Si Rewind and Play est un miracle, c’est d’abord par le trésor qui en est à l’origine : les rushes d’une émission – peut-être mythique pour les amateurs – présentée par Henri Renaud, pianiste et compositeur de jazz, Jazz portrait, consacré à Thelonious Monk lors de sa tournée parisienne, en décembre 1969. Matériau vertigineux. Qui dévoile un autre miracle, celui du montage, de l’image et du son, qu’en fait le réalisateur.
C’est peu dire qu’Alain Gomis est à la hauteur de ce matériau providentiel. Il en fait une œuvre personnelle. Il en fait un équivalent cinématographique de la musique de Monk, tout en syncope, rupture de ton, variation. Il travaille sur l’attente : attente sur le visage fixe d’Henri Renaud et sa posture figée, attente sur le visage apaisé de Monk, un instant avant le déclenchement d’une parole ou d’un son. Il joue sur le motif de la répétition, la réitération, il coupe au milieu d’un discours, d’une phrase musicale. Effet de symétrie.
Mais ce qui intéresse Alain Gomis, c’est la musique comme évidence qui s’impose par effraction. Ce qui l’intéresse, c’est de filmer un mystère.
Il resserre le plan sur le visage de Monk, inondé de sueur. On entre dans le corps de l’artiste : pas d’autre moyen de s’approcher de la Vérité, de connaître la révélation. Les mains de Monk, rapides, longues, qui sortent des manches serrées de sa veste grise, les ongles longs, les mains à plat qui filent d’un bout à l’autre du clavier. Monk tâtonne, module, trille de la main gauche. Fluidité des enchaînements, ou mouvement heurté. Alain Gomis capte la musique en train de se créer, la naissance du jazz. Mais l’origine n’est pas discernable, personne ne peut dire : « ça a commencé là ». Personne ne sait quand l’univers a été créé. Soudain, la musique est là. C’est un surgissement.
Alain Gomis filme ce surgissement. Mais qu’est-ce qui surgit par la grâce d’un montage miraculeux ? Que porte cette musique qui fait irruption ? De quoi Monk est-il le nom ? De quoi est-il l’intercesseur – car Monk au fond semble lui-même être le premier spectateur de ce qui advient de lui, presque malgré lui. Ses doigts courent sur le clavier. C’est une genèse, douloureuse – c’est aussi une libération : au départ, il n’y a rien. Puis de ce corps massif, de ce corps réceptacle s’extrait l’Or. De ce corps éprouvé, de ce visage trempé de sueur émerge la Beauté. Mystère révélé. Objet du film.
Mais le film d’Alain Gomis est aussi le film d’un empêchement, d’un évitement, d’une tentative de substitution : à la parole musicale immensément libre de Monk, le discours écrit, prévu, récité d’Henri Renaud. Au phrasé instable, à la prolifération des sonorités et des rythmes, la parole maîtrisée, intonation calibrée, mots choisis dits dans des postures étudiées. Alain Gomis filme une prise de pouvoir, une domination, un dispositif de contrôle. L’exercice du portrait auquel se livre Henri Renaud est mise en boîte, normalisation, fabrication du geste, de la parole du portraitisé. Donc soumission au dispositif de celui qui en est l’objet. Ce n’est pas le moindre des paradoxes. Henri Renaud, le passeur, le pédagogue, en réducteur de tête, en fabricant de fétiche. Faire rentrer le corps massif de Monk dans le cadre, domestiquer la parole de Monk. Tenir le monstre.
Détail de la mise en forme : Le musicien noir face à l’expert blanc qui ne lui parle pas mais parle de lui et lui dit comment parler, quoi dire et quoi ne pas dire : rester courtois, ne pas être désobligeant. Ne pas parler d’argent, de conditions de travail, de considération. Non : du pittoresque, de l’anecdote, de la légende. Le piano dans la cuisine. La fidèle compagne. L’artiste impénétrable, d’un flegme proverbial, que rien ne trouble. Ne pas parler sans y être autorisé, être parlé. Dire ce qui doit être dit comme cela doit être dit. Répondre à la question en récitant le texte répété et confirmé : « je peux dire que c’est exact (je connais la cuisine, je connais la compagne, je connais le pianiste, je connais sa formation) ». Je peux attester. La parole dite est certifiée. La parole de l’artiste noir est validée par l’interviewer blanc. Les mots de l’artiste noir sont confirmés et complétés par l’interviewer blanc. Les débordements de la parole de l’artiste noir sont canalisés par les interventions de l’interviewer blanc.
Restitution de la mise en place d’un face à face piégé, Rewind and Play est le récit d’une rencontre qui n’a pas lieu entre deux figures opposées qui ne se comprennent pas. Ce n’est pas seulement que Monk maîtrise mal le français. Les questions d’Henri Renaud, même traduites, sont pour lui incompréhensibles. Monk se lève, il veut s’en aller, il reste. Pourquoi rester ? Qu’est-ce qui le fait rester dans le studio ? Pourquoi se trouve-t-il là ? Qu’est-ce qu’on lui demande ? Qui est ce type qui dit le connaître, l’avoir rencontré, savoir où se trouve son piano, savoir où il a mis son piano, chez lui ?
Monk est pris au piège, consentant mollement, au départ. Faire plaisir à ce type, entrer là où on lui dit d’entrer. Mais la conscience du piège qui se referme sur lui réveille la colère- une colère sans bruit, une révolte sans éclat. Le geste de se lever. Le refus de dire les mots imposés.
Le plus beau du film est là : la documentation, par la bande – des rushes qui ont miraculeusement échappé au rebut -, d’une révolte silencieuse, d’une rébellion douce contre un enfermement. Ce que donne à voir le montage de ces images d’archives, c’est la mise en échec d’un dispositif.
Alain Gomis montre comment, dans le face à face, se construit la résistance de Monk au dispositif. Incompréhension, malentendu, hésitation, contournement de la demande…Comment ce qui semble être une acceptation résignée des contraintes ne fait que différer le moment où elles s’effaceront. Comment ce qui semble être un consentement à la soumission tisse en réalité la trame de son retournement.
Monk agit latéralement plutôt que frontalement. Il se laisse porter plutôt qu’il n’infléchit le cours des choses. Il se lève, fume une cigarette. Il y a là un évènement. En se levant Monk dépasse du cadre. La révolte en reste là. Dans la courtoisie. Dans la fatigue aussi, sans doute. Une fatigue résignée. Non pas un départ fracassant. Pas de cris, au contraire : le grain légèrement voilé de la voix posée de Monk. Pas d’esclandre : une légère contrariété à peine perceptible. Qu’est-ce qui le retient ?
Ce qui le retient, c’est l’espoir que tout cela s’arrête : faire ce que demande l’interviewer – malgré l’incompréhension, malgré l’incrédulité - et c’en sera fini. La musique, alors, pourra se déployer. Voilà ce qui le fait rester. La musique doit se déployer. Monk est l’objet d’une possession. C’est une imploration. Il semble dire : pose-moi ta question, dis-moi quoi répondre et finissons-en. C’est une supplique : il est temps que ton discours s’achève. Une nécessité intérieure à laquelle tu n’as pas accès me pousse à t’en conjurer. Finis ce que tu as à faire, dis-moi comment t’aider à en finir. Laisse-moi la place. Laisse-moi espérer que la place serait libre. On en aurait fini et on passerait à autre chose.
La domination de l’interviewer blanc sur le musicien noir n’a qu’un temps. La rétention de la musique ne peut pas durer toujours. Adviendra ce qui s’annonce. Le silence de l’interviewer sera définitif et la musique prendra place. Place à la musique et fin du discours sur la musique. Triomphe - modeste - de Monk.