes trois regardent la mer.