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Billet de blog 5 août 2025

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Taipei Story

À l'occasion de la ressortie sur les écrans d'une partie de la filmographie d'un des maîtres du nouveau cinéma taïwanais, disparu en 2007, Edward Yang, la découverte très stimulante de Confusion chez Confucius, film au titre énigmatique, est l'occasion de découvrir un cinéaste virtuose, résolument contemporain et ancré dans un territoire – la ville de Taipei à Taïwan.

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 Confusion chez Confucius frappe d'emblée par son rythme, la vitesse à laquelle s'enchaînent les plans, saturés de dialogues et de personnages en mouvement. C'est une comédie trépidante, chorégraphique qui emprunte aux codes du vaudevilles, ses portes qui claquent, ses répliques instantanées, ses coups de poings dans la figure. Yang ne recule pas devant l'outrance du jeu de certains comédiens, poussés vers un registre burlesque - un des personnages le plus clownesques est filmé dans la même posture que Charlot (situé sur une affiche au-dessus de lui), mains jointes sous le menton.

Ce que la caméra d'Edward Yang enregistre, c'est un ensemble de déplacements et un flux ininterrompu de paroles. On marche ou on court dans des espaces clos (bureaux, halls, studios), on avance et on revient sur ses pas. On réfléchit en parlant, on commence des phrases que l'on ne finit pas toujours, on revient sur ce qu'on a dit, on menace et on s'excuse dans la foulée. La chorégraphie est très bien (dé)réglée.

La forme fragmentaire choisie par Yang sert le récit qu'elle diffracte, lui permettant de se déployer dans plusieurs directions simultanées. Les micro-chapitres qui structurent la narration mettent sur une piste avec une brève « note d'intention » inscrite sur l'écran noir qui sépare et relie les séquences. Elles résonnent entre elles, se font écho, se répondent à distance. On pourrait parler d'un film-rizhome au sens où les conventions narratives – un début, avec scène d'expositions et présentation des personnages principaux, un développement selon un axe principal, une fin qui boucle le récit - sont débordées par la prolifération de la parole et du mouvement des corps et des affects : pas de début ni de fin dans le récit proposé, mais un milieu qui se déploie sans ligne directrice clairement identifiée.

Si Confusion chez Confucius est un film du milieu, au sens où on ne saurait facilement en dire le départ et en maquer les étapes, c'est aussi un film-milieu. Il faut ici entendre le milieu comme un espace, espace scénique, espace social. Comme un territoire. Edward Yang filme peu en extérieur, les protagonistes évoluent généralement dans des espaces restreints, fermés mais la ville est là- Taipei. Elle est la scène du théâtre (car c'en est un et les personnages sont souvent mis en question sur la sincérité de ce qu'ils disent, éprouvent) où se nouent et se dénouent les situations. Comme New-York chez Woody Allen, elle n'est pas un décor, elle n'est pas non plus un personnage. Elle est un biotope, le lieu ou s'épanouissent les personnages, la source de leur agitation physique et verbale. On la voit peu, le plus souvent à travers les baies vitrées ou les portières des voitures mais c'est elle qui rythme les séquences.

Le milieu que nous donne à voir Yang, c'est aussi celui de la bourgeoisie cultivée, c'est le monde de l'art et de l'argent. Taipei est l'autre nom de l'expansion débordante du capitalisme à Taïwan dès la fin des années 70 – le miracle taïwanais. La réussite économique va de pair avec un affranchissement de la puissance chinoise. C'est sans doute à cette lumière – économique et politique – qu'il faut comprendre le titre original « l'ère de l'indépendance ». Mais se défait-on facilement d'une tutelle si ancienne ?

Un « carton » annonce : « Après deux mille ans de confucianisme, Taipei est devenu en une brève période de 20 ans une des villes les plus riches du monde ». C'est bien ce que donne à voir le ballet virtuose orchestrée par Yang, dans ce film-choral, où les affaires semblent se faire et se défaire au rythme des sentiments. C'est aussi le propos du dernier livre – un échec commercial – d'un écrivain autrefois célébré, Confusion chez Confucius : que penserait le penseur et pédagogue de ce qu'est devenu Taipei, si par hasard il s'y trouvait aujourd'hui ? On se doute bien qu'il ne s'y retrouverait pas.

Il n'est pas certain que Yang endosse sans réserve le point de vue de l'écrivain  mais il oppose clairement au miracle taïwanais une critique frontale. Le film est une satire d'un petit monde de Happy Few coupé du reste de la société, communiant dans une désinvolture teinté de cynisme. Le personnage de l'artiste, Birdy, auteur de théâtre à succès, plagiaire, histrion grotesque obsédé par le gain (« est-ce que ça va se vendre » demande-t-il au sujet d'une de ses pièces) symbolise les noces de l'art et de l'argent. Un des personnages, Larry, prévient d'ailleurs son ami : il faut se méfier des artistes, ils jouent avec les émotions, c'est une manière pour eux de tirer leur épingle du jeu. Rien n'est sincère dans leurs manières, ce sont des manipulateurs.

Les sentiments, ceux que flattent les créateurs, n'ont pas d'autres valeurs que celle du marché. Birdy a pour ambition d'être un artiste populaire – ce qui signifie vendre le plus grand nombre de produits culturels. Pour cela, il faut écrire des pièces qui plairaient à tout le monde, ce qui supposerait une uniformisation des goûts du public. Toucher le plus vaste public ou viser la fraction la plus large de l'électorat, les ambitions sont voisines. Birdy le reconnaît, dans la séance de l'interview en roller, en ouverture du film : s'il n'avait pas été artiste, il aurait fait de la politique. La démocratie semble n'être rien d'autre, au regard des protagonistes du film – les hommes en particulier – que l'expression de la consommation de masse. A cet égard elle est parfaitement soluble dans le capitalisme. Mieux : elle en est le principal carburant.

Mais ce petit monde où l'on tourne en rond s'agite en réalité au bord du précipice. L'étincelle qui met le feu aux poudres n'entraîne pas une déflagration – plutôt un vertige intérieur. Cet entre-soi vibrionnant se révèle plus fragile qu'il n'y paraissait : une conversation sur les bienfaits de la démocratie de marché, entre cadres en chemise blanche, est brutalement interrompue par un homme en costume gris –où l'on voit que les chemises blanches appartiennent à groupe social dominé : le travail, fût-il celui d'un salariat ultra-privilégié, reste à la merci du capital. Li-ren, exfiltré, se voit signifier son licenciement. C'est une affaire de corruption.

Le licenciement est hors-champ. Ce qui intéresse Yang est la répercussion de cette décision sur Ming, collègue et ami de Li-ren. L'entretien entre ce dernier et le représentant du capital tourne au malentendu : l'incident est réglé, il n'est pas question de revoir la gouvernance de l'entreprise. Rien n'est plus urgent que de continuer comme auparavant, Ming remplaçant désormais Li-ren.

La colère de Ming alors change d'objet. Elle se dirigeait contre sa fiancée, Qiqi, s'inscrivant en défense du patriarcat – il s'agissait de pousser Qiqi, malgré sa volonté, à renoncer à son travail auprès de Molly. Elle s'adresse désormais à la cupidité d'un capitalisme de connivence dont l'un des maillons est constitué en victime sacrificielle. Le système ne bougera pas, un homme en remplacera simplement un autre. La profitabilité de l'entreprise s'en trouvera consolidée. The show muste go on.

La réaction de Ming à la proposition qui lui est faite apparaît comme un tournant du film. Par elle, Yang se fait moraliste. Ce qui a lieu pour Ming, c'est un dessillement, une révélation, la prise de conscience – déchirante – du théâtre cruel dont il était un acteur. « Est-ce que tu m'aimes », lui demande Molly, dans une étreinte. « J'aime Li-ren » lui répond Ming.

Le vernis glamour du capitalisme de connivence se craquelle ainsi aux yeux de Ming comme, un peu plus tôt, en « écho prémonitoire », a été révélée à Qiqi la pureté et le désintéressement du geste artistique. La figure de l'écrivain qu'elle rencontre, ancien auteur à succès confronté à l'échec de son dernier livre (Confusions chez Confucius), reclus, virant misanthrope, vivant de peu, tourmenté par le doute s'oppose à celle de l'auteur de théâtre corrompu, autoritaire, sûr de son génie. Yang traite à l'opposé les deux univers : comédie bouffonne, sur-dialoguée, massivement éclairée d'un côté ; drame en clair obscur, paroles murmurées de l'autre.

La porte de l'ascenseur, dans le dernier plan du film, s'ouvre sur la promesse d'une relation apaisée entre Qiqi et Ming, conclusion solaire d'un film à l'humeur sombre. S'il y a bien quelque chose de pourri au royaume de Taïwan, rien n'est pour autant irréversible semble nous dire Edward Yang. On le suivra volontiers là-dessus, reconnaissant pour cette immersion fascinante au cœur d'un monde en transformation. 

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